Gémissements du Pentagone, de Moby Dick au “tigre de papier”

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Le Pentagone ne cesse d’exposer et d'étaler ses angoisses et ses fantasmes catastrophistes devant le Congrès, à mesure qu’approche la date fatidique du 23 novembre où le “Super Congrès” doit rendre son verdict, ou son absence de verdict, concernant les réductions budgétaires pour tenter de contenir la dette (réduction de $1.200 milliards, dette de quasiment $15.000 milliards). Le Pentagone craint l’absence de verdict, qui impliquerait en principe une nouvelle réduction automatique et arbitraire de $500 milliards sur un temps théorique de 10 ans (la loi n’est pas particulièrement claire à cet égard), après les premières réductions décidées par l’administration. (En fait de “réductions” d'ores et déjà décidées : $500 milliards en 10 ans, dans le contexte d’un budget annuel officiel de $750 milliards, et d’un budget annuel réel de plus ou moins $1.200 milliards.)

Voici donc Leon Panetta, excellent représentant du Pentagone dans le style représentant de commerce, qui annonce dramatiquement qu’en cas de nouvelles réductions (le “Super Congrès”), le Pentagone deviendrait un “tigre de papier”. Nous passerions donc de l’élégante référence à Herman Melville (Moby Dick, surnom donné au Pentagone par le secrétaire à la défense-poète Cohen, en 1998) à la méprisante formule de Mao Tsé-toung.

Ci-après, des extraits de AOL.Defense.com, le 10 novembre 2011, sur la déposition au Congrès de Panetta.)

«Department officials will finalize details of the $260 billion in cuts “in the coming weeks,” Defense Secretary Leon Panetta said today. Those will be part of the Pentagon's six-year budget blueprint due to Congress in early February. Panetta did not provide specifics on what those cuts would include but the message sent was clear: The Pentagon is doing its job. Now lawmakers on Capitol Hill must do theirs.

»The congressional Super Committee has less than two weeks to come up with a plan to cut $1.2 trillion in spending across the government. If the bipartisan panel fails to come up with a viable plan, Pentagon coffers could be slashed by $500 billion. Piled on top of the cuts already mandated by the White House, the Pentagon would be staring down a $1 trillion spending cut should the committee fail.

»Failure, Panetta warned, would come at a very high cost. “It's a ship without sailors. It's a brigade without bullets. It's an air wing without enough trained pilots. It's a paper tiger. An Army of barracks, buildings and bombs without enough trained soldiers able to accomplish the mission. It's a force that suffers low morale, poor readiness, and is unable to keep up with potential adversaries. In effect, it invites aggression,” he said.»

Il est difficile d’être convaincu par un Panetta lorsque ce Panetta entend prendre un ton tragique à propos du sort du Pentagone devenant un “tigre de papier” parce qu’il risquerait de perdre ce qui représenterait en théorie et selon les chiffres réalistes sinon réels autour de 5 à 8% de son budget annuel. Tous ces chiffres sont absolument théoriques sinon affreusement hypothétiques, susceptibles d’amendements sans fin, et ils interfèrent dans une situation que personne ne connaît. La situation financière du Pentagone est en effet une totale inconnue de désordre et d’effondrement, pire certainement que la situation de n’importe quel gouvernement grec, voire de n'importe quel gouvernement washingtonien. Officiellement, selon des déclarations faites il y a deux mois devant le Congrès, le Contrôleur Général (le comptable en chef du Pentagone, disons) estime qu’aucun audit du Pentagone ne sera possible avant 2016-2017, dans l’hypothèse extrêmement incertaine où ses services parviennent à poursuivre normalement leur travail. Cette promesse vient d’une exigence du Congrès qui, en 2008, demanda un audit pour l’année suivante ; depuis, le délai n’a cessé d’être reculé et la réalité actuelle, toute rhétorique mise à part, est que personne n’est capable et ne sera capable avant longtemps (futur incertain) de dire la situation exacte du Pentagone… (Peut-être ne la connaîtra-t-on jamais, et le monstre emportera son secret dans sa tombe.)

On est alors obligé de s’en remettre aux situations concrètes qui émergent de cet immense trou noir. Celle de l’USAF est un modèle à cet égard, même si elle est la plus grave des situations des trois armes ; la réalité est que la masse d’argent disponible n’empêche pas la puissance US de s’effondrer, à la fois par elle-même et avec le facteur accélérateur de la crise US en général, du budget à la dette ; notre hypothèse est que cette “masse d’argent” contribue même à cet effondrement, en accélérant les facteurs d’incompétence et de paralysie (prolifération bureaucratique, irresponsabilité, corruption, y compris la corruption psychologique, parcellisation et dissolution des structures, gaspillage, etc.)… Par conséquent, la plaidoirie de Panetta, si elle est bouffonne plus que tragique, recouvre néanmoins une vérité. Plus personne n’étant capable d’embrasser la “vérité comptable”, et se reportant par conséquent à une “vérité opérationnelle” qui est le fruit d’une paralysie systémique et d’un effondrement des capacités et de la productivité du système du technologisme gouvernant le Pentagone, l’idée du “tigre de papier” est en passe de devenir une vérité psychologique déduite des faits eux-mêmes, qui s’installe chez les militaires, dans la bureaucratie du Pentagone, dans l’industrie de défense et dans tous les milieux satellites de ce qui est également connu comme le complexe militaro-industriel (CMI). Tout cela doit être vu comme définissant la situation “normale” actuelle, et l’on comprend la perspective de son aggravation soudaine si, le 23 novembre, la “super commission”, ou “Super Congrès”, annonçait qu’elle n’a pu prendre de décision et qu’intervient alors la procédure automatique de réduction des dépenses qui priverait en théorie le Pentagone de $500 milliards sur 10 ans.

C’est pourquoi continuent à fleurir et à se développer des hypothèses renvoyant à la fameuse “révolte des amiraux” de 1949, comme le montre le texte de DoDBuzz.com du 4 novembre 2011. Il s’agit d’une sorte de “révolte” des chefs militaires, non pas en forme de coup d’Etat au sens habituel, mais sous la forme d’une sorte de “coup d’Etat de communication”, avec ces mêmes chefs militaires décidant d’exposer leur situation en public, avec menaces de démission, dénonciation des autorités civiles, etc. ; il s’agit d’un facteur de désordre de plus, et un facteur supplémentaire de dissolution du pouvoir US, et nullement d’une menace d’autoritarisme militaire qui est bien loin de tous ces esprits englués dans leur propre désordre. Nous avons déjà évoqué cette hypothèse (voir notre F&C du 20 janvier 2010), et rappelé le précèdent de “la révolte des amiraux” de 1949. Le fait que nous renvoyions à un de nos textes en date de janvier 2010 pour évoquer cette hypothèse montre que le mécontentement surréaliste des militaires du “tigre du papier” n’est pas nouveau. L’on peut en tirer deux conclusions opposées : c’est une menace sans consistance, puisqu’elle ne se réalise pas alors qu’elle est régulièrement proférée ; c’est une menace bien réelle, puisque l’aggravation de la situation va conduire à un point de rupture… Notre conclusion, à nous, tient en trois mot : désordre, désordre, désordre.


Mis en ligne le 12 novembre 2011 à 05H53