Gaz de schiste : à la “bulle” nul n’échappera… (II)

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Gaz de schiste : à la “bulle” nul n’échappera… (II)

On l’a dit (voir le 11 janvier 2013), il n’est guère question de « révolution » du shale gas (SG) aux Etats-Unis. L’engouement auquel on assiste n’est qu’une « bulle » spéculative dont l’explosion est inévitable à court terme. Osons ici un pronostic : le monde devrait découvrir la vérité peu reluisante du SG américain sous dix-huit à vingt-quatre mois –peut-être même avant !

Les producteurs américains sont les premiers responsables de cette situation et la thèse est que les « EURs » (Estimated Ultimate Recovery, c’est-à-dire les rendements par puits) sont l’arme de destruction massive choisie pour ce scénario catastrophe. En bref, la surestimation des EURs des puits de SG a permis à ces producteurs (aux abois du fait de l’épuisement des ressources conventionnelles sur le continent américain) de rebondir de façon inespérée. Les rendements étant annoncés comme très conséquents, les actifs ont été survalorisés et ces compagnies sont (re)devenues attractives aux yeux des investisseurs. Une « bulle » s’est donc formée sur une production virtuelle… Aussi, un dirigeant « visionnaire » tel qu’Aubrey McClendon (CEO de Chesapeake Energy) a pu empocher de gros bonus, alors même que sa compagnie n’a pas fait un dollar de bénéfice depuis une décennie sur son cœur de métier, c’est à dire la production et la vente de gaz…

Pourtant, dans le contexte actuel, cette thèse ne convainc pas. Comme le confirmait il y a peu à l’auteur de ces lignes un trader de New York qui avait écouté poliment l’argumentaire sur une “bulle du SG”, «…we want shale to happen». D’ailleurs, alors que les Etats-Unis produisent de très grandes quantités de gaz et qu’ils sont devenus le premier producteur mondial, pourquoi parler aujourd’hui de cette question des rendements ? La réponse est aussi simple que le sujet est complexe : parce que cette question des EURs touche à une notion de durée et donc de viabilité de l’activité. Que les EURs des puits de SG soient élevés et alors la production américaine promet d’être importante et de s’étirer sur plusieurs dizaines d’années comme annoncé par l’industrie ; que ces EURs soient plus faibles et alors la production américaine ne se maintiendra au niveau actuel que pendant quelques années – et il en sera terminé des espoirs américains d’indépendance énergétique. Dans le premier cas le SG pourra véritablement révolutionner le monde de l’énergie (voire modifier la géopolitique mondiale), dans le second il n’aura été qu’une source d’énergie parmi d’autres, et en aucun cas un game changer. On le voit, l’enjeu est de taille.

La question des EURs est donc de longue date au cœur du débat sur le SG, même si celui-ci reste encore très confidentiel et réservé à quelques initiés. Pourtant, dès 2008, quelques pétro-géologues et géophysiciens américains indépendants se sont penchés sur la question des EURs et ont tenté d’alerter l’opinion sur le discours ambigu des producteurs. Mais ces experts ont immédiatement été cloués au pilori, accusés de malveillance et soigneusement discrédités par l’industrie. Certains ont été déclarés persona non grata dans les colloques Oil&Gas, d’autres ont même perdu la tribune mensuelle qu’ils animaient dans la presse spécialisée. Une « chasse aux sorcières » qui n’a pas dit son nom…

Cependant, malgré des années d’ostracisme, ces « shale gas Skeptics » reprennent aujourd’hui pied et commencent à être écoutés. Leurs thèses très étayées sont désormais évoquées sur internet et par de grands médias nationaux, qui laissent entendre à leur tour que le SG recèlerait d’inquiétantes zones d’ombre. Ainsi, le 25 juin 2011, le New York Times a été le premier à relayer l’idée d’une manipulation de l’industrie, n’hésitant pas à associer au SG les termes très évocateurs de ‘Ponzi Scheme’ et de ‘Enron Moment’. L’originalité et la puissance de la démarche du NYT a résidé dans le fait qu’a été mise en ligne sur le site internet du quotidien une base de données composée de plusieurs centaines de documents, analyses et courriers électroniques anonymisés – « fuités » bien à propos par les cadres et les opérationnels de l’industrie du SG elle-même. Ces informateurs désabusés y ont évoqué les rendements surévalués des puits, la non-rentabilité du secteur et la surestimation des réserves… Ce « WikiLeaks » du SG a bien évidemment déclenché l’ire des industriels et des lobbies qui ont à leur tour investi les médias, puis l’affaire s’est tassée. Probablement parce que certaines vérités n’étaient pas bonnes à dire à la veille d’une campagne présidentielle américaine où la création d’emplois et une « ré-industrialisation » des Etats-Unis grâce au SG étaient annoncés comme des thèmes porteurs pour les candidats…

Mais l’échéance électorale est passée et, désormais, les « shale gas Skeptics » peuvent espérer être entendus. En effet, à la différence des années 2006/2007 leur scepticisme n’est plus seulement intuitif. Il s’appuie aujourd’hui sur des données de production disponibles en grande quantité. Car l’industrie produit beaucoup de gaz – nul ne le conteste – ce qui signifie que beaucoup de puits ont été forés et que les rendements de ces puits peuvent être étudiés à la loupe. Or, peu de gens le savent encore car l’information n’est pas encore remontée à la « surface » de l’opinion publique (devrait-on dire : des investisseurs), mais l’analyse de ces données révèle que la réalité de la production est très inférieure aux projections de l’industrie. En d’autres termes, les EURs auraient été très largement surestimés par les producteurs.

A ce titre, Arthur Berman fait figure de précurseur. Géologue de formation, ancien d’Amoco où il a exercé pendant 25 ans, il s’est attaché le premier à l’analyse des trois champs historiques de SG que sont Barnett, Fayetteville et Haynesville. De fait, Berman est aujourd’hui le chef de file de l’école dit des ‘Réalistes’. Ses travaux (désormais détaillés sur la blogosphère) ont permis de passer au crible une grande partie des 9000 puits forés à Barnett depuis 2003 et la quasi-totalité des 4000 et 2000 puits réalisés à Fayetteville et Haynesville depuis 2004 et 2007. Ses conclusions se passent de commentaires : alors que les opérateurs avaient annoncé des EURs moyens de 2 à 2,65 milliards de pieds cubes (Bcf) par puits à Barnett, la réalité plafonnerait à 1,3 Bcf. De même pour Fayetteville et Haynesville que les producteurs projetaient respectivement à 3 Bcf et 10 bcf et qui, à l’analyse des données, délivreraient de médiocres 1,1 Bcf et 3 Bcf.

Dès lors, comment expliquer que les producteurs persistent aujourd’hui, lors des investors days, à promettre de faramineux rendements ? L’une des explications possibles est que ces producteurs ne retiennent que les rendements de leurs meilleurs puits, appelés dans le jargon sweet spots. Il y très probablement des puits à haut rendement qui produiront 10 Bcf à Haynesville, mais ceux-ci sont/seront en nombre limités – ce que l’industrie « omet » généralement de mentionner à des investisseurs aveuglés par les banquiers d’affaires et qui, pour la plupart, ignorent tout des subtilités du SG.

Ces derniers mois, Arthur Berman a fait des émules. Ainsi, des analyses similaires de données de production commencent à éclore à propos des champs de shale oil (SO), qui est l’équivalent du gaz de schiste dans le pétrole. Eagle Ford, Utica, Marcellus ou encore Bakken sont les grands réservoirs riches en pétrole non conventionnel, produits pétroliers et gaz associé – lesquels, à en croire le rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) du 12 novembre 2012, doivent permettre aux Etats-Unis de devenir premier producteur mondial de pétrole devant l’Arabie saoudite en 2017 !

Pourtant, tout porte à croire que ces espoirs seront déçus –c’est du moins l’analyse de l’ingénieur géologue texan Gary Swindell. Les conclusions de cet expert, qui a eu accès aux données techniques de 1041 puits du champ d’Eagle Ford, sont éloquentes : alors que les compagnies n’ont jamais hésité à prédire des EURs allant jusqu’à 500 000 barils équivalents pétrole (boe), l’analyse exhaustive de Swindell conclut à une production moyenne par puits qui s’avère être deux fois moindre, puisqu’à peine supérieure à 200 000 boe. Quelques médias ont fait écho à cet écart entre prévisions et rendements à Eagle Ford, notamment Forbes le 14 octobre dernier. De son côté, Reuters s’est fait l’écho d’une préoccupation similaire à propos d’Utica le 22 octobre dans un article fleuve ( Is Ohio’s secret energy boom or bust ?»). L’agence de presse a explicitement dénoncé le manque de transparence de l’industrie dans l’intention probable d’induire en erreur les investisseurs. Plus généralement, commence à transparaitre l’idée que les shale plays américains ne tiendront pas les espoirs mis en eux – du moins aux conditions actuelles de marché et de développement. Curieusement, les médias nationaux américains et les agences de presse continuent de relayer le discours du binôme administration/industrie –mais glissent régulièrement quelques articles d’investigation remettant en cause le modèle économique du SG. Un savant dosage, en attendant mieux…

Malgré l’évidence des faits, certaines voix s’élèvent aujourd’hui dans l’industrie pour dénoncer ce qui s’apparenterait à un vaste complot ourdi contre le SG et ses heureux producteurs que beaucoup envieraient. D’ailleurs, « comment croire quelques pseudo-experts isolés en mal de publicité et douter des compétences de l’AIE ?», s’offusquent les responsables des compagnies. Pourtant, bien que séduisant, le raisonnement ne tient pas.

D’abord parce que l’US Geological Survey (la seule agence gouvernementale américaine composée d’experts –à l’inverse de l’Energy Information Agency) a délivré en aout 2012 un rapport qui corrobore la thèse des ‘Réalistes’ à propos des EURs gonflés par les compagnies. Ensuite parce que « les compétences » de l’AIE sont hautement discutables : comme chacun sait, le « diable est dans les détails » et il ne fallait pas manquer la conférence de presse donnée par Fatih Birol, économiste en chef de l’Agence, le 12 novembre dernier lors de la diffusion de l’étude ‘World Energy Outlook’ faisant des Etats-Unis le premier producteur de pétrole en 2017. Reuters rapporte ainsi une déclaration lourde de sens : « …Birol said he realised how optimistic the IEA forecasts were, given that the shale oil boom was a relatively new phenomenon. “Light, tight oil resources are poorly known”, he said» . En d’autres termes, le jour même de sa diffusion l’autorité en charge du ‘World Energy Outlook’ a minimisé (pour ne pas dire infirmé) l’idée que ce document tentait d’imposer. Une confusion qui en dit long sur les incertitudes du SG. Mais, malgré les apparences, rien de très surprenant si l’on se replace dans le contexte magnifiquement rappelé par notre trader new-yorkais : « …we want shale to happen »…

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