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368… En fait, Nick Harvey est le “ministre des forces armées” au ministère de la défense britannique, le n°2 du ministre conservateur Liam Fiox et le représentant des Libéraux-Démocrates au ministère de la défense. Il n’empêche, il s’agit d’un personnage officiel, occupant une haute fonction dans la hiérarchie gouvernementale britannique. Son intervention concrète auprès de la France pour étudier, déjà dans le détail concret d’une discussion avec des experts français, un système de dissuasion nucléaire commune pour les deux pays a toutes les allures d’un événement, – dans tous les cas, tout semblerait l’indiquer.
L’article du 1er avril 2011 dans le Guardian s’appuie sur une interview de Harvey ès-qualité. Cela implique un engagement officiel puissant. Certes, il ne s’agit pas du gouvernement dans son ensemble puisque Harvey agit en tant que Libéral Démocrate et qu’il n’a pas (encore ?) le soutien du conservateur Fox. Le journal précise que l’action d’Harvey en tant que LibDem n’est pas une initiative informelle : «Harvey as a Lib Dem minister is entitled under the coalition deal to maintain a separate position on Britain's deterrent.»
Harvey s’engage d’une façon visible, sinon irréversible. S’il est démenti par son supérieur Liam Fox, c’est la possibilité d’une crise ouverte entre les deux composants du gouvernement britannique, avec un risque de rupture. S’il a pris cette initiative, c’est que soit les LibDem sont prêts à l’épreuve de force avec les conservateurs, soit qu’ils ont le soutien tacite des conservateurs qui ne veulent pas trop se mettre en avant à cause des tensions que provoquerait cette attitude au sein du parti conservateur où la coopération nucléaire avec la France a des adversaires résolus, – au nom d’une “souveraineté nationale” fort étrangement conçue puisque, dans le cas du nucléaire (les sous-marins SLBN Trident), cette souveraineté est lourdement contrôlée par les USA qui détiennent la clef de l’emploi des armes nucléaires britanniques. Des deux options considérées du point de vue des intentions des LibDem, la volonté d’une épreuve de force mettant en danger le gouvernement est la moins probable, dans la mesure où une crise gouvernementale britannique aujourd’hui serait catastrophique, tant pour la politique en cours, qui est cruciale, que pour la situation politique et électorale des deux partis. On en vient donc à admettre l’hypothèse que la démarche de Harvey représente l’avant-garde d’une politique britannique affirmée.
Voici quelques détails assez précis des circonstances et du contenu de la proposition de Clegg présentée à des experts français. D’une façon générale, ces détails rencontrent les grandes lignes théoriques du projet déjà évoqué (voir sur ce site, le 1er octobre 2010).
«The proposal from Nick Harvey, a Liberal Democrat, was put to French defence experts at the French ambassador's residence this week. Harvey told the Guardian the idea was warmly received.w
»Britain currently has a capacity to have at least one of its ballistic missile submarines always at sea, fully armed, in an operational posture known as continuous at-sea deterrence. France and Britain currently maintain four nuclear submarines, each armed during patrols with at least 16 intercontinental ballistic missiles and 40 or more warheads. Both countries face defence budgets that are under huge pressure. […]
»Harvey said: “The UK needs to revisit the case in the long term for the UK maintaining a permanent 24-7 at sea capability. We pay an enormous premium to maintain this. It is quite feasible that we could continue with a permanent at sea submarine patrol in conjunction with the French either with three British submarines as proposed to the current four.” “We could then rack up even bigger savings.” […]
»Harvey said: “We would be able to maintain separate command operations.” “It is unlikely we would face circumstances in which Britain would be faced with an external nuclear threat that would not apply to the French national interest at the same time.” “It is quite possible for the French and British to work together on research and development of replacement submarines, so nearly halving the development costs. Over a 25 to 30-year cycle … the potential is to save many billions of pounds.”»
…En effet, un commentaire est bien nécessaire. Il y a cinq ans, il y a même deux ans, une telle nouvelle, venue d’une voix officielle, du côté britannique, aurait fait sensation. Aujourd’hui, elle est à peine mentionnée, si elle l’est seulement. Cette absence d’effet est certainement l’aspect le plus important de la nouvelle, la proposition elle-même suivant une ligne d’évolution politique et technique réunissant ces deux pays, depuis au moins un an d’une façon affirmée et publiquement documentée. C’est en nous référant à ce point précisément de l’absence d’effet que nous allons proposer quelques remarques qui constitueront effectivement notre commentaire.
• La “ligne” franco-britannique est de plus en plus acceptée, et la formule est largement considérée, désormais, comme évidente en Europe. La chose a été évidemment confirmée de façon spectaculaire par la proximité des deux pays dans la crise libyenne, – quoique cet exemple ne soit pas le plus réconfortant et le plus encourageant en la matière. Comme tout cela se place nécessairement dans un contexte européen et que la formule est acceptée sans autre forme de procès ni, surtout, de proposition alternative, on se trouve fondé de conclure que tout le monde l’accepte, volens nolens, comme la formule de la “défense européenne”… Justement, il se trouve que la formule franco-britannique, ne serait-ce qu’à cause de la présence des Britanniques, n’a rien à voir avec la “défense européenne”, – dans le sens où certains croient voir dans cette expression l’ombre de ce que l’on nommait il illo tempore “l’Europe de la défense”. Bref la formule France-UK enterre de facto tout espoir raisonnable de défense européenne digne de son nom (on veut dire : idéologiquement digne de ce nom, avec l’aspect d’intégration européenne). La grande nouvelle est que cela ne choque ni ne trouble personne, en aucune façon. On mesure là la réalité du naufrage de l’idée européenne, on dirait dans l’indifférence générale.
• En effet, cette “indifférence générale” nous paraît, elle aussi, significative. Elle est le signe de la réalité des préoccupations des uns et des autres, à mille lieues des déclarations officielles et des éditoriaux convenus de la presse-Système/Pravda. L’idée européenne est une question d’un autre temps, qui a fait son temps et s’est dissoute très vite depuis 2008-2009, qui est désormais au-delà de “la crise” européenne. La rencontre franco-britannique ne répond à nul grand projet, à nulle ambition haute, elle se fait au carrefour de nécessités qui sont notamment budgétaires et qui relèvent du simple constat de l’évolution des choses “stratégiques”, si le qualificatif a encore un sens (l’effacement américaniste sous la pression des énormes problèmes intérieurs aux USA). C’est une fatalité du type défensif, entre deux puissances de même gabarit, de même tradition, qui comprennent sans autre forme de procès que c’est une politique de survie qu’ainsi rapprocher structurellement des instruments de sécurité nationale, que la conjoncture d’une évolution des choses d’une puissance inouïe impose cette évolution sans autre forme de procès. De tout cela, rien ne peut être déduit du point de vue des théories, des appréciations de grande stratégie des experts qui vont bien. Nous ne faisons que subir la force et la puissance de grands courants qui nous dépassent et nous imposent les conséquences de leur dynamique.
• “Fatalité de type défensif”, disons-nous, et c’est en cela que la crise libyenne est trompeuse, elle qui ferait croire à la poursuite, avec de nouvelles formules (franco-britannique) des activités bellicistes outre-mer. L’assemblage franco-britannique ne prélude certainement pas une entreprise de type “néo-colonial”, par la constitution d’une nouvelle force occidentaliste qui se donnerait comme mission d’aller répandre, et imposer, la bonne parole américaniste-occidentaliste dans le reste turbulent du monde. Nous ne sommes plus capables de telles ambitions, et l’aventure libyenne démarrant à partir d’une intrigue d’un personnage postmoderniste type-BHL en est la démonstration par l’absurde, la démonstration que le “modèle libyen” restera une exception qui confirmera une règle nouvelle... Justement pour ce point également, l’absence d’effet et d’échos du rapprochement franco-britannique marque combien les entreprises géopolitiques sont devenues aujourd’hui complètement secondaires, sinon marginales, en présence d’une situation générale marquée par le déchaînement de crises dont le caractère eschatologique est avéré, qui sont hors de notre contrôle. Nous ne parlons pas ici de l’apparence des choses, qui propulse la crise libyenne en première page de notre appréciation médiatique et fait croire à une crise aux grands effets de bouleversement, mais bien de leur vérité qui, au travers de la réalité de cette “crise bouffe”, rétablit sa véritable dimension. De ce point de vue, la crise libyenne est bien plus la marque de notre propre crise dans une situation de crise générale du Système, – crise des capacités véritables des puissances, dont le rapprochement franco-britannique est un signe, crise des directions politiques, dont les conditions rocambolesques de la crise libyenne dans des prémisses en est un autre.
Ainsi le rapprochement franco-britannique pourrait-il être jugé par certains comme une bonne chose, soit comme substitut d’une Europe qui n’existe pas, soit comme signe d’une pesanteur moins grande des USA sur les puissances européennes, etc. Mais, dans tous les cas, la chose n’a plus aujourd’hui l’importance qu’elle aurait eu si elle avait été décidée il y a 5 ans, 10 ans ou 20 ans. L’événement constitue une conséquence marginale de l’énorme bouleversement du monde qui fait passer la géopolitique au second plan, au profit d’une ère psychopolitique marquée par une crise générale eschatologique. Par conséquent, on ne s’étonnera pas qu’il n’apparaisse pas comme le bouleversement qu’il aurait pu être, mais comme un épiphénomène d’une époque nouvelle dont nous n’avons pas encore pris la mesure du bouleversement qu’elle introduit dans les relations internationales.
Mis en ligne le 5 avril 2011 à 12H39