Faux vrai-gaulliste ou vrai faux-gaulliste

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Faux vrai-gaulliste ou vrai faux-gaulliste

27 septembre 2019 – Il est vrai que j’ai terminé il y a quelques semaines un “vieux bouquin” (dito, venu d’un bouquiniste) assez récent puisque de 2006, L’après de Gaulle (*), de Jean Mauriac, fils de François. L’auteur, de la grande maison des Mauriac (François à mon sens l’homme le plus influent des milieux politico-littéraires de l’après-guerre, plus que Sartre ou Malraux), héritant de ce prestige mais moins en vue que le père, moins conscient de la puissance du nom de Mauriac et parfois un peu indifférent à cette position, mais plus indépendant que le père, enfin intime des gaullistes et du gaullisme, très proche des gardiens du temple, absolument sourcilleux sur ce sujet, mais tout de même esprit indépendant me semble-t-il, vraiment je le répète avec force. En plus de cela, avec notamment une carrière de grand journaliste de terrain, essentiellement à l’AFP de 1944 à 1988, jusqu’à un des postes de direction avec comme fonction le poste prestigieux d’accrédité de l’Agence à l’Élysée sous de Gaulle, Pompidou et Giscard.

Maintenant, une précision absolument indispensable : le livre, qui fait un peu daté (il couvre la période 1969-1989), l’est à cause des citations et jugements qui sont rapportés. Jean Mauriac a voulu prendre un peu de temps pour laisser se décanter certaines situations et livrer la teneur d’un nombre impressionnant d’entretiens confidentiels mais conduits avec ses interlocuteurs dans un but agréé de publication à terme. Quoi qu’il en soit, en tête du livre figure cet avertissement sans absolument la moindre concession :

« Jean Mauriac assume la pleine responsabilité de la transcription qu’il a effectuée, aussitôt après les avoir recueillis, des propos de ses différents interlocuteurs… » 

On imagine l’affaire ... Le livre sur la 1969-1989, fourmillant de confidences, essentiellement de tous les “barons” gaullistes, essentiellement une chronique tragico-cynique de la désintégration du gaullisme écrit avec les “notes confidentielles” d'un gaulliste absolu.. Il est vrai que le livre est plein de coups vachards et de petites haines, avec des critiques, des insinuations, parfois même des aménités et des amabilités de l’un pour l’autre... Mais il y a ceci, qui se dégage peu à peu puis, une fois réalisé, devient absolument écrasant, une écrasante vérité-de-situation ; un fil rouge fait d’une grosse corde bruyante et remueuse comme du gros rouge, à propos de laquelle tous, absolument tous les gaullistes dits-“historiques” se retrouvent : la personnalité et le rôle de Chirac ! Ou dit-autrement, Jacques Chirac comme le traître absolu, le traître parfait au gaullisme, dont le comportement est caractérisé par trois mots : mensonge, mensonge et mensonge.

C’est le rythme même du livre même si la chose n’est nullement affichée ni même explicitée, et  Jean Mauriac n’hésite pas à payer de sa personne, à se mettre en scène lui-même, toujours sur le thème du “mensonge-de-Chirac”. Par exemple, ce moment d’une réception donnée par Messmer qui vient d’être fait Grand Chevalier, en juillet 1974. Mauriac vient de publier un article qui a fait grand bruit, très détaillé, extraordinairement tendu et tragique (moi-même, je m'en rappelle, puisque diffusé sur AFP), sur le dernier et affreux conseil des ministres de Pompidou, quelques jours avant sa mort du tout-début avril dont tout le monde perçoit l’ombre sinistre et inéluctable envahir la salle avec son assemblée solennelle... Soudain, au milieu des petits fours et des coupes de champagne de Messmer, Chirac apostrophe Mauriac, et vivement :

« “Votre papier, monsieur Mauriac, sur le dernier Conseil des ministres de Georges Pompidou, n’est que mensonges !” Je réplique aussitôt : “C’est vous le menteur, monsieur le Premier ministre ! Vous êtes un menteur !” Nous crions aussi fort l’un que l’autre, au point que plusieurs invités se rapprochent et font cercle autour de nous. “Monsieur Mauriac, ne me faites pas sorti de mes gonds, reprend Chirac. – Sortez si vous voulez, lui dis-je. De toutes les façons, vous n’êtes qu’un menteur !” Le Premier ministre semble vouloir en venir aux mains, quand Olivier Guichard et d’autres invités, ainsi que les gardes du corps, s’interposent, poussant Chirac vers sa voiture qui l’attend portes ouvertes... En proie à une véritable colère, je me précipite vers le véhicule et crie à travers les vitres baissées : “Vous n’êtes qu’un menteur !” tandis que la voiture officielle s’éloigne. »

Veut-on quelques autres instantanés de la saga du “mensonge-de-Chirac” faisant équipe avec son vis-à-vis “la trahison-de-Chirac” ? Voici la mère de Valéry Giscard d’Estaing (toutes ces interventions pour Jean Mauriac, directement) : « ... Je me souviens de Peyrefitte , me disant au moment du départ [d’une réception] : “Quand Valéry sera élu, qu’il ne prenne jamais Chirac comme Premier ministre. Il a trahi Chaban. Il retrahira...”»

Maurice Druon, gaulliste historique, académicien aussi bien auteur du Chant des Partisans que des Rois maudits :  « Curieux destin que celui de Chirac, qui fait que régulièrement il empêche un gaulliste d’arriver au sommet de l’État ! »

Chaban-Delmas, sur un entretien avec Chirac : « Au passage, une pommade infâme, une ignoble flatterie à vous dégoûter, si tant est que l’on puisse encore être dégoûté de Chirac... »

Robert Boulin : « L’appel de Cochin a été, pour nous ministres, quelque chose d’affreux. Chirac a osé dire que le gouvernement auquel nous participons conduisait à l’abaissement de la France. Ce n’est pas supportable. [...] Il n’y a rien de gaulliste en lui. Il n’a épousé les thèses gaullistes que dans un but électoral... »

Olivier Guichard : « Chirac ne change pas, c’est-à-dire qu’il continue à changer sans cesse d’avis, à tenir un langage complètement différent d’un mois à l’autre, à se démentir sans vergogne, avec une désinvolture et un aplomb incroyables. Mais il vient d’être assez malin pour dicter un livre à Thierry Desjardins, tout à sa gloire. Ce livre [Un inconnu nommé Chirac, La Table Ronde, 1983], c’est : Chirac par lui-même ! »

Un souvenir personnel, tenant à la fréquentation que j’eus de Michel Jobert à partir de 1991-1992 jusqu’à sa mort, – un des très rares non-gaullistes avec Barre que Jean Mauriac juge digne du gaullisme. Quelque part entre 1995 et 1997, Chirac devenu président, Jobert m’annonça qu’il avait été contacté pour être averti que le nouveau Président entendait l’honorer d’une décoration dans l’Ordre de la Légion d’Honneur. Je l’ai entendu conclure d’une voix coupante, butée et sans réplique, si inhabituelle chez lui que j’ai toujours entendu chaleureux, suave ou ironique, voire rêveur : « J’ai refusé, bien entendu. Il n’est pas question que j’accepte quoi que ce soit de lui. »

Ainsi pourriez-vous croire que je déverse une vindicte quelconque, que je monte un procès, ou simplement que j’écris une analyse où j’entends montrer le caractère sombre du personnage. Il n’en est rien, d’autant que je ne procède qu’à partir d’un seul livre bien que sa qualité et sa véracité le rendent exceptionnel, et qu’il s’agit donc d’un exercice qui n’a rien d’un historien mais d’une recherche intuitive d’une vérité-de-situation autour d’un homme qui vient de nous quitter dans des pompes extravagantes qui brouillent absolument tout...

Avez-vous remarqué que, pour le désigner, comme je fais d’habitude par une pirouette sémantique ou l’autre, j’ai plutôt utilisé les expressions “le mensonge-de-Chirac” ou “la trahison-de-Chirac”, au lieu de celles-ci, qui eussent été plus normales, logiques, et mieux-troussées : “Chirac-le-menteur” et “Chirac-le-traître”. Mon vœu ici est de séparer le mensonge et la trahison de Chirac, sans nier un seul instant, – oh, loin de moi cette intention, – que Chirac ait continuellement exercé son art complet, son “art premier” si vous voulez, du mensonge et de la trahison.

(D’autre part, on me répliquera qu’il en fut lui-même ô combien la victime, de mensonges et de trahisons. D’abord, on dira  qu’il l’avait cherché ; ensuite, je poursuivrai, moi, en remarquant que ce n’était pas la même chose, c’étaient “mensonges” et “trahisons” à l’intérieur de la maison-Chirac, dans une génération nouvelle, hors-gaullisme et post-gaullisme, et lui menant toute la chevauchée en donnant ses leçons à ses divers archers, de Balladur à Sarko, et lui ayant finalement dominé toute la scène [de la pseudo-droite et du “gaullisme”-en-désintégration] de 1974 à 2007, donc meneur du jeu et faiseur des règles du jeu. Comme Jean Mauriac assume, lui-même, Chirac, doit assumer, – et moi de même du reste, pour les risques de l’interprétation.)

Je poursuis donc à partir de mes exercices de sémantique pour préciser que, pour moi, s’il exerça continuellement “mensonges” et “trahisons”, il n’en fut jamais entièrement défini ni par l’un ni par l’autre sans que rien pour autant ne dût lui être pardonné, – simplement, le “pardon” n’est pas le problème, là où il n’y a pas vraiment culpabilité parce que le crime est difficile à définir et qu’il n’est nullement question de procès. Autrement dit, malgré tout ce que j’ai dit, je n’arrive pas à me débarrasser de ma sympathie, ou bien dirais-je plutôt de mon intérêt presque avec de l’empathie pour l’homme tout en sachant fort bien qu’il est absolument venimeux et qu’on ne peut lui faire aucune confiance hors du cadre de ses intérêts et de sa préoccupation intellectuelle du moment.

D’ailleurs, vous le savez bien, nous sommes dans une époque sombre et diverse, incompréhensible, furieuse et trompeuse, faussaire et simulacre, pleine de glaces déformantes, où les mots “mensonge” et “trahison” ont si peu de sens qu’ils en ont de multiples et de si complètement divers qu’on en ferait des vertus comme les vieilles religieuses flamandes de Bruges qui tissent sans fin leurs pièces de dentelle, vestiges et vertiges de la tradition...

Je le tiens plutôt, lui, comme un outil du destin (et nullement de son destin). Il est là, durant ces si longues années, pour nous représenter la désintégration du gaullisme, qui est une incidence inéluctable de la plus-grande métahistoire comme de Gaulle lui-même, qui avait lu Guénon, l’avait deviné. A cet égard, Chirac est un simulacre en même temps qu’un brigand de grand chemin, un condottiere à l’enjouée et simulée figure et il sait aussi bien, par rares mais précieux instants, retenir un instant du temps où il réinterprète pour une ou quelques mesures, la gloire de la France, – ce qui fut fait en février-mars 2003, au contraire de ses catastrophiques positions qu’il choisit en 1995 (lorsqu’il ne profita pas de l’absence des USA en Bosnie), en 1997 (réintégration de certaines structures techniques et emprisonneuses de l’OTAN), en 1999 (guerre du Kosovo). Mais quoi, 2003 c’est tout de même après tout cela, et en plus réalisé selon une ligne Moscou-Berlin-Paris (et Bruxelles en plus, les Belges ayant une position proche de la nôtre, ce que ces stupides Français ne purent distinguer). 2003, c’est lumineux, et tous ceux qui l’ont fait, – j’en suis le témoin personnel absolument, – n’en revenaient pas de l’avoir fait...

Chirac est donc utile et restera dans l’Histoire, certes : l’homme qui sut nous montrer notre affreuse et inévitable décadence, dont il fut lui-même l’alpiniste-dévissant aussi rapide qu’un ascenseur en chute libre, et en même temps nous rappeler qu’avec la France cela aurait pu être différent (cela “pourrait être” différent ? Tu n’as qu’à croire, camarade). Il fut le chroniqueur de notre chute ; il racontait bien, aussi bien à la Reine d’Angleterre qu’à un agriculteur dans un trou perdu de Corrèze, devant deux verres de rouge.

Don’t Cry for him, Douce-France-Cher-Pays-De-Mon-Enfance ; là où il est il n’est pas malheureux du tout, il est encore en train de la ramener...

Note

(*) L’après de Gaulle, notes confidentielles 1969-1989, Jean Mauriac, présenté et annoté par Jean-Luc Barré, Fayard 2006.