Folie du système de l’américanisme 

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Folie du système de l’américanisme 

Si l’on voulait être précis avec une touche de cynisme, si l’on voulait être “réaliste” sans trop se payer de mots ni de moralisme, nous avancerions ceci : la torture est un “accident” de la guerre, horrible mais souvent proche d’être inévitable, d’autant plus proche d’être inévitable dans les guerres modernes et postmodernes où les règles de la guerre ne peuvent être guère respectées, où règnent la nécessité de l’efficacité, le besoin d’une “image” publique, la propagande, la brutalité aveugle, d’où sont absents honneur, loyauté, courtoisie, respect du combattant. C’est un “accident” infiniment regrettable et condamnable, mais un “accident”. D’où la conclusion qu’avancent certains, et nombre d’Américains eux-mêmes, que l’Amérique, dans les circonstances que nous connaissons aujourd’hui, n’est pas plus à dénoncer que nombre d’autres pays.

Le problème est que ce n’est pas le problème. Ce que nous disons ci-dessus concerne la réalité des choses, du monde, de la guerre. Le problème est que nous ne sommes pas dans la réalité, ni des choses, ni du monde, ni de la guerre puisque l’Irak a tout pour être qualifié de “simulacre de guerre”. Cela, ce sont les Américains qui l’ont voulu ; disons plutôt, leur système, — le système de l’américanisme. 

L’Amérique contre l'Histoire

Pourquoi l’affaire des tortures américaines prend-elle l’ampleur qu’on lui voit alors que le problème des tortures britanniques, lui, en est insensiblement dissocié et retient de moins en moins l’attention ? Parce que l’Amérique n’est pas “comme les autres”. D’une vieille nation comme l’Angleterre, qui s’est faite dans le tumulte de l’Histoire, qui a grandi dans la réalité de la civilisation avec ses gloires et ses horreurs, on attend tout ce que l’Histoire nous ménage, — gloires et horreurs certes, et l’on sait où l’on met les tortures. L’Amérique, elle, ne s’estime pas comptable des relativités historiques. Si elle a souvent pris la liberté de dédaigner les contraintes de la relativité historique, il est logique, à l’inverse, qu’elle ne bénéficie pas de l’indulgence qui s’attache à la relativité de l’histoire.

L’exceptionnalisme américain permet à l’argument américaniste d’écarter toutes les concurrences imaginables. Il fonctionne, dès l’origine, dès avant l’origine (dès avant la fondation des USA), avec un formidable appareil de re-création de la réalité. Avec les moyens technologiques de communication, cet appareil a enfanté une véritable idéologie, imaginant par la force même de ce processus que cette re-création avait réussi, acceptant même que cette re-création de la réalité est la réalité elle-même. C’est ce que nous nommons le virtualisme, dont la principale caractéristique est que ceux qui ont conduit sa réalisation ont fini par y croire et, aujourd’hui, croient dur comme fer “que cette re-création de la réalité est la réalité elle-même”. Il est évident que, dans cette nouvelle réalité, le concept de “torture” n’a pas sa place du côté américain. Le moralisme général, le conformisme moralisant forment en effet la colonne vertébrale intellectuelle de ce système et ils enfantent naturellement la vertu universelle comme principale caractéristique de l’Amérique. Dans ce cadre, “le concept de ‘torture’ n’existe pas”, — et si la torture existe vraiment, comme nous le montrent les images récemment divulguées, alors le coup porté est terrible.

Impuissance du virtualisme de l’américanisme

Car voilà que la “torture” existe, qu’on découvre et qu’on documente ce phénomène avec la puissance des moyens de communication du virtualisme, que des photos sont prises et diffusées, que des protestations s’élèvent, que des avocats sont sur le sentier de la guerre pour exposer l’infamie ou en défendre leurs clients dans l’imbroglio paralysant du juridisme US. On sait que le système du virtualisme est nécessairement appuyé sur un formidable système de communication et un non moins formidable système de juridisme ; lorsqu’un concept comme celui de la ”torture” s’introduit dans ces deux systèmes (disons sous-systèmes) du système principal, ce dernier, le système général du virtualisme, est totalement impuissant à contrecarrer leur poussée. Nous y sommes. A l’impuissance opérationnelle, politique, conceptuelle sur le terrain, en Irak, répond l’impuissance dialectique où la torture mise à jour précipite le système.

Les signes de l’impuissance qui s’étalent aujourd’hui sont nombreux. Nous en présentons quelques-uns qui nous paraissent caractéristiques.

• L’intervention de GW sur des réseaux de communication arabes, pour s’excuser platement. Ce ne peut être autre chose qu’une catastrophe de relations publiques, et il nous apparaît, sans grande vertu de divination de notre part, que ce le sera.

« The Arab League's ambassador in London, Ali Muhsen Hamid, said he doubted that Mr Bush's remarks would win over Arab viewers. “They will not be persuaded, because they don't trust the Americans,” he said.

(…)

» Few Iraqis appeared convinced of Mr Bush's sincerity. At the Amir hairdressing salon in Karrada, a busy shopping district in central Baghdad, there was stony silence among the waiting customers as the interview was broadcast. Dhurgan Khalid, 21, an art student, said: “I don't believe what Bush has promised. I don't believe the people that did this will go to jail. I don't even believe they will face justice.” »

• Les circonstances mêmes de cette diffusion nous apparaissent caractéristiques de la maladresse américaine, même lorsqu’il s’agit de tenter de contrôler les dommages (damage control) causés par cette affaire de torture. Le choix des médias pour relayer les déclarations de GW, — le premier d’entre eux étant l’organe officieux de propagande US dans la région, — montre les mêmes préventions qu’à l’habitude, les mêmes perceptions tordues, les mêmes maladresses psychologiques qui, chaque jour, rendent les Américains plus impopulaires et plus insupportables. (« The first Arabic station to air an interview with Mr Bush was al-Hurra (“The Free”), which is usually regarded in the region as a US propaganda vehicle, though the president later spoke to al-Arabiyya, a satellite channel with more substantial audiences. He did not speak to al-Jazeera, the most widely-watched Arabic channel. The Bush administration has persistently accused it of inaccurate and inflammatory coverage of Iraq. »)

• Les mesures prises pour tenter de rétablir la confiance, de rétablir l’ordre dans les prisons, etc, sont elles-mêmes extraordinairement exemplaires des erreurs habituelles, de l’incapacité de la bureaucratie à tirer le moindre enseignement de la réalité, de son blocage et de la poursuite obstinée de la seule référence à son propre système, de sa totale immersion dans une perception virtualiste. Il y a eu des abus à Abu Ghrabi ? On envoie quelqu’un pour réformer tout cela. Qui nomme-t-on ? Le Major Général Geoffrey Miller, l’homme qui a mis en place le système de détention à Guantanamo… Finalement, dans leur monde qui n’est pas le nôtre, rien de plus logique ; quoi de plus logique d’envoyer un spécialiste des prisons où ont lieu des abus codifiés pour réformer une prison où se sont déroulés des abus qui ont échappé à la codification ? Et cela est tellement logique que le spécialiste, qui vient pour éradiquer la torture, n’en proclamera pas moins qu’il entend conserver certaines “pratiques”. (« But the general, who was previously in charge of the US's infamous military facility at Guantánamo Bay in Cuba, defended the use of sleep deprivation as an interrogation aid, adding that although he did not believe it was an effective tactic, it could be employed under certain approved circumstances. »)

• Les pitreries dialectiques de Rumsfeld ont également attiré l’attention. Rumsfeld a passé plusieurs minutes à faire de l’analyse sémantique des termes “torture” et “abus”, pour savoir lequel convient le mieux, et l’on est rassuré, mais pas du tout étonné, de savoir que c’est “abus” qui l’emporte haut la main. (« It was “unacceptable” and “un-American”, but was it torture? “My impression is that what has been charged thus far is abuse, which I believe technically is different from torture,” said Donald Rumsfeld, the secretary of defence on Tuesday. “I don't know if it is correct to say what you just said, that torture has taken place, or that there's been a conviction for torture. And therefore I'm not going to address the torture word.” ») Au fait, Rumsfeld a-t-il tort ? Pas sûr. Ce qu’on sait et voit des “tortures” se rapproche plus souvent d’une sorte de montage stupide et profondément humiliant de scène de type-film porno de bas étage que de torture, tout cela mâtiné d’un solide racisme dont on ne s’étonnera pas qu’il existe à ce point, vu les tendances américaines à cet égard et l’incroyable propagande anti-arabe qui a lieu sur les réseaux intérieurs US. Il s’agit donc de caricatures de bourreaux, des bourreaux postmodernes, nourris aux feuilletons TV et aux films pornos sado-masos qu’on visionne en catimini sur les chaînes spécialisées dans la nuit du samedi.

• La comparaison du système US avec d’autres systèmes, de très sinistre mémoire, commence à apparaître chez des auteurs qui ne sont pas des dissidents classiques. Ainsi de Sidney Blumenthal, ancien conseiller de Clinton, qui intitule son commentaire du jour : « This is the new gulag — Bush has created a global network of extra-legal and secret US prisons with thousands of inmates. » Le mot “goulag” est un mot évidemment très excessif pour désigner le système américain, mais l’image a des chances de faire son chemin.

Virtualisme & image de l'Amérique

Toutes ces observations dépeignent des situations ou des commentaires excessifs. Cela n’a rien que de normal : à l’action virtualiste de promotion de l’exceptionnalisme américain, succède, à cause des crises diverses de confrontation avec la réalité depuis le 11 septembre 2001, un reflux qui nous précipite dans le domaine inverse, totalement négatif. Inutile de parler de justesse ou pas du jugement, dans un univers américaniste qui n’est fait que de mensonges et n’a donc plus aucune notion, ni de vérité, ni de réalité. Simplement, la dégradation considérable de l’“image” de l’Amérique, qui va être particulièrement sensible dans cette affaire de torture, va contrebalancer l’appréciation excessivement vertueuse faite jusqu’ici de l’Amérique. Juste ou pas, vrai ou non, que nous importe dans un domaine qui est par substance corrupteur de toutes ces valeurs de constat objectif de la réalité

Il est de plus en plus probable qu’on soit en train d’assister à la création d’une image négative de l’Amérique, qui serait le double négatif de l’image immensément vertueuse que l’Amérique avait imposée au monde grâce à la puissance de ses capacités de communication. L’affaire de la torture va y contribuer très puissamment, dans une mesure finalement très inattendue. Ainsi en est-il du virtualisme, qui s’avère être une matière particulièrement incontrôlable, qui ne cesse de nous étonner.