Fidel nous éclaire

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Fidel nous éclaire

27 novembre 2016 – J’ai commencé ma “carrière” en haïssant Castro, avec toute la fougue, la certitude, la verve et l’absence complète de connaissance de mon adolescence sur sa fin extrême. Je l’ai peut-être écrit ici ou là, je ne sais, mais il faut savoir que ma jeunesse s’est réfugiée dans ma seule imagination ; mon indifférence à la politique fit que l’“Algérie française”, où j’étais né et que je vis pour la dernière fois en janvier 1962, se perdit sans moi, sans que je m’en préoccupasse vraiment. (Aujourd’hui, j’ai découvert que c’est un des très-grands remords de ma vie, cette indifférence-là, à la disparition de l’“Algérie française”.) Cela fait que je n’ai pas grand’chose à dire pour les années qui suivirent, sinon que j’étais, par indifférence justement, antigaulliste (fidélité indifférente à l’“Algérie française”) et pro-américain mais pas comme les autres, plutôt par le souvenir de ma tendre-jeunesse, avec ma fascination pour les avions américains de la Deuxième Guerre (surtout le P-51D Mustang d'une beauté à couper le souffle, « the Cadillac of the sky ! », selon un personnage de Spielberg). Quand je commençai mon métier de journaliste sur les affaires étrangères immédiatement, en novembre 1967, je devins assez naturellement, Mustang oblige, pro-américain tendance ultra, c’est-à-dire tendance-Pentagone. Par conséquent et selon les normes syndicales, comme je l’ai écrit plus haut je haïssais Castro.

Puis j’évoluai, – on s’en est aperçu, non ?

J’ai parfois, ici ou là, raconté pourquoi et comment “j’évoluai” ; un jour, si Dieu me prête à vie, même à crédit, je raconterai tout cela en bons et fermes détails. En attendant et dans l’entretemps, mon sentiment sur Castro avait changé sans en connaître plus sur la Cause Première et la Fin Dernière de la révolution cubaine. Le personnage, sa pétulance, son verbe intarissable, ses gestes, son éternel battle-dress, sa barbe immuable, son cigare toujours à moitié fumé, tout chez lui me semblait sympathique et chaleureux. Je n’ai jamais été à Cuba mais j’en ai entendu parler ; j’ai eu des échos d’une certaine façon de vivre et d’une certaine façon d’être selon les moyens disponibles (embargo US oblige) dont on pourrait chercher l’équivalent dans les banlieues de Chicago où l’on se tire à vue en rythmant le rap et même dans les cocktails de Hollywood où leur politically correct emprisonne la parole et cadenasse la pensée bien plus que l’on n’a jamais fait dans l’histoire de la contrainte des âmes. Quant aux horreurs de son régime qu’on ne manque pas de dénoncer, dans l’establishment et même chez les antiSystème, – aux USA dont je parle précisément, parce qu’ils sont l’autre partie prenante dans cette partie, les autres (les Européens et les théoriciens) étant de peu d’intérêt dans mon jugement – quant à ces horreurs je m’abstiendrai d’un jugement de fond parce que je n’ai pas le brio d’un comptable humanitaire ni le bagout d’un avocat du barreau des grandes causes ; ce qu’il me semble possible de dire, c’est cette banalité fatale et écrasante que les horreurs, tout le monde, absolument tout le monde en a son lot. (Évidemment, je suis tenu de reconnaître, au nom de la liberté de penser, qu’il y a les horreurs dictatoriales et les horreurs démocratiques qui, paraît-il, vous font plus douce la torture de l’eau, ou waterboarding selon les manuels législatifs de la CIA. Je reconnais, Votre Honneur.)

Il reste que j’ai appris tout de même que Cuba est martyrisé par les USA au moins depuis 1898 avec un des premiers false flags de l’histoire de la modernité mécanique (l’explosion du croiseur Maine dans la baie de La Havane) qui donna prétexte aux yankees d’aller “libérer” Cuba, c’est-à-dire de virer les Espagnols des Caraïbes pour en faire leur “mer intérieure”. A partir de là, l’intervention US à Cuba devint une sorte d’exercice d’entraînement régulier pour les Marines. Tout cela s’acheva dans l’ignominie absolument incroyable de la dictature du régime Batista (“He’s a sonovabitch but he’s our sonovobitch”). Avec Batista, Cuba devint le casino et le bordel flottant des citoyens US en mal d’exotisme, le tout étant contrôlé par la Cosa Nostra, ou crime organisé italo-américain (sous la supervision de Meier Lansky, juif et donc le seul non-Italo-Américain de la direction quasi-collégiale de Cosa Nostra). Sans doute est-ce la seule fois dans l’histoire, d’une façon aussi patente, visible, structurée, quasi-officielle, que le crime organisé exerça une dictature de cette façon sur une nation de cette sorte.

Castro liquida Batista qui avait la résistance d’une pomme pourrie déjà tombée par terre. Les USA, le cœur sur la main, l’applaudirent à tout rompre et, pendant quelques mois, il en fut le chevalier blanc à la barbe fleurie. Puis on s’aperçut qu’il prétendait être Cubain, et non pas Hispano-Américain en villégiature dans les Caraïbes pour y installer l’américanisme démocratique, et il devint un communiste avant de l’être, comme on dégaine son Colt, parce que les éditoriaux de la presse-Système avaient déjà plusieurs longueurs d’avance sur les événements. Les frères Dulles, ardents et stricts puritains venus de Wall Street et presque-jumeaux (Foster au département d’État, Alan à la CIA), nous arrangèrent cela aux petits oignons. Les frères Kennedy, qui arrivèrent en 1961, furent emportés par une rage anticastriste à ne pas croire, après que John se la fit mettre profonde par la CIA et son fiasco monumental de la Baie des Cochons. Curieux, l’anticastrisme échevelé des frères Kennedy, surtout Robert, – peut-être un complotiste a-t-il une explication ? Amusantes, les trouvailles de la CIA pour assassiner Castro, , – outre les “contrats” passés avec Cosa Nostra qui empocha sans réaliser, – décrites par le directeur de la CIA Colby devant la Commission Church en 1975, du cigare qui explose à la barbe qui s’enflamme, à la capote anglaise au curare (la dernière, je l’avoue, je l’ai inventée).

Aujourd’hui, je me retrouve avec une unanimité-establishment pour condamner Castro côté cour, ou sombre (aux USA, bis repetitat, seul cas qui m’intéresse), et encore plus une unanimité-antiSystème autour de Trump qui a eu des mots incroyablement sévères pour condamner Castro. Cela signifie que, si je suis prêt à applaudir à tout rompre Trump s’il parle avec Poutine et nomme Tulsi Gabbard au département d’État, je suis également prêt à juger obscène son jugement sur Castro quand on va prendre la tête d’un pays comme les USA qui traîne une quincaillerie incroyable de casseroles et n’a plus assez de placards pour y planquer tous ses cadavres, et tout cela après avoir continué à torturer Cuba pendant le demi-siècle castriste par l’embargo le plus honteux, le plus couard et le plus arrogant de l’histoire de cette belle pratique si complètement anglo-saxonne. Le seul que j’ai apprécié, c’est l’ultra-vieux Jimmy Carter, que j’aurais aimé voir président à 80-90 ans plutôt qu’à 52 ans.

Quant au jeune Trudeau et son salut à Castro dont on se moque beaucoup, comme celui de divers Européens j’imagine (je n’ai pas été les lire, pas le temps), c’est le comble de l’entortillement idéologique et de relations publiques pour le fun postmoderne, ou bien nous diront les complotistes c’est une manœuvre habile des communistes qui restent aux aguets. (Je ne parle pas de cynisme ni d’hypocrisie du jeune Trudeau parce que pour en faire montre, il faut connaître les choses.) C’est habile en effet, pensent-ils, de saluer les icônes de T-Shirt qui donnent un peu de sensations extrêmes à nos jeunesses si promptes à l’héroïsme postmoderne du porter du T-Shirt rebelle (mais plutôt avec Guevara dessus, me semble-t-il, que le vieux Fidel) ; et puis, le T-Shirt en série, ça fait marcher le commerce, c’est-à-dire le Système. Le vrai est que les globalistes/Système qui saluent Castro sont aussi en contradiction avec leur logique que l’anti-globaliste/nationaliste/antiSystème Trump qui honnit Castro... Le communisme selon Castro ne m’a jamais paru sérieux que dans les discussions de la Sorbonne et sous les pavés de Mai 68. Fidel était d’abord un Cubain, défendant Cuba et sa souveraineté, et qui eut bien des difficultés avec les “amis soviétiques” parfois un peu envahissants, – mais il n’en avait pas d’autres, si près des côtes de Floride. Je sais bien dans quel camp il serait aujourd’hui comme d’ailleurs il n’a jamais manqué de le dire ; même si vieux et malade il savait reconnaître le Système, le sale-dictateur, et ce qu’il importait d’en faire.

Lorsque je dis que “Fidel nous éclaire”, il s’agit de bien m’entendre et de bien se comprendre. Même mort, il éclaire les contradictions affreuses de notre temps et la confusion presque pathologique de ces pensées engluées dans les idéologies passées comme dans un marécage, couvertes par la faiblesse de ces psychologies ouvertes aux influences les plus basses, et eux encore dans leur danse de Saint-Guy, dénonçant des ombres de leurs fantasmes réciproques sous les yeux du Système pour une fois goguenard. Cette observation qui pourrait également se dire “Va jouer avec cette poussière” (Montherlant), est, selon mon opinion comme l’on dit dans les tribunaux, plus intéressante que de se tabasser à propos du communisme-ou-pas et de toutes ces sornettes ; c’est un antiaméricain qui fut un ardent pro-américain à cause du Mustang, – enfin une chose sérieuse, – qui vous le dit...