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159619 août 2014 – Parvenir à une crise nationale de cette ampleur au sein de l’Empire hyperpuissant d’exactement 313,9 millions d’habitants avec la mort par bavure (événement évidemment tragique mais très courant selon les pratiques de la police US) d’un jeune Africain-Américain de 18 ans dans une petite ville de 21 000 habitants de la banlieue de Saint-Louis, dans le Missouri, également à large majorité africaine-américaine, représente un exploit remarquable de la part du Système, surtout lorsqu’on observe les réactions des “forces de l’ordre”. (Cette sorte de bavure, assez courant avec la police US, n’a rien à voir en intensité antagoniste et provocatrice, en exceptionnalité symbolique, etc., avec le traitement type-passage à tabac par la police de Rodney King en 1992, qui fut filmé clandestinement et ensuite diffusé publiquement et nationalement, provoquant une vague de colère dans le pays et les émeutes de Los Angeles de mai 1992. On veut dire par là que l’affaire Rodney King, dans ses modalités très puissantes de communication, explique la vague de colère qui s’ensuivit. Le cas de Michael Brown, malheureusement bien plus banal mais provoquant les réactions qu’on voit, est bien plus significatif de la situation d’extrême tension latente aux USA.)
On nous explique justement (voir J.P. Baquiast, le 16 août 2014 sur le “Saker-Français” et WSWS.org le 16 août 2014) que Ferguson est notamment un terrain d’essai pour la guerre citadine, pour le Pentagone. Cela ne fait aucun doute puisque le Pentagone ne cesse de préparer toutes les guerres, et celle-ci en particulier selon la grande confiance et la reconnaissance éperdue pour le Système qu’il perçoit dans le chef des citoyens US. Au reste, on nous avait déjà dit et démontré cela lors de l’affaire de Boston, en avril dernier (voir le 23 avril 2013), et on annonce cela depuis des lustres (voir le 2 décembre 2008). Les questions soulevées par ce processus sont de plusieurs ordres mais tous dans la même veine, résumées par un “Et alors ?” retentissant, avec des sous-questions qui se pressent, comme “A quoi sert cette militarisation ?”, “Est-elle efficace ?”, “Résout-elle les problèmes ou les aggrave-t-elle ?”, et ainsi de suite, – et avec les réponses qu’on imagine en contemplant l’évolution de l’affaire à Ferguson et sa transformation presto subito en crise nationale.
Dans tous les cas, la militarisation formidable de la police, démontrée les premiers jours à Ferguson (voir le 14 août 2014), a constitué un banc d’essai satisfaisant pour le Pentagone, pour démontrer la parfaite opérationnalisation du processus et, parallèlement, la complète stupidité du processus. A ce jour, la situation de désordre se poursuit et s’amplifie à Ferguson, avec comme dernier élément de dramatisation l’appel à la Garde Nationale décidé le 17 août par le gouverneur du Missouri Jay Nixon.
On fera un certain nombre d’observations de type chronologique sur le comportement des forces de l’ordre et des autorités face aux troubles de Ferguson. Le schéma ainsi dégagé est un exceptionnel archétype de tout ce qu’il ne fout pas faire pour le rétablissement de l’ordre. La police du Système aux USA est tellement bornée dans le corps de doctrine et d’action que lui impose le Système qu’elle confond absolument tout, dans une appréciation complètement marquée par l’inversion. Face à une situation d’émeute comme celle de Ferguson, et dans toute autre occasion de la sorte, elle ne comprend pas que sa mission n’est pas de maintenir l’ordre, c’est-à-dire un ordre qui n’existe plus, mais de rétablir l’ordre. Maintenir l’ordre, c’est simple, il suffit de faire un étalage démonstratif de sa force, justement pour ne pas avoir à en user (sans nécessité d’usage puisqu’il n’y a pas désordre). Rétablir l’ordre, c’est tout à fait différent : il faut se garder de trop montrer et trop utiliser toute sa force, parce qu’alors on pérennise le désordre et à moins de liquider les quelques fauteurs de désordre, on ne fait que l’aggraver ; il importe d’abord de manœuvrer avec souplesse, montrer ici le sens du compromis et laisser aller en divisant le plus possible les masses de désordre, montrant là de la fermeté à bon escient et d’une façon très spécifique, ciblée, limitée mais efficace, et extrêmement décidée vers les meneurs, etc.
• La première observation concerne la première phase de déploiement d’une police effectivement complètement militarisée, avec des mesures de guerre (arrestations de journalistes, “No fly-zone” au-dessus de Ferguson, etc.). Le résultat a été tout simplement extraordinaire dans sa parfaite inversion : aucun retour à l’ordre, au contraire une aggravation constante des troubles devant une situation sécuritaire de la police ressemblant à une provocation, là où une attitude normale aurait eu de grandes chances de ramener le calme. Par contre, au niveau national, un débat général, souvent furieux, sur la militarisation de la police aux USA, jusqu’au dépôt d’une loi par le Représentant Hank Johnson (voir le 16 août 2014) demandant d’arrêter la militarisation de la police, voire de procéder à une “dé-militarisation”. Ainsi le déploiement et l’action d’une police complètement militarisée, dans un cadre pourtant restreint, a abouti à une alerte considérable du système de la communication et à une levée de boucliers pouvant même aller jusqu’à des mesures d’ordre juridique- et parlementaire.
• La deuxième phase, suivant l’écho négatif considérable de l’action d’une police ultra-militarisée a été une intervention de l’autorité de l’État (le gouverneur), le dessaisissement du maintien de l’ordre des autorités policières municipales, un desserrement considérable des contraintes policières, jusqu’à des situations complètement inverses à ce qui avait précédé. ZeroHedge.com notait le 16 août 2014 que les policiers sur place lors d’action de vandalisme et de pillage n’intervenaient plus, jusqu’à céder la place, dans tel ou tel magasins, aux manifestants-pilleurs qui désiraient se servir : «But the shocker happened when county Police told Fox 2 News that its officers were at the Ferguson Market earlier when looters showed up, but were ordered to “Stand down” by Missouri State Highway Patrol incident commanders at the scene and basically withdrew and allowed the looters to have their way with the store.»
• La troisième phase, envisagée et activée alors que la seconde n’était pas terminée, amène à de nouvelles mesures d’exception qui sont un retour complet à une situation de militarisation et d’exception. Une série de mesures ont ordonnées par le gouverneur du Missouri Jay Nixon : état d’exception correspondant à une sorte de loi martiale, couvre-feu à Ferguson. Dans ce contexte, de nouveaux affrontements ont eu lieu dans la nuit de samedi, certains manifestants ayant refusé de respecter ces nouvelles mesures (voir Reuters du 17 août 2014), ce qui a conduit à l’appel à la Garde Nationale. Quelques paragraphes de DefenseOne.com le 18 août 2014 sur cette décision, avec commentaires de BHO qui a, dans un geste héroïque, interrompu ses vacances et sa partie de golf pour rentrer à Washington (voir ZeroHedge.com le 17 août 2014). BHO a exprimé sa préoccupation et a découvert les inconvénients de la militarisation de la police, pour surenchérir sur le fait que l’appel à la Garde Nationale représentait une autre forme, plus classique, de militarisation dont il s’agissait d’user avec retenue, – sagesse toute obamesque on en conviendra... En supplément, Obama a envoyé sur place son ministre de la justice, Eric Holder, qui a le charme supplémentaire d’être lui-même, quoique modérément, Africain-Américain...
«The riotous scene on the streets of the St. Louis, Missouri, suburb of Ferguson swelled again late Sunday, prompting Gov. Jay Nixon to send the state’s National Guard troops in to help restore order to the town. Nixon’s decision to deploy combat troops against protestors and looters is a notable shift in response to a scene that many said last week already appeared overly-militarized by the Ferguson police department’s eagerness to don military gear. Local police were heavily criticized for wearing desert warfare clothing and arriving armed with armored trucks, sniper rifles, gas masks and bullet-proof vests, some purchased via the Pentagon’s so-called “1033 program.”
»“I think it’s useful for us to probably review how the funding has gone, how local law enforcement has used grant dollars to make sure that what they’re purchasing [from the Pentagon] is stuff they actually need,” President Barack Obama said Monday at the White House. “Because there is a big difference between our military and our local law enforcement and we don’t want those lines to be blurred.” “With respect to the National Guard,” Obama said on Monday, “I spoke to Jay Nixon about this, expressed an interest in making sure that if in fact the National Guard is used it is used in a limited and appropriate way. He described the support role they’re going to be providing to local law enforcement. And I’ll be watching over the next several days to assess whether in fact it’s helping rather than hindering progress in Ferguson.”»
Disons que cette troisième phase, simplement, poursuit le cycle du désordre d’une façon presque parfaite... Il s’agit d’une bien curieuse séquence d’événements, dans le sens de la maladresse complète, de l’incompréhension des conditions psychologiques de la population, dans l’enchaînement des phases, l’ensemble étant marqué par la première impression. On a déjà noté cette impression générale initiale de “militarisation” de la police, c’est-à-dire de “militarisation” de l’événement que constituent les troubles à Ferguson depuis une dizaine de jours (voir le 14 août 2014). Le site WSWS.org, très actif sur cet événement, comme il l’est toujours sur les événements US où l’on distingue une dimension sociale et, dans le chef de WSWS.org, une dimension de guerre des classes, commente cet aspect des choses, – ce qui nous vaut par exemple le texte du 15 août 2014 sur “La guerre vient chez nous” («War Comes Home»).
«On Wednesday, the people of the United States and the world were shocked by the images coming out of Ferguson, Missouri. In response to the eruption of anger over the police murder of 18-year-old Michael Brown, the suburb of St. Louis was transformed into a war zone. SWAT teams decked out in battle fatigues and goggles descended on the city, wielding high-power shotguns and automatic rifles and driving armored attack vehicles. Peaceful protesters and journalists were confronted at gunpoint and attacked with tear gas, rubber bullets, rifle-fired bean bags and flash-bang grenades. The police imposed arbitrary curfews and issued dispersal orders without any legal basis.
»The forces involved may technically be local police, but what they are engaged in is essentially a military occupation. They look like the military, act like the military and have close ties to the military. Not only have police been armed with military equipment, they have been given a new set of rules. They are being trained to employ the methods used by the US and its allies in Afghanistan, Iraq, Gaza and Ukraine. The turning of Ferguson into an armed camp is not just about Ferguson. It is about the character of social and political relations in the United States as a whole. The veneer of democracy has been ripped away. This is what martial law looks like.»
La description qui reprend l’esprit de certains éléments déjà présentés dans notre texte du 14 août 2014 (notamment le commentaire du Marine Paul Szoldra, nous faisant part de son expérience d’Afghanistan et comparant «effectivement la position et le comportement de la police à ceux des Marines en Afghanistan, les citoyens de Ferguson devenant les Afghans de la police de Ferguson»), cette description est à la fois juste et outrancière, ou bien décalée. En fait, elle fixe les limites de l’exercice de la militarisation comme moyen de “contrôle” des masses diverses des USA. On a vu dans notre texte référencé combien, à notre sens, cette première intervention relève d’automatismes mis en place ces dernières années pour répondre à une politique d’hyper-sécurisation assortie bien entendu d’une part non négligeable de paranoïa vis-à-vis des réactions populaires, – cette paranoïa, avec le sentiment sécuritaire antipopulaire qui va avec, ayant toujours existé aux USA, dans la mesure où la plus grande menace contre cette organisation oligarchique que sont les USA est perçue par ceux qui l’ont créée et ceux qui la contrôlent depuis dans la possibilité épouvantable d’une organisation efficace de revendication populaire. Mais on voit aujourd’hui combien cette “militarisation” de la police produit d’effets contraires, ou d’effets pervers par rapport aux buts recherchés.
Le premier véritable résultat des événements de Ferguson, c’est la mise en cause de la militarisation de la police, avec la naissance d’un puissant sentiment, chez les autorités elles-mêmes, que cette militarisation présente des inconvénients graves au niveau de la communication, dans tous les domaines d’influence qui font fonctionner le Système et dont ces autorités dépendent. Le premier effet, c’est l’évidente impréparation des autorités, et aussi l’absence de coordination, voire la concurrence des différents pouvoirs sécuritaires. Tout cela ouvre largement l’accès du système de la communication à une critique extrêmement virulente de la gestion des événements, d’autant que celle-ci a balancé et continue de balancer entre une extrême rigueur, un soudain laxisme conduisant même pendant un intervalle de 48 heures, – comble du paradoxe après les premières interventions de la police militarisée, – des citoyens regroupés en milices à s’organiser en groupe de protections de groupes de magasins, de maisons, etc., devant l’action des pilleurs et des émeutiers.
L’on voit qu’à moins d’établir un régime absolument dictatorial de contrôle total de la sécurité publique et de la presse-Système qui fait parfois des siennes par le Système, on est loin de la prise en mains des événements par la police militarisée et par les moyens de militarisation. D’autre part, ce “régime absolument dictatorial de contrôle total” nous paraît loin de se réaliser car nous sommes aux USA, où des groupes puissants d’intérêts, d’associations, etc., détiennent chacun leur part de pouvoir et interdisent une action centralisée autoritaire. S’il semble parfois que les choses y ressemblent, nous ne sommes ni en Irak ni en Afghanistan, par rapport à la puissance des structures associatives existantes, – culturelles, médiatiques, juridiques, financières, politiques, etc., – jusqu’à représenter un modèle de parcellisation du pouvoir et de l’influence complètement opposé à ceux de l’Irak et de l’Afghanistan.
Alors, n’y a-t-il aucun enseignement important et spécifique à tirer des événements de Ferguson, sinon les sempiternelles jérémiades sur le racisme qui n’est pas un problème aux USA, mais une condition structurelle fondamentale des USA ? Au contraire, on peut rendre compte de certains, sous forme d’appréciation hypothétique, en quittant le terrain pressant et émotionnel des événements pour considérer la situation générale, sociale, psychologique et culturelle des USA, sur le fond extraordinairement pressant de la crise structurelle du Système qui ne cesse de s’aggraver depuis 2008, – et ceci expliquant cela par ailleurs mais principalement certes...
Pour bien introduire le sujet à ce point de notre analyse, pour entamer cette partie directement de commentaire, nous rappellerons cette question d’un de nos lecteurs, le 14 août 2014...
«Dislocation» : «Vous n'évoquez plus, ce depuis quelques temps déjà (2011), le risque que connaîtrait les USA de se disloquer en plusieurs entités. Qu'en est-il à ce jour de ce risque ?»
... Effectivement, la remarque est juste. Il faut dire que d’autres priorités sollicitent toute notre attention, et aujourd’hui cette crise énorme et colossale, dite ukrainienne mais qui est bien plus que cela, qui est une traduction opérationnelle de la crise du Système as a whole. Cela n’empêche, la problématique spécifique des USA existe toujours, évidemment, et elle se développe plus que jamais, – justement, comme nous le démontre Ferguson. Nous allons examiner plusieurs aspects de la situation générale aux USA, ou crise générale des USA, qui sont concernés par les événements de Ferguson. Nous mettons à part la question de la militarisation abondamment traitée ci-dessus parce que, comme on le voit bien, nous ne considérons en rien cette militarisation comme un facteur fondamental de cette crise générale mais, de façon très différente, comme une conséquence de cette crise générale, et une conséquence aux effets imprévisibles qui peuvent aller, comme on l’a vu également, à l’encontre de ce qu’on en attend. La question de la militarisation n’est pas un changement de nature des USA mais un moyen technique et sécuritaire répondant à la perception paranoïaque des élites-Système ; elle permet dans le cas de Ferguson de mettre clairement en lumière l’impuissance et le désarroi de ces élites-Système dans la disposition, le maniement et l’usage de cette militarisation. (Ferguson montre en même temps la militarisation du Système dans sa fonction sécuritaire aux USA et l’échec de cette militarisation. Ferguson montre également la paralysie et l’impuissance du pouvoir lorsqu’un Obama, interrompant sa partie de golf, s’affirme vertueusement comme un des critiques les plus irresponsables de la militarisation, alors que tout son gouvernement depuis 2009 a consisté en un accroissement exponentiel de la politique-Système qui implique évidemment, parmi tous ses effets, la militarisation en question.)
A côté de cette question de la militarisation sécuritaire, l’aspect spécifique qui vient aussitôt à l’esprit lorsqu’il est question des événements de Ferguson, c’est celui du racisme également spécifique aux USA, affectant surtout la communauté africaine-américaine. Ce racisme spécifique US semble alors apparaître, chronologiquement et logiquement, comme le premier de ces “aspects de la crise générale des USA” à se manifester dans ces événements puisqu’il s’agit de la communauté noire en révolte à Ferguson. Une fois cela admis par la simple observation des événements, c’est pour aussitôt constater que, de ce point de vue-là, la situation américaniste est dans une complète impasse. En effet, l’explosion de Ferguson, si on la considère comme une explosion raciste ou comme une explosion contre le racisme, apparaît absurde du point de vue du Système. Ce constat répond à ceci que, toujours du point de vue du Système qui est le seul point de vue à compter aux USA, tout ce qui pouvait être fait a été fait pour résoudre la question du racisme là où elle doit l’être, c’est-à-dire dans le cadre du Système et selon les normes du Système. La dernière et suprême mesure pour “abolir le racisme” selon les termes du Système fut bien entendu l’événement, présenté comme symbole exceptionnel et presque magique, de l’élection d’un président Africain-Américain. Par conséquent, en un sens qui est celui, impératif, du Système, le racisme n’est plus autorisé à exister aux USA, – il n'a plus de visa d'entrée si vous voulez, comme un vulgaire terroriste... Puisqu’il existe tout de même aux USA, et comment, nous nous trouvons dans une impasse.
Déjà, en février 2010 (Ouverture Libre de Philippe Grasset, le 16 février 2010), nous examinions ce problème du racisme et des Africains-Américains dans un sens et selon des termes qui, de notre point de vue, n’ont guère varié : d’ores et déjà, tout avait été fait du point de vue du Système et selon le Système pour résoudre le problème, et par conséquent ce problème devait être considéré comme résolu. Bien entendu, il n’en est rien, comme le montre éventuellement Ferguson, même si ce n’est pas la chose essentielle que nous montre Ferguson. Ce qui a changé radicalement (depuis l’élection d’Obama, terme de l’élimination du racisme selon le Système, et depuis notre texte cité), c’est un désenchantement accéléré des Africains-Américains vis-à-vis d’Obama ; ce président-là est devenu, selon les enquêtes statistiques, le plus mauvais président des Etats-Unis des “temps modernes” pour les citoyens US (voir le 3 juillet 2014), y compris “le plus mauvais président” pour les Africains-Américains (voir le 17 juillet 2014).
Voici ce que PhG écrivait en février 2010 (à cette époque nous n’avions pas encore majusculé le “système”, comme il l’est aujourd’hui, majestueusement, en “Système”) : « l’“intégration” réalisée à la suite des mouvements des années 1956-1968 des Africains-Américains, ou des Noirs devenant Africains-Américains pour l’occasion, représente, dans la perspective considérée aujourd’hui, une capitulation évidente pour ce qu’on nommerait “l’âme des Noirs” (les Noirs descendant des esclaves en l’occurrence, et regroupés par le temps, les souffrances et les avatars de leur propre histoire en un groupe identitaire aux USA, avec sa propre culture, sa propre spécificité). C’est dire que, de ce point de vue, je me placerais du côté de Malcolm X contre Martin Luther King première période (le King de la fin, avant son assassinat d’avril 1968, avait changé et s’était durci dans le sens de Malcolm X, ce dernier assassiné en 1965). [...]
»En quoi consista l’“intégration” proposée dans les années 1960? En une sorte de “marché” que je décrirais, du point de vue des Noirs, comme “vendre sa psychologie au système”, qui n’est après tout qu’une variante terrestre du “vendre son âme au Diable”, aussi vieux que notre culture et que les angoisses de notre spiritualité. Les Noirs deviendraient donc Africains-Américains et partie intégrante de l’ensemble (notamment du système); une petite partie privilégiée d’entre eux bénéficieraient des avantages du système, avec même une “classe moyenne” célébrée par les sociologues du système en de longs et pompeux articles; l’on célébrerait également, bien entendu, le caractère sublime du melting pot. [...] ... enfin, un président [Africain-Américain] au bout du compte, pour placer au plus haut la cerise sur le gâteau. Pour le reste, les “Africains-Américains” des ghettos se tapent des pourcentages de chômage notablement au-dessus de la moyenne dans des proportions allant du double au triple, vivent dans la guerre des gangs et dans la drogue, forment une très solide minorité, presque majoritaire en fait, des prisons US, domaine dont l’on sait que les USA sont champions du monde toutes catégories, et de loin, pour l’abondance de la population (bien au-delà des deux millions en tôle), avec “l’avantage” de la privation des droits civiques pour ceux qui sont passés par là, ce qui écarte une proportion notable des Africains-Américains des bureaux de vote.»
L’“intérêt” des événements de Ferguson pour notre réflexion est moins dans la problématique du racisme dans le sens très convenu du mot lorsqu’il s’agit des USA (racisme autour de la question des Africains-Américains), que dans la participation de cette problématique du racisme à une question, une crise devrait-on dire, beaucoup plus large. Nous écartons par conséquent, comme facteur révélateur important de Ferguson, le racisme classique entre Blancs et Noirs, comme voie d’explication insuffisante et sans issue, pour l’élargir à autre problématique bien plus importante, et celle-là en plein développement au lieu d’être dans une impasse ...
Quel est le principal contexte, à notre point de vue, où interviennent les événements de Ferguson, et par conséquent les domaines sur lesquels ils peuvent avoir un effet qui serait nécessairement d’accélération, voire paroxystique ? Notre réponse concerne ce que nous jugeons être l’évolution justement vers son paroxysme de la crise d’identité des USA considérée d’une façon générale, c’est-à-dire affectant les USA en tant que pays, – nous préférons ne pas dire “en tant que nation” parce que là justement réside le nœud historique de cette crise d’identité qui se manifeste. Il est important de situer cette crise dans sa perspective historique pour l’apprécier dans toute sa profondeur. Divers autres textes sur ce site ont abordé cette question de l’identité des USA, ou plutôt cette crise de l’identité qui est consubstantielle aux USA et qui se manifeste évidemment par l’absence d’identité qui serait presque comme une marque consubstantielle des USA, une marque de fabrique, une condition sine qua non, – un peu comme le racisme made in USA. (C’est justement cette absence d’identité qui rend des événements type-Ferguson, ou des mesures comme la militarisation de la police, comme beaucoup plus explosifs et dangereux dans leurs conséquence pour la cohésion du pays, que dans d’autres pays qui sont également des nations et qui ont des racines historiques solides, et une identité, une “âme“ ou un “caractère”, spécifiques.) Par exemple, nous abordions à nouveau “cette question de l’identité des USA, ou plutôt cette crise de l’identité” dans ce texte du 6 janvier 2012, où nous écrivions à nouveau à propos de la structure fondamentale originelle des USA :
«... Cette structure de facto de l'Amérique n'a pas vraiment changé. Il est très caractéristique pour notre propos que, dans les années 1920, lorsqu'un débat culturel et politique fait rage entre l'Europe et les États-Unis sur le sens de la civilisation nouvelle que nous propose l'Amérique, nombre d'intellectuels et d'artistes européens avancent comme argument principal contre la civilisation américaine que l'Amérique n'a pas d'âme. Le constat de Tocqueville (“jusqu'à présent on ne peut dire qu'il y ait un caractère américain à moins que ce soit celui de n'en point avoir”) revient à l'esprit, pour constater à nouveau qu'il n'y a rien de nouveau selon un esprit trempé à la civilisation européenne. (En 1928, le comte Henri de Keyserling, historien-psychologue allemand fort proche de l'école néo-pangermaniste spenglerienne, estimait dans son ‘Diagnostic de l'Amérique et de l'américanisme’ que “ce qu'on peut appeler le “manque d'âme” des Américains vient en premier lieu du fait que l'Amérique est encore une colonie, et que jusqu'à l'heure actuelle une civilisation véritablement autochtone ne s'y est pas développée”. Il notait un peu plus loin, montrant par là son optimisme, mais réaffirmant in fine que l'absence de caractère noté par Tocqueville subsistait: “Il est de fait que le nouveau continent produit effectivement et irrésistiblement un nouveau type humain… [...] Et ceci, à son tour, doit nécessairement mener, et mène en fait, à la naissance et au développement d'une âme d'espèce nouvelle”. On comprend que le “caractère” de Tocqueville et l’“âme” de Keyserling sont une seule et même chose, qui manque décisivement aux Américains. L’hypothèse de Keyserling sur la naissance d’une “âme américaine” fut décisivement démentie par la Grande Dépression. Il n’y a donc, aujourd’hui, toujours pas d’“âme”, ou de “caractère” américain, – mais nous savons bien, au moins depuis le docteur Beard, qu’il y a “une maladie américaine”...»
Depuis l’époque évoquée ici, rien n’a donc changé sinon dans le sens de l’aggravation chronique parallèlement à la crise montante du Système, et l’on comprend qu’en disant “caractère ” (Tocqueville) ou “âme” (Keyserling), on dit également “identité” puisqu’il s’agit évidemment du même phénomène, – principiel et structurant à la fois. Le fait est alors, – et les événements de Ferguson sont un témoignage dans ce sens au cœur de la crise fondamentale du Système, – qu’il existe aujourd’hui aux USA une évolution paroxystique des questions identitaires fondamentales, de la crise de l’identité. Cette crise touche l’évolution des rapports entre la population Anglo-Américaine et assimilée blanche (WASP & le reste), et les communautés non-WASP (Latinos, Africains-Américains, Asiatiques-Américains, etc.) à un moment crucial du point de vue de l’immigration et de la démographie. Il y a une crise active, voire paroxystique de l’immigration avec les événements concernant ce phénomène spécifique de l’immigration illégale d’enfants et d’adolescents venus de pays d’Amérique centrale ; cela a conduit à une mobilisation de défense de certaines frontières Sud, notamment celle du Texas, avec l’initiative illégale et productrice de désordre centrifuge mais qui n’a été nullement empêchée et qui est en pleine opérationnalité du déploiement sur ces frontières (Texas, essentiellement) de milices privées de citoyens contre cette immigration. Au même moment, les observations démographiques font savoir que les écoles US voient pour la première fois une majorité d’enfants composée des minorités ethniques non-blanches, la majorité blanche (WASP & et reste) perdant sa position majoritaire absolue. Ces divers événements alimentent principalement non pas la question du racisme, encore moins celle de la militarisation, mais d’une façon très puissante la crise générale d’identité des USA parvenue ainsi à son paroxysme.
Il en résulte, à notre sens, que la manifestation essentielle de la crise générale des USA est, aujourd’hui, la crise de l’identité dans ceci qu’elle se traduit en termes opérationnels en crise générale de l’insécurité identitaire. Dans ce cas, chaque communauté ethnique, ou religieuse, ou raciale, etc., l’expérimente à sa façon et selon les tendances qui l’habitent, renforcées et encouragées d’une façon exponentielle par la politique multiculturelle caractérisant l’époque de la postmodernité, et l’individualise dissolvant de la doctrine triomphante de l’hyperlibéralisme. Il s’agit alors, à son tour, d’une opérationnalisation de la crise générale du Système traduite en des termes américanistes, et bien entendu alimentée par tous les aspects de la crise spécifique du Système : l’aspect financier, l’aspect économique, l’aspect de la politique expansionniste du centre aussi bien que la tendance à la militarisation... Mais sans nul doute, l’essentiel, le facteur le plus écrasant et le plus décisif dans ce sens, le principal répondant, le principal aliment que la crise identitaire trouve dans la crise du Système, c’est la crise du pouvoir central à Washington, notamment dans son action intérieure, marqué par une complète paralysie depuis plusieurs années, d’une façon latente depuis 9/11 et d’une façon criante depuis l’arrivée au pouvoir d’Obama. C’est dire si les deux crises, – crise identitaire et crise du pouvoir, – se correspondent parfaitement puisque le pouvoir central a été établi dans toute sa puissance pour étouffer la crise identitaire chronique aux USA, ce pays qui n’est pas une nation mais un simple rassemblement oligarchique fait pour servir les intérêts de la susdite oligarchie ; la dissolution de la puissance du pouvoir central nourrit, accélère, dramatise la crise identitaire qui, elle-même, produit de multiples crises opérationnelles, comme celle de Ferguson ; et celle de Ferguson devenant, par un enchaînement improbable de maladresses humaines et de puissance de la communication, un exemple archétypique de cette situation générale. Peut-être l'une ou l'autre circonstance incitera à suivre cet exemple ?
Comment définir cette évolution crisique spécifique aux USA, à la lumière de la crise de Ferguson, Missouri, qui a nécessairement un aspect démonstratif et archétypique ? Nous parlerions plus volontiers de “dissolution” (deuxième terme de la formule dd&e, pour déstructuration, dissolution & entropisation) plutôt que de “dislocation” (qui correspond à la “déstructuration”). Cela revient à observer que la crise d’identité paroxystique dissout la société US bien plus qu’elle ne la déstructure, et bien entendu elle s’inscrit comme la contribution US à la crise générale d’effondrement du Système, en étant l’un des deux principaux composants US de cette crise d’effondrement avec la crise du pouvoir central. Cette dissolution implique-t-elle que la déstructuration (dislocation) est déjà accomplie ? Manifestement non, comme le montre la situation institutionnelle des USA ; mais si cette structuration persiste, elle recouvre de plus en plus le vide de la dissolution sociale, elle structure le vide littéralement et atteint une fragilité extrêmement inquiétante, qui pourrait être proche d’un point de rupture ou d’effondrement. Cela est d’autant plus à considérer que les mesures prises pour tenter de contenir ces mouvements de dissolution, qui s’avèrent en fait être des mesures arbitraires et autoritaires de coercition comme la militarisation de la police plaquées sur une situation générale de disparités et d’inégalités arbitraires de toutes sortes, agissent en complète inversion et conduisent souvent à un résultat contraire à celui qu’on attend. La séquence déjà vieille de dix jours de la petite ville de Ferguson, laboratoire minuscule et symbole hypertrophié de la crise des USA, le montre d’une façon éclairante.
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