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1354En quelques phrases assénées avec un flegme tout britannique, le grand patron de BAE fait le procès flegmatiquement furieux d'une politique dont il fut le principal architecte industriel: l'alliance transatlantique, of course
Le 12 juin, Mike Turner, patron de BAE, offrait à dîner à des amis journalistes. Defense News a fait le rapport de cet amical entretien dans ses éditions du 20 juin. L'humeur du grand patron britannique n'était pas particulièrement joyeuse. Il passa en revue les grands domaines d'activité militaire de son groupe, d'abord et surtout pour ce qui concerne les coopérations. Dans le cas de BAE, il va sans dire qu'il s'agit essentiellement, voire exclusivement de la coopération transatlantique. (Outre Turner, Defense News cite d'autres officiels de BAE, sans doute présents au dîner. Il s'agit de la même équipe, du même message, disons pour faire bref, — de la même voix.)
Nous retiendrons trois domaines parmi ceux abordés et expliqués par Turner, qui sont les trois domaines essentiels abordés dans les articles cités.
• Il y a d'abord le JSF. Qui peut éviter de parler du JSF aujourd'hui lorsqu'il parle de la coopération transatlantique et lorsqu'il s'agit de BAE qui parle? Qui sera étonné d'entendre le verdict: situation catastrophique de la coopération?
• Il y a ensuite le programme UCAV américain auquel les Britanniques de BAE s'étaient joints en coopération. Là aussi, les nouvelles fraîches sont très peu enthousiasmantes, et même franchement catastrophiques. Alors, pourquoi pas l'Europe?
• Il y a enfin l'état de la base industrielle et technologique britannique. Cet état est très préoccupant, nous confie Turner.
Un point préliminaire, avant d'aborder le détail des confidences de Turner, doit être rappelé avec force. Mike Turner a été nommé au poste où il est spécifiquement pour entériner un choix stratégique de BAE, choix stratégique principalement dicté par les attentes et les pressions de ses actionnaires privés soucieux de dividendes rapides.
Ce choix stratégique est un tournant résolu vers les États-Unis, où d'importants achats d'entreprises furent réalisés, jusqu'au point actuel où le Pentagone considère, — notamment par le biais de ces sociétés rachetées par BAE, — que BAE est un de ses principaux fournisseurs, qu'il est quasiment “américanisé”. Parallèlement, bien sûr, tous les efforts de coopération furent dirigés vers le transatlantique, avec l'appui et le soutien explicitement politique du gouvernement de Tony Blair.
Les trois domaines que nous retenons dans l'intervention de Mike Turner sont particulièrement intéressants et significatifs, à la fois du point de vue technologique et industriel, du point de vue concret de l'avenir des forces armées britanniques, du point de vue politique des relations transatlantiques.
Le JSF est le point d'orgue, comme à l'habitude. Turner nous dit que la question du transfert des technologies est un « huge problem » et il ajoute: « BAE Chairman Dick Olver has been pushing the issue hard with U.S. Vice President Dick Cheney. [...] Unless the two sides made progress, there would be pressure for the British to pull out. »
D'un autre côté, il nous est dit que Turner “en a assez” (fed up) d'avoir à se battre avec le gouvernement américain pour avoir accès aux technologies qui sont nécessaires aux Britanniques pour simplement entretenir et maintenir en état de vol leurs avions. En conséquence, Turner a décidé d'envisager les grands moyens: « Instead of completing the painfully slow negotiation of technical assistance agreements between London and Washington, Turner intends to simply apply for U.S. clearance to assemble and check out the F-35s in Britain. »
Résumons: puisque la méthode douce, civilisée, ne fonctionne pas, on va passer à la méthode dure, brutale. On avertit qu'on pourrait quitter le programme si les choses ne s'arrangent pas, qu'on réclamera aux Américains les technologies nécessaires et ainsi de suite. Inutile d'ajouter tout le dérisoire qu'on peut penser de ces diverses supputations, face au bloc américain d'une bureaucratie inflexible, d'un Congrès archinationaliste et protectionniste, d'une Amérique complètement refermée sur la montée de sa crise de confiance intérieure.
L'aventure de l'UCAV suit le même schéma. Les Britanniques se sont engagés il y a deux ans dans un programme américain d'UCAV, de manière assez prudente certes (échaudés par le cas JSF), mais toujours avec les mêmes espérances. Les détails techniques et budgétaires sont de peu d'importance ici, l'essentiel étant la nouvelle, répercutée par Turner avec une con- sidérable amertume, qu'il ne faudra pas trop attendre d'avantages des Américains en matière de participation industrielle et de transfert de technologies. D'où une autre brillante idée, telle que Defense News nous la rapporte: « But emerging issues of industrial participation and technology transfer may lead the British to turn their back on future U.S. efforts in the [UCAV] field and join the French-led Neuron program instead. » L'hebdomadaire ajoute que les Français seraient très ouverts à cette évolution mais il n'est pas assuré que les conditions offertes aux Britanniques seront idéales. Les Français, eux, sont échaudés par le comportement des Britanniques, et notamment leur incapacité de travailler de façon efficace dans le domaine de la technologie furtive à cause des restrictions qui leur ont été imposées par les Américains. Par ailleurs, les Français n'ont aucun besoin vital de l'apport technologique ou budgétaire dans le programme considéré. Là non plus, l'avenir n'est pas des plus exaltants.
Mais Turner ne s'arrête pas là. Il dit toute son inquiétude pour l'état de la base industrielle (et donc technologique) du secteur de la défense au Royaume-Uni. Turner, nous rapporte l'hebdomadaire, estime que les capacités de l’industrie de défense britannique ont été « weakened by an open competition policy that has failed to secure high-level technology and jobs in return. “I am pessimistic about the U.K. industrial base.” »
Quelles que soient les pensées tactiques de Turner (il aimerait que la compétition soit réduite au seul BAE, malgré ses catastrophiques performances), l'essentiel est stratégique: l’ “open competition policy” en question est la politique consistant à considérer le marché britannique selon les seules considérations économiques et selon la seule politique de coopération avec les USA. Résultat (entre autres): le JSF et l'UCAV, et la base technologique britannique massacrée. Bien sûr, Turner fut le grand avocat de cette évolution et de ces choix britanniques.
Quelle morale pour cette histoire? Peut-être, si l'on a encore le goût d'enfoncer des portes ouvertes. Il faut se rappeler ce qu'est, dans notre actualité courante, ce Royaume-Uni qu'on voit empêtré dans une avalanche de catastrophes potentielles dues à des choix aveugles, à des analyses strictement économiques pour un domaine dépendant manifestement de la stratégie et de la souveraineté (Turner s'en avise maintenant), à des politiques irresponsables, dans un domaine essentiel de l'avancée la plus moderniste des technologies, de la recherche et du développement. Il s'agit du pays qu'une offensive médiatique braillarde nous présente depuis le 29 mai comme le modèle d'avenir de l'Europe.
La France, pays décrit comme archaïque, dépassé, ringard, a son propre programme d'avion de combat avancé qui est en avance sur tous les autres, elle maîtrise et conduit son propre programme UCAV devenu européen, elle a désormais, et de loin, la première base technologique et industrielle en Europe. Rarement le décalage entre la propagande des spin doctors, seule source d'information de la grande presse occidentale, particulièrement parisienne, et la simple et froide réalité aura été aussi grand.
D'autre part, les déclarations de Turner, — pourtant l'homme le moins soupçonnable de vouloir dénigrer les possibilités de coopération transatlantique, — semblent clairement indiquer que les voies vers un développement (ou un simple rattrapage dans le cas des Britanniques) des capacités de défense britanniques consistent à sauver ce qui peut l'être en fait d'acquis technologiques et autres de la coopération avec les USA (sans doute pas grand'chose, autant dire rien), à mieux protéger pour tenter de la renforcer la base technologique restante, à se tourner (one more time) vers l'Europe, — si l'Europe est encore preneuse. Ce programme est en phase avec ce qui se passe au niveau Airbus-Boeing, grâce au zèle pro-européen et quasiment anti-américain remarquable de Peter Mandelson... Curieux programme, par contre, par rapport aux ambitions quasiment révolutionnaires de Blair, pour faire de l'Europe un bloc super-avancé économiquement, réformé jusqu'aux tréfonds, pouvant et devant travailler la main dans la main, en pleine coopération avec les Américains, notamment dans le domaine des technologies et des armements. (Sur ce plan des relations avec les USA, lorsqu'ils parlent de manière concrète, les Britanniques sont explicites, quoique dans un langage fleuri, — comme Chris Geoghegan, Chief Operating Officer à BAE: « You can only look at U.S. body language, and we are not seeing body language which is helpful to us at the present. »)
Nous sommes donc conduits à notre sempiternelle conclusion de ce temps historique: il y a une “réalité” construite, une réalité virtualisée, et, à côté, il y a la réalité. En un sens, on comprend bien le maximalisme de Tony Blair (relayé par Gordon Brown, Peter Mandelson, les conservateurs et les libéraux, — bref, toute la famille), maximalisme révélé lors de son discours au Parlement européen avant sa présidence du 1er juillet où il annonce des initiatives révolutionnaires (nous attendons avec intérêt). Ce maximalisme est exactement antithétique du désarroi complet de la politique transatlantique du Royaume-Uni, qu'illustrent si bien les propos du président de BAE Mike Turner.
Blair est gros joueur, la classe politique britannique avec lui, parce que tout le projet de plus d'un siècle d'une puissance britannique par l'intermédiaire d'une Amérique qu'on manipulerait est en miettes. Le domaine de la technologie et des armements en est l'illustration apocalyptique, alors que l'armée britannique dans son entièreté est massacrée dans ses capacités budgétaires et ses investissements par l'engagement dans des aventures absurdes et totalement improductives, toujours avec l'ami américain (en Afghanistan, en Irak). Blair est gros joueur et il joue gros. Avec lui, toute l'Angleterre politique suit le gros joueur. Cela fait beaucoup de beaux articles de journaux mais cela masque un destin pathétique.
Que retenir de tout cela? On soupçonnera les uns et les autres de manœuvres. Les gens de BAE menacent beaucoup, de prendre des mesures dans le cadre du JSF, d’être “forcés” de quitter le JSF, d’abandonner l’UCAV américain pour l’UCAV franco/européen, de ne plus envisager de coopération avec les Américains, etc. Cela fait bien des perspectives redoutables. On interprétera ce méli-mélo comme une manœuvre des Britanniques pour faire pression sur les Américains : menacer de prendre des mesures graves pour obtenir des concessions US. Bien, — mais au-delà?
Cela fait des années que ce petit jeu se poursuit. En face, un bloc de granit. La seule question est de savoir jusqu’où les Britanniques pourront tenir alors que les Américains, eux, ne changeront pas. Il est possible que l’UCAV sera le premier domaine où ils essaieront de se tourner vers l’Europe d’une façon significative, pour tenter d’“effrayer” les Américains pour le reste, — mais les Américains s’en foutent, c’est bien connu. (Et quant à aller vers l’UCAV franco-européen : il n’est pas sûr que les Européens/les Français n’auront pas des exigences, notamment pour la technologie furtive, qui contredira directement certains accords secrets US-UK. Que feront les Britanniques ?)
Un point intéressant est que tout cela vienne de BAE, pourtant complètement acquis à l’américanisation. Cela signifie-t-il que même l’américanisation est dure à supporter? Les gémissements de Turner sur l’affaiblissement de la base technologique britannique ont quelque chose de surréaliste lorsqu’on en connaît l’historique, avec BAE en première ligne.
Les choses allant vite ces temps-ci, il est possible que nous ayons tout de même des nouvelles avant longtemps pour ce qui concerne les rapports USA-UK de coopération des armements. L’alternative est de se soumettre ou de se démettre ; les Britanniques se soumettent depuis des décennies ; ce que nous signalent ces gémissements, c’est une fatigue certaine de l’exercice.