Flottements russes

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Flottements russes

27 mai 2010 — Dans l’affaire de l’accord entre l’Iran, le Brésil et la Turquie, avec d’autre part les sanctions que le groupe dit “5+1” voudrait faire voter par le Conseil de Sécurité, la Russie occupe une position singulière. Pour la première fois depuis longtemps, des invectives ou presque ont été échangées entre Iraniens et Russes.

Plusieurs articles de journaux reprennent tous, à peu près dans les mêmes termes, un échange acerbe, à distance, entre le président iranien et un porte-parole du ministère russe des affaires étrangères. L’attaque est venue du côté iranien et a entraîné la réplique russe.

Par exemple, le New York Times du 26 mai 2010.

«During a televised speech in Iran, President Mahmoud Ahmadinejad lashed out at his Russian counterparts, who last week agreed, along with the other permanent members of the United Nations Security Council, on the draft language for the proposed new sanctions, which would punish Iranian financial institutions and countries that offer Iran nuclear-related technology.

» “We do not like to see our neighbor supporting those who have shown animosity to us for 30 years,” Mr. Ahmadinejad said in the speech broadcast from the southern city of Kerman. “This is not acceptable for the Iranian nation. I hope they will pay attention and take corrective action.” “If I were in the place of Russian officials, I would adopt a more careful stance,” he said.

»The comments came a day after Iran’s ambassador to Moscow said he hoped Russia would dissuade the other Council members from imposing sanctions, and warned that Russia risked manipulation by the United States. “Russia should not think that short-term cooperation with the United States is in its interest,” said the ambassador, Mahmoud-Reza Sajjadi. “The green light the United States is showing Russia will not last long.”

»A top Kremlin aide said Wednesday that Russia was guided by its own long-term interests, and that “our position can be neither pro-American, nor pro-Iranian.”

»The aide, Sergei Prikhodko, went on to say that Russia rejected extremism and unpredictability in the global arena, and that “those who speak on behalf of the fraternal people of Iran” should not forget this. “No one has ever managed to save his authority by making use of political demagoguery,” Mr. Prikhodko said in remarks carried by Interfax, a Russian news agency. “And I am sure that the thousand-year-long history of Iran itself proves that.”»

Là-dessus, et plutôt dans le sens d’un contre-pied qui vient prendre au dépourvu le commentateur, cela sur Novosti en milieu de journée ce 27 mai 2010 (alors que le même site Novosti n’avait guère mis en évidence l’échange acrimonieux entre la Russie et l’Iran), – ces déclarations de Lavrov (qui qualifie les propos du président iranien d’«emportement émotionnel»)…

«La réalisation de l'accord conclu à Téhéran entre le Brésil, la Turquie et l'Iran sur l'échange de l'uranium iranien faiblement enrichi à 3,5% contre du combustible enrichi à 20% répond aux intérêts du règlement pacifique du problème nucléaire iranien, a déclaré jeudi le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov lors d'une conférence de presse.

»“Le schéma répond aux intérêts du règlement pacifique du problème nucléaire iranien. Aussi, estimons nous qu'il faut tout faire pour qu'il soit réalisé. Toutefois, il n'existe pas de garantie à 100%. Beaucoup de choses dépendront de la façon dont l'Iran s'acquittera de ses engagements. Si les Iraniens les suivent à la lettre, la Russie soutiendra activement la réalisation du schéma proposé par le Brésil et la Turquie”, a indiqué le ministre russe des Affaires étrangères.»

Notre commentaire

@PAYANT La phrase clef, pour les Russes, est bien celle-ci, du porte-parole du ministère des affaires étrangères, en réponse à Ahmadinejad : “Notre position n’est ni pro-américaine, ni pro-iranienne”, – sous-entendu et bien entendu : “elle est pro-russe”. Dans cette affaire compliquée de la phase actuelle de la crise endémique iranienne, les Russes peuvent être peints, en forçant le trait favorable, comme notablement habiles, ou bien, de façon plus abrupte, comme soudainement, et peut-être temporairement, pris de vitesse et quelque peu à contretemps. Nous parierions pour le deuxième tableau, avec possibilité, comme indiqué par le “temporairement”, sinon probabilité de retour au premier.

Les Russes ont montré certaines hésitations et une inhabituelle faiblesse de jugement, notamment à propos de l’initiative des Brésiliens et des Turcs. Les explications que vous donnent des sources russes de la politique suivie par la Russie durant cet épisode sont plus confuses qu’éclairantes. Il n’est nullement à exclure que les Russes aient été victimes du mal qu’ils dénoncent chez les Occidentaux et dont ils furent victimes dans les dernières décennies du communisme, qui est la pesanteur bureaucratique. Une source européenne, qui entretient des contacts russes à Bruxelles, observait que «leurs explications manquent de la netteté habituelle, et certains laissent entendre qu’ils ont été entraînés par la dynamique bureaucratique qui travaille depuis des mois, chez eux aussi, sur un compromis au sein du groupe “5+1”… Dans ce cas, les pressions de leur propre bureaucratie auraient imposé l'argument qu’on ne peut compromettre un arrangement si durement négocié.».

Il est vrai que les Iraniens sont “imprévisibles” et qu’ils ont plus d’une fois enragé leurs interlocuteurs russes. Mais il faut observer d’où ils viennent dans cette affaire, eux qui ont été violemment repoussé en 2003 alors qu’ils offraient un marché très acceptable aux USA sur la question nucléaire, puis menacés quotidiennement d'une attaque depuis. Les Russes rejettent “l’extrémisme et l’imprévisibilité” dans les relations internationales ? Fort bien, mais c’est bien Poutine qui nous a fait, en février 2007, à Munich, une éblouissante leçon sur le caractère extrémiste et imprévisible de la politique US dans les relations internationales. A-t-elle tellement changé aujourd’hui, notamment sur l’Iran ? Ou bien sur la Pologne, lorsque les USA livrent à ce pays des missiles Patriot, à la fureur (d’ailleurs ou peu forcée) des Russes, sans la moindre raison sinon la poussée du système du technologisme ? Pourtant, les Russes sont aux côtés des Américains dans l’aventure des “5+1”, dont on peut juger qu’elle est, comme d’habitude, bien suspecte sous bien des aspects.

Cela écrit, il apparaît tout aussi évident que les déclarations de Lavrov, qui sonnent plutôt comme un contrepoint à l’algarade russo-iranienne d’hier, montrent que les Russes ne sont pas loin de juger qu’il est nécessaire de redresser un petit peu la barre. Il est certain que la politique russe doit être “pro-russe” mais, pour l’être vraiment, elle doit être attentive à ne pas paraître aux yeux de certains interlocuteurs des Russes, trop proche de celle des Américains sur un dossier comme celui de l’Iran, en ce moment précis (comme elle ne doit pas paraître trop proche de celle des Iraniens à d’autres moments). Les Russes font certes partie des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, ce qui leur donne, de leur point de vue, des responsabilités particulières dans le champ des relations internationales. Mais ce n’est pas dans le cadre du Conseil de Sécurité que doit être jugée l’affaire iranienne, mais bien dans le cadre régional où elle se développe. Qui, dans les dix dernières années, a exercé une activité “extrémiste et imprévisible” dans la région, en étant, en plus, un acteur étranger à cette région, sinon les USA ? En d’autres termes, un dossier comme celui de l’Iran ne se traite pas comme un dossier START-II ; dans le premier, ce sont les USA qui sont “extrémistes et imprévisibles” et exercent une politique déstabilisatrice tandis que, dans le second, cette même puissance, les USA, est l’interlocutrice obligée des Russes pour arriver à une tentative de stabilisation de la situation stratégique.

Un choix inévitable ?

Il peut donc paraître possible que les Russes vont effectuer l’une ou l’autre correction dans leur politique. En suivant d’une façon trop affirmée la politique des sanctions des “5+1”, les Russes risquent non seulement de s’aliéner l’Iran, mais aussi le Brésil et la Turquie, puis d’autres dans le groupe des pays “émergents”. La déclaration de Lavrov est d’ailleurs un salut marqué au Brésil et à la Turquie et il ne fait guère de doute que le Premier ministre turc Erdogan a dû avoir quelques communications téléphoniques avec son ami Poutine, ces derniers jours. Les Russes tiennent à leurs liens avec la Turquie et ils comprennent qu’une possibilité de rupture d’eux-mêmes avec l’Iran, par les contrecoups sur la position de la Turquie, entamerait la solidité des liens entre la Russie et la Turquie.

Les Russes sont placés devant un dilemme à cause d’une position très spécifique, très particulière, un dilemme paradoxalement suscité par leurs succès. Sortis d’une période d’un statut de super-puissance, ils ont été réduits et humiliés pendant la décennie des années 1990. Ensuite, ils ont opéré un redressement remarquable du statut de leur puissance, restaurant une partie de leur statut stratégique en même temps qu’ils affirmaient leur spécificité nationale. D’abord en butte à des attaques incessantes des réseaux américanistes, par diverses pressions et “révolutions de couleur” limitrophes interposées, ils ont totalement bloqué cette offensive à partir de la crise géorgienne et leur intervention dans ce pays. Le résultat net a été glorieux. A la restaurationde facto de leur statut de puissance s’est ajoutée une reconnaissance de ce statut par la partie US, institutionnalisée par le traité START-II.

Ce redressement en deux temps les place en excellente position, mais aussi, à un moment ou l’autre, avec peut-être des choix à faire et dans tous les cas dans l’obligation de manœuvrer délicatement. En effet et dans l’entretemps, durant toute la période de reconstruction de leur puissance (2000-2008), la Russie a tressé, par sa seule diplomatie et son influence, des liens précieux avec un ensemble de pays “émergents”, ou de pays mis à l’index du bloc américaniste-occidentaliste mais dont le poids est important, voire avec des pays de ce bloc “traités” isolément comme s’ils n’en faisaient pas partie. Ils sont dans des organisations comme l’Organisation de Coopération de Shanghaï et le BRIC, tout en ayant des liens avec l’OTAN. Ils ont des liens originaux avec la Chine, le Brésil, l’Inde, la Turquie, la Syrie, l’Arabie Saoudite, voire l’Afghanistan de Karzaï, etc., – et, justement, avec l’Iran. Ils rétablissent des liens privilégiés avec la Pologne, surmontant tant d’antagonismes historiques, et conservent ou établissent des liens spéciaux avec la France, l’Allemagne, l’Italie, la Norvège (cas de “pays de ce bloc ‘traités’ isolément comme s’ils n’en faisaient pas partie”). Ils sont influents en Amérique du Sud, avec le Venezuela de Chavez, le Brésil, etc. C’est une position importante auprès d’un ensemble de pays qui sont en marge ou qui sont rejetés du bloc américaniste-occidentaliste, ou qui sont considérés sans référence à leur appartenance au bloc.

Ainsi la Russie occupe-t-elle cette position originale que nous avons déjà définie comme “en dedans et en dehors” du système, c’est-à-dire étant un membre actif du système dominant américaniste-occidentaliste après en avoir été ostracisée ; et, en même temps, un membre influent d’une myriade de pays en marge de ce bloc, mais pesant un poids d’influence de plus en plus grand. C’est une position unique, originale, très fructueuse, mais également très délicate. Il s’agit de tenir la balance égale entrer les deux positions, pour rester indispensable aux deux groupes tout en n’étant exclusif à aucun des deux. La crise iranienne est une de ces charnières où l’antagonisme latent entre les deux tendances de la diplomatie russe est le plus évident.

Il existe en Russie une tendance, héritée de l’URSS, à jouer le jeu des plus grandes puissances, avec ces plus grandes puissances et en étant l’une d’elles, pour tenir l’“ordre international” auquel elle-même est très attachée. (Contrairement aux fables type-Guerre froide colportées par la propagande américaniste et atlantiste, inspirée par les néo-conservateurs, la Russie est traditionnellement et, certainement, dans sa position actuelle, le contraire d’un pays aventureux.) C’est cette tendance, renforcée par nombre de concessions US, qui a poussé la Russie à suivre finalement le train actuel de sanctions contre l’Iran. Les Russes ont peut-être été un poil trop loin dans cette direction, oubliant d’une part leur position d’influence “en dehors” du système, égarant d’autre part quelque peu leur jugement sur la substance fondamentalement déstructurante et déstabilisatrice de ce système du bloc américaniste-occidentaliste. Les déclarations de Lavrov sembleraient montrer qu’ils ont jugé nécessaire de tenter de nuancer fermement la perception qui pourrait naître de leur algarade avec Ahmadinejad, qu’ils seraient en train d’intégrer le bloc américaniste-occidentaliste. Il est assez probable que les Russes réalisent leur position originale et qu’ils tiennent à la conserver.

La question qui se pose est de savoir jusqu’à quand ils pourront conserver cette position originale sans procéder à un choix. L’actuel problème qui leur est posé par la crise iranienne montre combien cette question est sérieuse et combien elle pourrait devenir pressante. Cette question du choix nous paraît quasiment insoluble pour la Russie et, d’ailleurs, les Russes ont tendance à nier qu’elle existe vraiment (“nous sommes pro-russes, ni pro-américains, ni pro-iraniens”), – ce qui est une façon de reconnaître que la question n’a pas vraiment de réponse et qu’il faut faire avec. Par ailleurs, et cela dans la puissante dynamique en cours, la question pourrait en réalité se diluer rapidement dans les événements, évitant à la Russie de chercher une impossible réponse ; elle pourrait venir des événements eux-mêmes, sous la forme de tensions à l’intérieur du bloc américaniste-occidentaliste, qui permettrait aux Russes d’y conserver leur influence et leur position au travers de leurs liens avec certains pays du bloc, tout en ne s’y compromettant pas trop puisque la machinerie serait en pleine phase d’implosion. Avec notre habituelle considération pour la rapidité de la dynamique de la crise générale, nous dirions que c’est une prospective qui a des arguments pour elle.


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