Fièvre de guerre...

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Fièvre de guerre...

12 août 2014 – A la fin de la semaine dernière, un article a fait grand bruit en Allemagne. Il s’agit de «The West Is On The Wrong Path», de Gabor Steingart, directeur de la rédaction du prestigieux quotidien financier allemand Handelsblatt. (Voir le 8 août 2014. L’article est repris également sur InformationClearingHouse, le 8 août 2014, avec une présentation de Paul Craig Roberts venue de son propre site, également le 8 août 2014.) On trouve sur WSWS.org le 11 août 2014, une analyse de cet article dans une perspective d’affrontement entre des tendances opposées de l’establishment-Système allemand. WSWS.org, situe l’article dans une situation symbolique de cet affrontement, entre deux prestigieux journaux, le Handelsblatt de Steingart et la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ)...

«A fierce dispute over German policy towards Russia has broken out between two leading German business newspapers, Handelsblatt and Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ). While the FAZ calls for a robust confrontation with Russia, the Handelsblatt describes this as a “wrong track” leading directly to war. The conflict expresses sharp divisions within the ruling class over the future direction of German foreign policy.

»Since the start of the crisis in Ukraine, virtually the entire German media has supported and encouraged the federal government’s aggressive line. The Handelsblatt, speaking for the German export industry, had merely cautioned for a little more prudence. But last Monday, Handelsblatt publisher Gabor Steingart made a frontal attack on the FAZ. In his “Morning Briefing” column, delivered daily by e-mail to Handelsblatt subscribers, he accused the FAZ editorial board of “openly” calling “for a strike against Russia.” He referred to the lead article, “Show strength,” published the same day on the front page of the FAZ, which demanded that the West “strengthen and also demonstrate its willingness for military defense.” Such phrases amount to an “ideological conscription order,” Steingart charged.»

Steingart plaide avec virulence contre l’espèce de “fièvre de la guerre” qui, selon lui, semble s’être emparée de la classe dirigeante, notamment dans le chef du système de la communication. Les arguments n’étonneront pas, en général, les lecteurs de dedefensa.org, tant ils reprennent une documentation générale et écrasante dont nous nous faisons souvent l’écho, tant ils représentent finalement une situation dont l’évidence ne cesse de s’affirmer. Ce qui nous arrête plus précisément dans l’article de Steingart, c’est le début, qui est une référence directe et symboliquement évidente dans ce mois du centenaire, à l’atmosphère de “fièvre de la guerre” qui régnait en Allemagne en août 1914, qui semble se réverbérer en ce mois d’août 2014...

«Every war is accompanied by a kind of mental mobilization: war fever. Even smart people are not immune to controlled bouts of this fever. “This war in all its atrociousness is still a great and wonderful thing. It is an experience worth having“ rejoiced Max Weber in 1914 when the lights went out in Europe. Thomas Mann felt a “cleansing, liberation, and a tremendous amount of hope“.

»Even when thousands already lay dead on the Belgian battle fields, the war fever did not subside. Exactly 100 years ago, 93 painters, writers, and scientists composed the “Call to the world of culture.“ Max Liebermann, Gerhart Hauptmann, Max Planck, Wilhelm Röntgen, and others encouraged their countrymen to engage in cruelty towards their neighbor: “Without German militarism, German culture would have been swept from the face of the earth a long time ago. The German armed forces and the German people are one. This awareness makes 70 million Germans brothers without prejudice to education, status, or party.”

»We interrupt our own train of thought: “History is not repeating itself!” But can we be so sure about that these days? In view of the war events in the Crimean and eastern Ukraine, the heads of states and governments of the West suddenly have no more questions and all the answers. The US Congress is openly discussing arming Ukraine. The former security advisor Zbigniew Brzezinski recommends arming the citizens there for house-to-house and street combat. The German Chancellor, as it is her habit, is much less clear but no less ominous: “We are ready to take severe measures.”

»German journalism has switched from level-headed to agitated in a matter of weeks. The spectrum of opinions has been narrowed to the field of vision of a sniper scope. Newspapers we thought to be all about thoughts and ideas now march in lock-step with politicians in their calls for sanctions against Russia's President Putin. Even the headlines betray an aggressive tension as is usually characteristic of hooligans when they 'support' their respective teams. The Tagesspiegel: “Enough talk!” The FAZ: “Show strength”. The Süddeutsche Zeitung: “Now or never.” The Spiegel calls for an “End to cowardice”: “Putin's web of lies, propaganda, and deception has been exposed. The wreckage of MH 17 is also the result of a crashed diplomacy.”»

Le début de cet article nous a irrésistiblement rappelé plusieurs passages de La Grâce de l’Histoire, où nous évoquons, à partir de l’excellent livre de Modris Eksteins Le Sacre du Printemps, le climat régnant en Allemagne dans les années précédant la Grande Guerre, et jusqu’à la guerre elle-même. Notre interprétation renvoie évidemment à la séquence métahistorique que nous développons à partir de l’événement dit du “déchaînement de la Matière”, et cela est rappelé dans l’extrait de La Grâce que nous avons choisi, ci-dessous. Cet extrait a l’avantage, d’une part de restituer certaines observations de “la fièvre de la guerre” d’août 1914 en Allemagne, telle que l’évoque Steingart ; d’autre part de situer cet épisode dans le contexte plus large du développement de l’Allemagne avant la Grande Guerre, et dans le contexte encore plus large de notre hypothèse du “déchaînement de la Matière”.

Extrait de La Grâce de l’Histoire, p-73-78

«Qui sait regarder, en effet, voit l’énorme chose au centre du continent, l’Allemagne, transformée en un colosse fumant, crachant, qu’on devine à la fois furieux et exalté, qui organise sa puissance comme l’on fait avec une énorme forge emportée dans une activité démente. A cette évocation et pour qui s’est attaché un instant à l’image, il est difficile d’écarter la référence sombre et presque diabolique au cœur du phénomène de la modernité industrielle qui triomphe alors en Allemagne, en cette fin de siècle. Notre grand et précieux ami, Guglielmo Ferrero, en fait, en 1917, en plein cœur du conflit, se retournant sur ce qui a précédé, une description irréfutable.

»“Mais après 1900, l’Allemagne sembla devenir rapidement le modèle universel, en battant l’Angleterre dans presque tous les champs où elle avait conservé jusqu’alors une supériorité incontestée. […] Après 1900, le monde n’avait plus vu, en Europe, que l’Allemagne et sa force grandissante, au milieu de peuples ou surpris ou éblouis.”

»Rompu comme l’on est à l’interprétation anglo-saxonne de l’Histoire, qui ne voit pas grand’chose qui vaille la peine du signalement entre l’empire britannique et l’“American Century”, nous avons perdu de vue le poids formidable de la machine allemande dans l’architecture en constante évolution du monde, à partir de la dernière décennie du XIXème siècle. D’acteur du concert européen approximatif et énervé, animé par l’habileté un peu lourde d’un Bismarck, l’Allemagne devient brusquement comme le démiurge d’un courant de progrès brutal qui saisit le monde. Au-delà des rangements européens, qui ont évidemment leur importance, je distinguerai une autre corrélation, entre l’activité allemande qui débouche sur la frénésie de puissance qu’on signale ici, et l’émergence d’une puissance presque égale, qui enveloppe les USA sortis de leur Guerre de Sécession prestement transformée en Civil War pour écarter les soupçons, pour entrer dans le Gilded Age du plus formidable déchaînement de “capitalisme sauvage” que le monde ait connu. Cela se passe comme si ces deux forces étrangères, la pangermaniste et l’américaniste, étaient à la fois concurrentes possibles, ennemies jurées éventuelles mais aussi complices dans l’esprit comme on est de la même famille, puisque dépendantes si profondément d’une même dynamique de l’Histoire, de l’économie et du monde. L’histoire du XXème siècle les verra effectivement se passer le relais de la chose, dans le déchaînement du fer, du feu et du sang qui les opposera ultimement. Il ne doit faire nul doute, dès cet instant, que cette dynamique, que Ferrero décrit comme l’“idéal de puissance”, est celle qu’on a décrite plus haut, née à la fois de notre choix du feu qui va organiser notre progrès selon l’emportement de la puissance brûlante de notre machinerie artefactuelle ; née aussi bien de la dynamique révolutionnaire et déstructurante de la Révolution française, à laquelle ni l’une (la Prusse avant l’Allemagne), ni l’autre (l’Amérique) ne sont indifférentes. Au-delà des siècles et des océans, il semble que l’Allemagne et l’Amérique soient paradoxalement liées par un malentendu partagé, qui est de nature révolutionnaire, qui s’exprime essentiellement et d’une façon antagoniste dans les deux cas avec la France, et, par conséquent, liées par une vision du monde s’exprimant au travers de ce malentendu où les deux sont du même côté. Lorsque Rathenau baptise Berlin “Chicago sur Spree”, il ne fait que répondre à une profonde logique de l’Histoire qui nous dépasse tous, pour nous imposer son explication fondamentale.

»Voilà effectivement le nœud du propos. Dans l’occurrence où nous la décrivons, parvenue au bord d’emportements fatals, l’Allemagne n’est pas plus la maîtresse de son destin que l’Amérique ne le sera, un demi-siècle plus tard. Sa puissance, c’est celle d’une dynamique qui la dépasse et, en un sens, qui la transcende (mais vers le bas, si l’on conçoit cela) ; la dynamique d’une force telle qu’à elle seule elle fait toute notre histoire depuis au moins trois siècles, peut-être depuis quatre ou cinq siècles. L’Allemagne ne fait qu’emprunter un courant qui la dépasse, ou bien est-ce ce courant qui la convie, manu militari, à tenir le rôle qui lui est assigné, et alors on dira que l’Allemagne est emportée ; en ce sens, elle succède, parmi la galerie des “élus”, à la France et à sa Révolution, et à la révolution du feu de l’Angleterre. La rencontre est assez intense pour embraser les âmes trop fragiles ; au contraire de la France qui, une fois enflammé le monde avec sa Révolution, va jouer à continuer à être révolutionnaire mais sans jamais ne l’être plus vraiment, l’Allemagne souscrit sans restriction à l’aventure qui lui est proposée. Le feu lui monte à l’âme. Elle croit saisir le monde dans ses mains fiévreuses et puissantes, pour pouvoir le secouer, le tordre, le chambouler et qu’il naisse enfin, ce monde nouveau selon ses vœux hurlés mais si peu compréhensibles ! Ainsi proposerais-je l’interprétation qui confirme une remarque faite plus haut, au contraire de l’apparence des circonstances qui suivent les humeurs étiquetées des troquets intellectuels et Rive-Gauche, que l’Allemagne de Weber-Parsifal, qui est l’Allemagne de “Chicago sur Spree” et de Guillaume II après tout, est bien plus révolutionnaire que l’Allemagne des contestataires de 1848, le jeune Wagner en tête.

»Il ne fait aucun doute que ce serait l’analyse, pour l’humeur de l’Allemagne dans tous les cas, de Modris Eksteins. Dans son livre “Le Sacre du Printemps” (publié en 1989), du nom de l’œuvre de Stravinsky montée à Paris par Diaghilev en 1913 et qui aurait dû l’être à Berlin pour l’esprit de la chose, Eksteins décrit une Allemagne du début du siècle, jusqu’à la Grande Guerre, emportée par une fièvre moderniste s’exerçant autant dans le domaine classique de l’industrie et de la technologie, que dans le domaine plus éthéré, plus symbolique, mais puissamment suggestif et décisivement influent, de l’art et de la culture. C’est une époque du dépassement de soi, de la recherche d’une transformation radicale, de la transmutation de la civilisation elle-même en quelque chose de complètement différent, où même les gays de ce temps-là, en avance d’un siècle et de bien plus d’un mariage, ont pignon sur rue, sous la forme d’associations que tout le monde reconnaît et respecte. La guerre de 1914 acquiert, dans cette perspective, animée par le rythme sourd de la machinerie industrielle, soulevée par l’envolée de la création radicale, par la puissance des théories de rupture du monde ancien, une perspective fusionnelle qui est presque comme le bonheur parfait de la révolution… Modris Eksteins nous convie à observer cela.

»“L’Allemagne, qui n’est unifiée que depuis 1871 et qui, en l’espace d’une seule génération, est devenue une impressionnante puissance militaire et industrielle, représente alors l’innovation et le renouveau. Elle est le symbole du vitalisme et du triomphe de la technique. Pour elle, il s’agit d’une guerre de libération, une ‘Befreiungskrieg’, face à l’hypocrisie des conventions bourgeoises… […]

»“Pour l'Allemagne, la guerre est donc ‘eine innere Notwendigkeit’, une nécessité spirituelle. C'est une quête d'authenticité, de vérité, d'accomplissement de soi, de ces valeurs évoquées par l'avant-garde avant le conflit, et un combat contre tout ce à quoi celle-ci s'est attaquée, c'est-à-dire le matérialisme, l'hypocrisie et la tyrannie. [...] La guerre devient synonyme d'émancipation et de liberté, ‘Befreiungs’ ou ‘Freiheitskampf’. Pour Carl Zuckmayer, c'est ‘une libération par rapport à la petitesse et à la mesquinerie bourgeoises’. Franz Schauwecker la considère comme ‘des vacances de la vie’. [...]

»Pour [Emil] Ludwig comme pour bien d'autres, le monde s'est transformé du jour au lendemain. ‘La guerre l'a rendu beau’, dira plus tard Ernst Glaeser, dans son roman ‘Jahrgang 1902’. L'instant faustien auquel Wagner, Diaghilev et tant d'autres artistes modernes cherchent à accéder par leurs œuvres, est donné à tout un peuple. ‘Cette guerre est un plaisir esthétique sans égal’, dit l'un des personnages de Glaeser.”

»Il s’agit de l’Allemagne mais il ne s’agit pas que de l’Allemagne ; l’Allemagne devenue porte-drapeau, porte-parole, transmutée en symbole et représentation puissante d’un mouvement déstructurant général, avec ses racines au XVIIIème siècle, qui a pris son élan radical avec la grande Révolution en s’appuyant sur le choix du feu, qui a trouvé son véhicule politique et culturel avec la Prusse se transformant en Allemagne et transformant l’Allemagne en véhicule de sa propre puissance, lui impulsant un rythme de puissance accumulant une énergie formidable comme un ressort qui se tend, comme un arc qui se bande ; l’Allemagne qui va conduire la guerre au nom de l’‘idéal de puissance’… Ainsi peut-on esquisser le mouvement puissant, la dynamique irrésistible qui précipite le monde dans la guerre, mais, selon l’âme allemande, dans une guerre qui sera, par exemple, “une libération par rapport à la petitesse et à la mesquinerie bourgeoises”...»

La guerre et la nécessité du paroxysme

On l’a évidemment compris, ce que nous disions déjà de l’Allemagne-1914 vaut bien entendu pour l’Allemagne-2014 telle qu’on serait tenté de l’appréhender au travers du propos de Steingart : «Il s’agit de l’Allemagne mais il ne s’agit pas que de l’Allemagne...» Qui plus est, les différences sont si considérables, qui touchent l’essence même... L’Allemagne-2014 est si loin d’occuper la place qu’elle occupait en 1914, si loin de sa psychologie du temps pangermaniste déchaîné de l’avant-1914, si loin de seulement envisager, voire concevoir la responsabilité du rôle qu’elle joua en 1914, – lequel fut d’ailleurs un rôle irresponsable d’“outil”, mais d’outil capable de s’enfiévrer, d’avoir ses vapeurs et de croire à ses convictions, d’outil disposant lui-même de l’outil formidable de la guerre... «Dans l’occurrence où nous la décrivons, parvenue au bord d’emportements fatals, l’Allemagne n’est pas plus la maîtresse de son destin que l’Amérique ne le sera, un demi-siècle plus tard. Sa puissance, c’est celle d’une dynamique qui la dépasse et, en un sens, qui la transcende (mais vers le bas, si l’on conçoit cela)...»

“L’Histoire ne se répète pas” dira-t-on alors, comme le rappelle Steingart lui-même («We interrupt our own train of thought: “History is not repeating itself!”»). Voire... Il s’agit de s’entendre  : de quelle histoire parlons-nous ? Celle de notre système de communication noyé dans la bienpensance du bloc BAO, dans son extraordinaire construction de réalités différentes, couche après couche, comme à la louche, et tout cela estampillé par les milieux académiques, avec pour mission de célébrer le triomphe de notre postmodernité de notre “éternel présent” en célébrant le centenaire ? Cette histoire-là n’est pas pour nous, elle nous indiffère avec sa tromperie permanente, son goût de l’inversion où elle se roule comme ferait une fille ; c’est la “science historique” des diplômés, des témoins de la mémoire, des faiseurs de thèses pour prix de littérature historique, des témoins “de référence” des talk shows du samedi soir et ainsi de suite

Au contraire, nous pouvons, nous, aussi bien faire ce titre pour un texte de cent ans plus tard, du 8 août 2014 (tiens, le jour où Steingart publie son article) : «100 ans plus tard, la guerre a donc bien lieu» ; ajoutant dans le texte consacré aux “contre-sanctions” que la Russie vient d’annoncer après la décisions de sanction du l’UE de la fin-juillet : «Bref, c’est la guerre, comme pour fêter dignement le centenaire de la Grande Guerre ... Comme nous l’explique l’analyste politique new-yorkais de l’International Action Center du très-suspect Workers World Party, Caleb Maupin, prestement interviewé par Russia Today... [...] “Caleb Maupin: ‘It is important to be clear what sanctions are – economic warfare.’”» Autrement dit : on a la guerre qu’on peut...

En effet, cent ans plus tard, on pourrait dire que l’histoire “ne se répète pas”, mais seulement parce qu’il s’agit de “leur histoire” qui est une histoire réduite aux acquêts des exigences “mémorielles” (comment faire confirmer par l’“histoire” que nous avons raison de tenir avec le Système). Il est acquis selon la narrative convenue que cette “histoire”-là ne peut répéter 1914 dans ses apparences évènementielles. Il y a bien des arguments pour cela, et on peut les répéter en les synthétisant.

• La puissance acquise du système du technologisme, sa surpuissance a conduit à une quasi-impasse dans l’emploi des instruments de cette surpuissance. Ainsi est-on conduit à observer le chemin de cette surpuissance et de ces effets sans plus pouvoir intervenir, ni s’en assurer le contrôle. Ce facteur, catastrophique pour la civilisation (notre “contre-civilisation”), a l’étrange effet annexe de rendre de plus en plus “infaisable” les conflits utilisant ces technologies, d’autant qu’au terme se trouve la perspective du conflit nucléaire. Ce blocage n’est certes pas complet (on le voit avec la crise ukrainienne) mais il agit comme un frein formidable dans l’usage de cette surpuissance selon les conceptions classiques ... Ainsi la guerre “selon les conceptions classiques” semblerait-elle de plus en difficile à faire.

• Le système de la communication dans son emploi-Système saucissonne tellement les vérités de situation selon les techniques de fragmentation utilisés pour les déformer, il émet un tel “bruit de fond” de la mise en scène de l’achèvement du bonheur terrestre dans notre temps postmoderniste, qu’il semble impossible de substantiver le tragique des événements. Ainsi, même l’idée de la guerre se perd dans ce “bruit de fond” et devient l’objet de vaines spéculations ... Cet état des psychologies populaires renforce un autre constat, également des domaines de la communication et de la psychologie, selon lequel des phénomènes tels qu’une mobilisation générale, comme il y eut en août 1914, semblent être devenus quasi-impossibles à réaliser. Cela constitue effectivement un autre point d’interrogation de très grande dimension sur la perspective de la possibilité de faire une guerre selon les conceptions classiques de la chose.

On dira alors “Bravo, car ainsi évite-t-on l’horreur de la guerre...” ? (Même si les souffrances et les horreurs, exprimées différemment, valent bien celles des conflits passés lorsqu’on parcourt les années depuis le 11 septembre 2001.)... Pourtant non, on ne peut dire “Bravo”, parce que le système de la communication, jouant son rôle de Janus, permet malgré tout qu’une partie de lui-même mette à jour ce que l’autre partie, au service du Système, s’emploie à dissimuler. (Voir l’Ukraine, où les massacres du Donbass se déroulent dans l’indifférence appuyée, clins d’yeux à l’appui, de la presse-Système, mais où l’information antiSystème de l’internet parvient tout de même à percer cet éteignoir...) Ainsi découvre-t-on que ce qui nous guette comme véritable danger, ce n’est pas le risque de la guerre, mais la fragilité extrême, – du Système d’une part, de nos psychologies soumises au Système d’autre part. Ainsi la guerre recommence-t-elle certes, mais selon notre histoire à nous, c’est-à-dire en exprimant différemment ce que nous impose la métahistoire.

Ce qui compte par conséquent, ce n’est pas la guerre mais le motif de la guerre, la cause de la guerre, – c’est-à-dire, en vérité, la pseudo-nécessité de la guerre. On connaît bien la thèse de La Grâce, et c’est là qu’elle joue à plein : l’idée de la nécessité de la guerre est une image imposée par 1914 interprété selon l’histoire-Système, mais l’on sait qu’il s’agit en fait de la nécessité d’un paroxysme, parce que le Système est arrivé à une occurrence qui, justement, réclame un paroxysme. En 1914, ce fut la Grande Guerre, – aujourd’hui, ce ne peut être une nouvelle Grande Guerre selon les normes de 1914, selon les normes de déclenchement d’une guerre. Alors la métahistoire, – la vraie, celle-là, – cherche une autre voie ... La question, on le sait, recouvre de son ombre terrible toute la crise ukrainienne et ses divers axes d’extension : trouvera-t-on et suivra-t-on cette voie, qui peut conduire au conflit nucléaire ?

On connaît également notre position (par exemple, le 6 août 2014) qui est d’observer qu’il s’agit là d’une question terrible, mais dont la réponse n’est pas automatique, qui débouche plutôt sur une alternative. Il y a bien sûr l’enchaînement vers un conflit qui peut arriver à l’absolu de la destruction (guerre nucléaire), mais il y a aussi l’accélération de la dynamique surpuissance-autodestruction conduisant à la phase finale de la crise d’effondrement du Système avant que l’on en arrive à la possibilité d’une guerre, ou bien à la place d’en arriver à la possibilité d’une guerre. On se trouverait alors confirmé dans le fait que le paroxysme que réclame le Système aujourd’hui n’est pas la simple répétition, sous une forme différente et plus sophistiquée ou plus étrange, de celui de 1914, et qu’à un paroxysme d’étape (1914) succède un paroxysme final (2014). (L'essentiel reste donc le paroxysme répétitif, ou la Grande Guerre comme «“réplique sismique en amont” de notre crise, annonciatrice de cette crise...»)

Comme l’on voit bien, on se trouve fort éloigné de l’Allemagne et du problème allemand spécifique. Il s’agit du problème d’une crise de civilisation, et même de la crise du concept même de civilisation telle que l’exercice qui en a été fait, à partir du “déchaînement de la Matière”, nous a conduit à la construire : une civilisation bloquée par elle-même, par sa propre surpuissance qui se trouve justifiée par tous les progrès qu’elle a engendrés, mais elle-même (cette civilisation devenue contre-civilisation) découvrant avec horreur tous les effets catastrophiques de ces mêmes progrès qu’elle a engendrés. Bien entendu, ceux qui sortirent indemnes du terrible carnage de 1914 avaient bien compris de quoi il s’agissait, puisqu’ils découvraient, avec Valéry, que «[n]ous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles… »

Plus tard, Valéry expliqua cette phrase, et nous avons repris cette appréciation dans La Grâce (p.37, dans les premières lignes du récit, après la préface et l’avertissement) en demandant au lecteur de la transposer à notre temps... «Enfin, quant à ma phrase même, elle exprime une impression de [2014] et annonce le développement qui la suit et est chargé de lui donner un sens. Je la considère comme une sorte de photographie. Le titre même de l'étude (‘La crise de l'Esprit’) et l'ensemble des idées qu'elle contient me semblent montrer assez clairement que j'entends décrire une “phase critique”, un état de choses opposé fortement à celui que l'on représente par les noms de “régime” et de “développement régulier”. Le problème de la [seconde décade du XXIème siècle] me paraît donc se préciser ainsi : sommes-nous vraiment dans une phase critique? A quoi le connaît-on? Cette maladie peut-elle être “mortelle”? Pouvons-nous, oui ou non, imaginer de telles destructions matérielles et spirituelles, ou de telles substitutions, non fantastiques mais réalisables, que l'ensemble de nos évaluations d'ordre intellectuel et esthétique n'ait plus de sens actuel?»

... On voit bien, répétons-le en guise de conclusion, que nous sommes bien loin de l’Allemagne et du problème allemand. Nous sommes là où nous devons être : au cœur du problème de la crise de l’effondrement de notre civilisation. Par conséquent, de ce point de vue-là, 1914 n’est pas si loin de 2014, – sauf, tout de même et pour rappeler notre en-tête, qu’ils avaient Valéry et que nous avons BHL.