Fustel de Coulanges et la Femme du boulanger

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Fustel de Coulanges et la Femme du boulanger

Restons dans le panégyrique du génie populaire. Pagnol alors.

On commence par un rappel de Fustel de Coulanges, car c’est le seul moyen de comprendre la Femme du boulanger par-delà la célébration de notre cinéma de papa, des dialogues avec accent ou de l’extraordinaire Raimu, acteur préféré d’Orson Welles :

« La maison d’un Grec ou d’un Romain renfermait un autel ; sur cet autel il devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumés.

C’était une obligation sacrée pour le maître de chaque maison d’entretenir le feu jour et nuit. Malheur à la maison où il venait à s’éteindre ! Chaque soir, on couvrait les charbons de cendre pour les empêcher de se consumer entièrement ; au réveil, le premier soin était de raviver ce feu et de l’alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur l’autel que lorsque la famille avait péri tout entière ; foyer éteint, famille éteinte, étaient des expressions synonymes chez les anciens… »

Notre immense historien-poète (dix ans de lectures en grec et en latin, me disait mon ami Richer, avant de commencer à écrire sur ce sujet sacré) ajoutait un peu plus loin :

« Le feu du foyer était donc la Providence de la famille. Son culte était fort simple. La première règle était qu’il y eût toujours sur l’autel quelques charbons ardents ; car si le feu s’éteignait, c’était un dieu qui cessait d’être. A certains moments de la journée, on posait sur le foyer des herbes sèches et du bois ; alors le dieu se manifestait en flamme éclatante. On lui offrait des sacrifices ; or, l’essence de tout sacrifice était d’entretenir et de ranimer ce feu sacré, de nourrir et de développer le corps du dieu. »

 La femme enlevée du boulanger évoque la vestale, la gardienne du foyer, profanée par le berger maudit – qui sait le mal (le mâle ?) qu’il a fait, et fuit en conséquence en se jetant aux eaux. C’est ici une histoire de faune ou de dieu Pan (la musique lascive y joue son rôle) mais aussi une histoire d’enlèvement. Le mot grec arpazè a donné aussi notre Harpagon. L’enlèvement (belle unité de temps et d’action, tout passe comme un coup de foudre) de Perséphone-Proserpine par Pluton-Kochtcheï est dans toutes les mémoires et ici c’est la gardienne du pain qui a été enlevée. On relève aussi le conflit traditionnel entre Caïn et Abel, entre nomades et sédentaires entre pasteurs et agriculteurs. Le village terrien célèbre bien sûr le pain, avec le vin, avec tous les mystères chrétiens de transsubstantiation  qui s’y agrègent. Le monde de Pagnol, de Giono et de Raimu a en fait peu bougé depuis Virgile, il va être brisé par De Gaulle, la bagnole, la station-service et la télé (tout cela métaphorisé dans le Fantômas de Hunebelle) dans les années soixante et ce n’est pas un hasard si Pagnol arrête de tourner vers le milieu des années cinquante avant le massacre filmé par Jacques Tati dans mon oncle ou Play time. La France ou la Provence ne vont plus être un peuple de paysans chrétiens, mais une plèbe de touristes-téléspectateurs traumatisés par le racisme et le terrorisme.

La femme part et revient à cheval. On pense à la demoiselle à la mule, à l’âne de Jérusalem. Le cheval appartient au supérieur et libertin marquis qui organise la battue pour récupérer la femme enlevée du boulanger. Le marquis est flanqué de deux fonctionnaires, celui de l’âme –  un jeune curé d’avant Vatican II (donc encore un curé) – et l’instituteur bienveillant qui accepte de servir de monture (Christophore ?) au vrai pasteur du troupeau. Situation pagnolesque… Dans Manon des sources, autre hymne au paganisme provençal réalisé presque vingt ans plus tard, l’instituteur a le beau rôle de capteur civilisé d’infante sauvage – et rétablit l’eau courante.

On ne finirait avec pas ce film inouï. De passage en France après la guerre, Orson Welles vient voir Pagnol à l’hôpital et lui demande où est Raimu (mort, évidemment en 46), qui est « le plus grand acteur du monde ». Or Raimu n’est pas le meilleur acteur du monde, surtout dans ce film. Jules Muraire, empereur du cinéma et du théâtre, rayonne dans une autre dimension. Comparer un grand acteur à Raimu, c’est comme comparer sœur Emmanuelle à sainte Jeanne d’Arc ou Bergoglio à Savonarole. Et tout dans ce film, seconds et troisièmes rôles y compris, relève de ce mirage cinématographique de la France paysanne, éternelle et épargnée.

On termine par Virgile qui décrit en chantant les rites de la reine : « trois fois elle répand le nectar de Bacchus sur le feu sacré ; trois fois une flamme brillante s’élance jusqu’à la voûte. »

Ce qui en latin pas d’église nous donne :

Ter liquido ardentem perfudit nectare Vestam,

Ter flamma ad summum tecti subjecta reluxit.

 

Sources

Virgile – Les Géorgiques, 4

Nicolas Bonnal – Le paganisme au cinéma (Amazon.fr) ; Perceval et la reine (Amazon.fr), préface de Nicolas Richer.

Fustel de Coulanges – La cité antique