Fin de l’American Dream, l’imagination un peu courte

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Fin de l’American Dream, l’imagination un peu courte

Il y a, depuis quelques mois, sur les réseaux officiels américanistes d’information, un sujet particulièrement délicat qui commence à être abordé avec réticence et hostilité, alors qu’il était jusqu’alors implicitement off-limits et tout simplement ignoré. (L’auto-censure de l’information marche bien, y compris comme révélateur: lorsqu’elle commence à le céder sur un point précis, c’est qu’il existe une inquiétude diffuse à cet égard.) Le sujet est la dislocation des Etats-Unis, ou “la fin des USA”. Un des acteurs favoris de ce sujet, c’est le russe Igor Panarine, ex-analyste du FSB (ex-KGB), passé très officiellement dans une fonction que chapeaute le ministère russe des affaires étrangères.

Un texte de l’agence US et américaniste AP rapporte une très récente intervention de Panarine, dans une dépêche du 4 mars. Elle présente la chose d’une façon mi-figue mi-raisin, non sans une réelle condescendance, non sans une vague inquiétude affleurant par instant.

«If you're inclined to believe Igor Panarin, and the Kremlin wouldn't mind if you did, then President Barack Obama will order martial law this year, the U.S. will split into six rump-states before 2011, and Russia and China will become the backbones of a new world order.

»Panarin might be easy to ignore but for the fact that he is a dean at the Foreign Ministry's school for future diplomats and a regular on Russia's state-guided TV channels. And his predictions fit into the anti-American story line of the Kremlin leadership. “There is a high probability that the collapse of the United States will occur by 2010,” Panarin told dozens of students, professors and diplomats Tuesday at the Diplomatic Academy — a lecture the ministry pointedly invited The Associated Press and other foreign media to attend.»

Manifestement, l’auteur de la dépêche, le journaliste Mike Ekel, est stupéfait qu’une telle intervention se fasse dans un cadre officiel, qu’elle soit soutenue et organisée par le ministère des affaires étrangères, que le conférencier avec de telles idées si étranges soit lui-même employé par ces services officiels. Ekel précise qu’il a été demandé à des officiels du ministère présents si ce ministère partageait cette analyse (il lui fut répondu qu’une réponse écrite lui serait communiquée, – ce qui serait intéressant à lire). Il y a une réelle condescendance dans la façon dont Panarine est présenté («If you're inclined to believe Igor Panarin, and the Kremlin wouldn't mind if you did… […] Panarin might be easy to ignore but for the fact that he is a dean at the Foreign Ministry's school for future diplomats…»). On sent qu’il y a une considération de sacrilège dans le jugement porté sur certaines affirmations de l’orateur («I was there recently and things are far from good. What's happened is the collapse of the American dream»).

Aussi ne s’étonne-t-on pas que la dernière partie de la dépêche soit consacrée à une réfutation implicite de la thèse de Panarine, comme d’habitude camouflée derrière la référence à l’opportun expert qui va bien, et corsée de l’implicite et habituelle contre-attaque (“ce que vous dites qui va nous arriver, cela va vous arriver à vous!”).

«It wasn't clear how persuasive the 20-minute lecture was. One instructor asked Panarin whether his predictions more accurately describe Russia, which is undergoing its worst economic crisis in a decade as well as a demographic collapse that has led some scholars to predict the country's démise. Panarin dismissed that idea: “The collapse of Russia will not occur.”

»But Alexei Malashenko, a scholar-in-residence at the Carnegie Moscow Center who did not attend the lecture, sided with the skeptical instructor, saying Russia is the country that is on the verge of disintegration. “I can't imagine at all how the United States could ever fall apart,” Malashenko told the AP.»

L’expert convoqué, Alexei Malachenko, opportunément employé par la fondation Carnegie dans son antenne de Moscou (on connaît le rôle des fondations US en Russie), a l’esprit un peu court et la mémoire à mesure. Juger “inimaginable” l’hypothèse que les USA puissent se disloquer est tout de même un peu gros, – mais non, ça passe dans la dépêche, malgré la grossièreté historique du propos, et ainsi les lecteurs américanistes de la dépêche sont-ils rassurés. Malachenko n’a sans doute pas encore atteint le chapitre “Guerre de Sécession” dans ses études historiques sur les USA, ou bien s’en est-il tenu à la pieuse version qui en fait une “Civil War” seulement préoccupée de faire cesser l’esclavage sur la terre de la liberté.

Cette présentation est révélatrice des réactions des experts US, en général, devant les hypothèses de dislocation des USA. Les hypothèses de troubles aux USA, de conflits sur les frontières (Mexique) pouvant avoir des effets intérieurs ne manquent pas, mais l’hypothèse fondamentale de la dislocation est en général écartée des évaluations des risques et des menaces. Son défaut est tout simplement celui du sacrilège. L’attitude d’auto-censure relève de l’exorcisme.

L’allusion à la possibilité de l’éclatement de la Russie renvoie au contre-argument dialectique habituel, basé sur la perception de la puissance économique et militaire, du “poids”, seule chose que les experts US comprennent. La référence historique et même métahistorique, et la référence psychologique, sont ignorées. Nous dirions au contraire que la Russie n’est pas tant “menacée d’éclatement” parce que c’est une vieille nation qui a connu beaucoup d’avatars, et qui renvoie à une “âme russe” très puissante. La Russie peut être réduite, perdre des territoires, connaître des crises, être vaincue, occupée, etc., mais l’identité russe est quelque chose qui dépasse et même transcende ces tragédies. Il n’y a pas de situation US équivalent, ce qui renvoie effectivement à un grand problème qui passionnait moralistes et historiens juste avant la Grande Dépression, – et qu’on s’interdit depuis d’évoquer d’une façon trop voyante: existe-t-il une “âme américaine”, un “caractère américain”, ou bien ce pays est-il toujours fait d’un assemblage artificiel de caractères et d’âmes différents, et ne risque-t-il pas de se rompre comme il faillit faire en 1861? La réponse est évidemment positive: le risque existe, ce pourquoi les analyses de Panarine, sur le fond et sans s’attacher pour ce cas aux précisions de date et aux détails du processus, ne sont pas simples loufoqueries dans ces temps de tension extrême et de décadence accélérée de la puissance US. Le refus en général des milieux officiels US, de planification et d’information, de prendre en compte l’hypothèse de l’éclatement, en dit long à ce propos, a contrario, sur les risques effectivement réels aujourd’hui.

 

Mis en ligne le 5 mars 2009 à 07H08