Fatalité de la Grande Dépression

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Fatalité de la Grande Dépression

9 décembre 2008 — Parmi les phénomènes remarquables qui marquent cette année 2008 de grande crise (Robert Reich parle du “Great Crash of 2008”), les plus remarquables sont deux phénomènes structurels, évidemment liés entre eux et s’alimentant réciproquement:

• La vitesse de la crise, l’enchaînement des séquences catastrophiques, qui font qu’on parcourt en trois mois (depuis le 15 septembre) le chemin nécessaire d’exacerbation de la crise pour parvenir à une situation proche de la Grande Dépression, qui mit trois ans pour parvenir à son apogée.

• La conjonction des crises sectorielles des structures de l’économie, qui se développent ensemble, qui dupliquent à l’intérieur de ce domaine structurel le phénomène d’alimentation réciproque signalé plus haut pour les deux aspects structurels généraux. C’est le phénomène surnommé aux USA “perfect storm”, quand les différentes conditions d’aggravation d’une crise se trouvent rassemblées en même temps.

• Un troisième point, qui doit être d’ores et déjà signalé et qui sera développé plus loin, est que tout cela se trouve de plus en plus rassemblé aux USA. Là aussi, c’est une étrange et extraordinaire contraction du temps et des conditions psychopolitiques de la crise (psychopolitiques plus que géopolitiques; s’il est question de géographie, c’est simplement pour la localisation de la chose et la psychologie y tient un bien plus grand rôle). La crise financière a éclaté aux USA et il fut entendu qu’elle n’y resterait pas localisée, globalisation obligeant à cet égard avec la plus grande efficacité. Cela fut fait et la crise devint globale; très vite, elle enchaîna du domaine financier à la fameuse “économie réelle” qui agace tant les financiers; le phénomène se fit globalement, puisque la dimension globale était acquise. Voilà qu’un nouveau mouvement s’impose très rapidement, avec une différenciation très rapide de la crise aux USA, détachant à nouveau, comme au début de la crise financière, le cas US du reste du monde. Désormais, il y a une crise mondiale et, en plus, une crise américaniste spécifique. C’est essentiellement pour la crise US que les deux caractères structurels ci-dessus jouent à fond.

Ces caractères de vitesse et de conjonction sont largement mis en lumière par la chronique de ce 9 décembre de Gerard Baker, dans le Times. Ce commentateur qu’on connaît bien, spécialiste des USA et grand ami de la grandeur américaniste, ne peut être accusé de noircir le tableau. Sa phrase d’entame est d’autant plus à noter: “L’activité économique US s’effondre à une telle vitesse qu’il est difficile de parvenir à rendre compte à quel point les choses vont de plus en plus mal” («US economic activity is collapsing so fast that it is hard to keep up with just how bad things are»). Baker compare la crise US à la dépression japonaise des années 1990, qu’il a suivie de près, mais fait toute la différence dans la vitesse. A ce point, Baker, qui se rappelle que la vitesse est une vertu américaniste, est tout de même capable de placer une note d’optimisme, ce qui montre combien il est de bonne composition:

«The Japanese depression was a slow-motion affair. It went on for the best part of a decade. Over that time, GDP rarely fell in any quarter by more than 1 per cent; unemployment grew very slowly. It was economic stagnation rather than collapse; that's partly why it went on so long. It was almost oddly tolerable: not too much concentrated hardship, just extended and broadly spread malaise. America, in a fashion characteristic of a more dynamic, flexible – but also less socially protected – economy, is descending much more rapidly, but perhaps will get over it more quickly.»

L’embellie du commentaire est de courte durée. (Notez combien son observation sur la “confluence” des crises renvoie au commentaire plus général que nous avions signalé hier, de la part de Paul Krugman: «I'm tempted to say that the crisis is like nothing we've ever seen before, but it might be more accurate to say that it's like everything we've seen before, all at once: a bursting real estate bubble comparable to what happened in Japan at the end of the 80s; a wave of bank runs comparable to those of the early 30s; a liquidity trap in the US, again reminiscent of Japan; and, most recently, a disruption of international capital flows and a wave of currency crises all too reminiscent of what happened to Asia in the late 90s.»)

Voici ce qu’écrit Baker: «But here is the bad news. I put all this at the weekend to an esteemed former Fed official, who has made detailed studies of the Japanese and US crises. He was unpersuaded. In fact, he seemed to think that the depth of the US downturn would not necessarily mean that it would be significantly shorter. Sadly, this makes a sort of grim sense if you think about it.

»The US today is not just facing a horrendous credit crunch. It seems to be confronted with a miserable confluence of crises, all coming to a head at the same time: the housing collapse, financial market distress, the credit drought, a global economic slump and a final, unwelcome rebalancing of its long domestic savings/investment dysfunction.

»On top of all this, the US Government is in its quadrennial state of stasis caused by the long handover between presidents.»

Alors apparaît le nouvel élément, qui vient compléter les deux dimensions de la crise (financière et économique) par l’aspect humain (social). Les commentateurs commencent à parler de la “colère populaire”, dont un exemple symbolique est d'ores et déjà signalé. C’est ce que Robert Reich désigne comme le risque de “populist backlash”, sur son site, le 8 décembre. Après avoir rappelé certaines des inconséquences et monstruosités des dernières semaines, de la part de Wall Street, du gouvernement, de l’industrie, etc., il conclut:

«It wouldn't surprise me if many of these Americans were starting to look at the size of the bailouts of Wall Street and the bailout of the Big Three – at the executives, well-paid professional employees, upscale creditors and shareholders, and even well-paid blue-collar workers, who are the major beneficiaries of this federal largesse – and conclude that a fundamental principle of fairness is being violated.

»These Americans aren't revolutionaries. To the contrary, they're deeply conservative. They've worked hard, but their hard work hasn't paid off. Some have tried to save, only to see their savings disappear. They're worried about the future and about their kids' futures. They never expected anything like this.»

Un des commentaires de lecteurs de Robert Reich évoque la possibilité d’une “tax revolt” (grève de l’impôt). Un autre résume le propos général autant que l’atmosphère rendue par le commentaire avec ces observations: «The populist backlash is ready to go if Obama or another leader is ready to use its power to bring about the dramatic and necessary changes. So far it doesn't seem like anyone has the courage to lead that revolution. The media machine and the most powerful corporate interests are formidable, but the people are ready to take them on.» C'est une invitation faite au President-elect à jouer le rôle d'un Gorbatchev aux USA.

Comme un contrepoint ironique ou prémonitoire, dans tous les cas indicatif de la réalisation par certaines autorités du climat qui s’installe, jusqu’à envisager de développer leur propre politique en prenant leurs distances de l’establishment financier, il y a cette lettre de l’Attorney General de New York Andrew Cuomo au conseil d’administration de Merryll Lynch, pour protester contre les “bonus” qu’on envisage encore de donner à tel ou tel CEO qui a dirigé de main de maître la catastrophe (spécifiquement, celui du CEO de Merryll Lynch John Thain). Signe important renvoyant au climat qu’on décrit, Cuomo a posté sa lettre sur son site, rendant publique sa réaction officielle contre les pratiques de Wall Street, selon une démarche politicienne effectivement dans le sens populiste. (Selon le Guardian du 9 décembre.)

«New York attorney general Andrew Cuomo wrote to the Merrill board yesterday following a report that Thain had requested a $10m (£6.7m) bonus. In a scathing letter, Cuomo said that was unacceptable in the same year the bank has posted net losses of $11.67bn.

»“Current reports that the board is considering giving Merrill's chief executive officer a $10m bonus are nothing less than shocking. Utilising Merrill's own criteria, a bonus of this size appears unjustified,” Cuomo said. He added that Merrill had avoided the same fate as its bankrupt competitor Lehman Brothers by agreeing to a takeover by Bank of America, which had in turn been helped by a $15bn payout from the taxpayer-funded $700bn Troubled Assets Relief Programme. “Paying executives at Merrill millions each in 'performance' bonuses in this context would be oxymoronic to say the least and certainly a thumb in the eye to taxpayers. Enough is enough,” said Cuomo in the letter, which was posted on the attorney general's website.»

Signe encore plus important: le même John Thain, de Merryll Lynch, et John Mack, de JP Morgan, ont décidé de refuser ou de renoncer à leurs “bonus”, notamment à la suite de cette intervention. Pour en arriver là, il faut effectivement que le climat soit tendu.

Le refus de l’Histoire, l'Histoire accélérée

…Et tout cela, alors que Barack Obama est encore à plus de cinq semaines de son inauguration comme 44ème président des Etats-Unis (POTUS). La vitesse des choses en crise est un phénomène à couper le souffle. Plus encore, elle touche l’Histoire elle-même.

L’aspect remarquable de cette situation est effectivement le mouvement de la crise à mesure de son aggravation. Elle démarre (le 15 septembre) aux USA dans son aspect le plus explosif et le plus sensationnel; elle se globalise rapidement, au point où l’on se dit qu’on tient le schéma réel de la crise; elle se “localise” à nouveau, dans son pic de plus grande et de plus rapide aggravation, aux USA à nouveau, qui sembleraient se détacher du reste pour avoir leur crise spécifique. Comme dirait Baker, l’Amérique est “more dynamic, [more] flexible”. Et puis, surtout, elle est infiniment plus vulnérable, – et là, la psychologie joue à plein.

Car notre tentative d’explication n’est ni économique, ni financière; elle est, comme nos lecteurs s’en douteraient évidemment, psychologique et historique. Nous parlons énormément de la Grande Dépression, parce que nous jugeons cette référence primordiale comme un des véritables moteurs de la crise, – mais un moteur psychologique et historique. Nous avons évoqué à plusieurs reprises notre conviction qu’il existe même une fascination pour la crise, pour “cette” crise-là, essentiellement aux USA (et dans le monde anglo-saxon). Cela donne une explication essentielle à ce “découplage” entre les USA et le reste, à ce retour de l’aggravation des choses essentiellement aux USA, à cette spécificité de crise aux USA. La fascination pour la Grande Dépression est un phénomène qui paraît interne à la psychologie américaniste dans le sens qu’il inclurait une potentialité toujours présente, tandis que le terme “Grande Dépression” est le plus souvent regardé comme extérieur, ou bien comme historique, par les non-américanistes, et, dans tous les cas, pas plus catastrophique que d’autres crises historiques subies, et souvent moins catastrophiques.

Ce qui est caractéristique, ce sont moins les conditions économiques que les conditions psychologiques. Il est certain que la situation US est exécrable mais on peut admettre que d’autres pays se trouvent dans une situation assez proches, du moins se trouvaient dans une situation assez proche dans les conditions de départ de la crise. Ce qui fait une grande différence, à notre sens, c’est ce qui devrait être une mémoire historique (la Grande Dépression devenu un événement du passé), qui ne l’est pas justement, qui reste présent en une potentialité constante, avec son effet à mesure sur la psychologie. Depuis que la Grande Dépression est évoquée, – même si elle est évoquée d’un point de vue global, globalisation oblige, – le rythme de la crise est devenu différent aux USA essentiellement. Dans ce pays, les commentaires et les réactions sont désormais spécifiques, très différentes des réactions dans les autres pays, par rapport à la situation dans ces autres pays. Les commentateurs et les économistes US peignent la situation d’un trait beaucoup plus sombre, les dirigeants industriels interviennent plus rapidement pour les licenciements; le «more dynamic, [more] flexible […] economy» de Gerard Baker, manifestement admiratif, joue ici complètement, et selon une vision amèrement ironique, dans le sens négatif. Dès qu’apparaît l’invocation de la Grande Dépression s’inscrit le nom de Franklin Delano Roosevelt (FDR), et c’est aussitôt la référence d’une rupture radicale qui s’attache à FDR, dépassant largement l’économie pour concerner la substance du pays, qui s’impose dans les esprits.

La position fondamentale de la Grande Dépression dans la psyché américaniste est sans exemple dans aucun autre pays pour un événement économique, même les grandes catastrophes allemandes de l’entre deux guerres. Le phénomène a été constant, parfois extravagant (la parution du livre The Great Crash de John Kenneth Galbraith, en 1954, entraîna un mouvement de panique et un effondrement de quelques heures à Wall Street, l’événement évoqué à la radio ayant été pris pour une figure de style décrivant la prévision d'une catastrophe économique imminente). Il implique, dans la psychologie américaniste, la menace de disparition du pays, ou, pire encore, la menace de la disparition de l'américanisme. Le réflexe qu’il provoque, de façon très caractéristique, est un sentiment d’angoisse et de la panique, sans guère de référence de solidarité entre les élites et la population, accentuant un sentiment de fragmentation. On le voit déjà aujourd’hui, où les références catastrophiques se suivent et contribuent notablement à accélérer la perception de la dégradation de la situation, entretenant cette dégradation d’une façon constante. On voit effectivement combien cette perception psychologique agit comme un moteur de la crise alors que les événements ont pris une tournure négative. La caractéristique de cette dynamique est qu’elle tend à mettre très vite en question l’équilibre structurel du pays, effectivement comme si cet événement était “écrit” tel qu’il fut, comme un facteur de déstructuration, événement à la fois déjà réalisé, donc complètement déterminé, et pourtant revécu au présent mais avec ce caractère déterministe.

Il semblerait que la Grande Dépression ne puisse pas être intégrée, dans la psychologie américaniste, comme un événement historique. Il semblerait qu’elle reste toujours présente comme une potentialité du temps présent, comme un “ennemi” jamais tout à fait défait et ainsi échappant à la transformation en souvenir historique, toujours prêt à resurgir, comme un phénix maléfique qui renaît de ses cendres. Il semblerait alors que le trait de caractère très particulier de l’américanisme, qui refuse en général de faire dépendre le destin américaniste des aléas de l’Histoire, qui considère l’Amérique comme un événement anhistorique, se voit retourner, à son désavantage, cette caractéristiques: puisque l’américanisme refuse l’Histoire, la Grande Dépression n’est décidément pas “historicisée”, c’est-à-dire inscrite dans le passé; mais comme elle est un événement d’une puissance si incroyable dans le destin US qu’elle subsiste en tant que telle, et puisqu’elle n’est pas “historicisée”, elle demeure continuellement sous la forme d’un événement potentiellement présent. Ainsi continue-t-elle à être menaçante, ainsi ressurgit-elle, à chaque occasion, comme la catastrophe possible pouvant très vite devenir probable, – comme le modèle catastrophique par définition pour l’américanisme.

Le paradoxal résultat de ce refus de l'Histoire (refus de l'“historicisation” de la Grande Dépression), on le voit aujourd'hui, c'est l'accélération de la crise. En d'autres termes, l'accélération de l'Histoire.