Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1013
23 juillet 2008 — “Obamamania”? Nous dirions plutôt: globalisation d’Obama, en même temps qu'une transmutation de l'homme politique par sa symbolisation. Obama poursuit sa tournée pré-électorale dans le monde, – pardon: le président Obama effectue sa visite présidentielle dans les terres extérieures de l’Empire. Le phénomène est remarquable. Aucune substance, certes, mais un tintamarre extraordinaire, tant dans les directions politiques que dans le monde médiatique qui donne l’orientation. Les peuples observent, plutôt amusés, voire enthousiastes par instant; après tout, le spectacle vaut le détour.
Lisons le début de l’analyse d’AP (via RAW Story le 22 juillet). On y trouve les signes de tous les poncifs, tous les lieux communs, toute l’émotion possible prestement présentée sous la forme d’une pensée politique. La transformation est à la fois révélatrice et plaisante. Le phénomène général est à la fois touchant et consternant. Nous nous trouvons au cœur de la plus puissante civilisation de l’Histoire, nous exaltant pour des sentiments de midinette élevés en philosophie de l’Histoire. Cela donne une mesure au moins de la perte du sens, entre autres pertes.
«Europe is about to give Barack Obama one of the grandest of stages for statesmanship. In this city where John F. Kennedy, Ronald Reagan and Bill Clinton all made famous speeches, Obama will find himself stepping into perhaps another iconic moment Thursday as his superstar charisma meets German adoration live in shadows of the Reichstag and the Brandenburg Gate. He then travels to Paris and London where he can expect to be greeted with similar adulation.
»It's not only Obama's youth, eloquence and energy that have stolen hearts across the Atlantic. For Europeans, there have always been two Americas: one of cynicism, big business and bullying aggression, another of freedom, fairness and nothing-is-impossible dynamism.
»If President Bush has been seen as the embodiment of that first America, Obama has raised expectations of a chance for the nation to redeem itself in the role that—at various times through history—Europe has loved, respected and relied upon.
»“Americans need a change—and what's good for America is good for the whole world,” said Maike Smerling, a physician who was born and raised in the former East Germany.
»Ioannis Ioannidis, a 27-year-old salesman in Stockholm, Sweden, said Obama represented the American ideals of “We the People” and of an equal chance at success for all. “He's different from other politicians. He represents minorities and he's down to earth and smart,” said Ioannidis. “He comes from nowhere. He wasn't born into it, and it's got nothing to do with what family he's from.”»
Hors Obama, point de salut. Le malheureux McCain, nous rapporte le Guardian ce 23 juillet, est furieux de ne plus exister: «The Republican presidential hopeful, John McCain, let his frustration with the US media boil over yesterday for its saturation coverage of Barack Obama's visit to the Middle East and Europe.» L’article nous en dit de bonnes sur les journalistes US fuyant les USA pour rejoindre Obama en Europe, à bord d’un 757 rebaptisé “Obama One”; ou sur McCain qui médite d’aller se chercher un obscur gouverneur pour en faire son co-listier, – parce que l’autre est jeune et jaune (pardon, Asiatique Américain), – jaune contre noir et jeune contre jeune, si l’on veut…
«Journalists who won prized places on his 757 plane, dubbed “Obama One” and painted with his slogan “Change we can believe in”, flew from Chicago to join him in Amman, Jordan, yesterday and will accompany him on the remainder of the trip. They are being reinforced by journalists travelling independently. Obama has the anchors from the main television networks travelling with him.
»McCain is seeking a way to wrest the headlines back from Obama and there is some media speculation that he could announce his choice of vice-president this week. He is due to visit New Orleans tomorrow and that could point to Bobby Jindal, the governor of the state, whose relative youth – he is 37 – and Asian-Indian background could be a counter to Obama. His visit coincides with the centrepiece of Obama's overseas visit, a speech in Berlin.»
L’attristant Gordon Brown, aussi gai qu’un jour sans pain, reçoit des conseils du type “faites comme Obama, old chap.”, – dans le Guardian d’aujourd’hui à nouveau.
«…Brown's reluctance to make political capital out of the Obama visit has frustrated some Labour activists who hoped the visit would prompt a debate inside the party about lessons to be learned from Obama's success in creating a mass movement of activists.
»As one cabinet member admitted: “It is telling that whilst Obama is trying to tear down the traditional walls of the Democratic convention, and open it up to ordinary Americans, Labour's 200 most senior activists will be meeting in private this weekend to decide Labour's policy platform.”
»The issue has been taken up most strongly by David Lammy, the young black MP for Tottenham and a friend of Obama from black alumni dinners at Harvard University. Lammy has been increasingly blunt about the inability of the British political class to draw in new faces or use new methods such as open primaries. In a recent Fabian lecture, he said: “I think it's wrong to describe New Labour as a movement. I don't think that it could be described as a movement that filtered down to ordinary people on the ground.”
»Lammy, and other party thinkers such as Sunder Katwala, the Fabian general secretary, argue: “Obama is showing the political messages and methods of the 1990s now look very tired and out of date.” Lammy warns that managerial language has alienated people and left the public disorientated. “For many people, the good things that we are doing sound more like a list of bullet points, rather than a mission to change society. So they switch off, or worse, become alienated from a party that looks like it has become part of the establishment.”»
Bien, résumons : David Lammy, député travailliste de Tottenham, pote d’Obama avec qui il a été à l’université, proclame que le parti (travailliste) est en lambeaux et que Brown devrait faire comme Obama. Que suggère Lammy, qui est Africain Anglais comme on ne dit pas encore mais comme on devrait envisager de commencer à dire, à l’imitation de l’Africain Américain? Que Brown se passe un peu de cirage sur le visage, comme Al Johnson dans Le chanteur de jazz? Le résultat est que Brown aura l’air triste comme un jour sans pain et avec du cirage.
Bien, cessons de plaisanter et de ricaner. Il est vrai que le voyage d’Obama soulève un phénomène qui nous en dit beaucoup et nous en confirme encore plus, non sur Obama mais sur nous-mêmes. Le symbole est effectivement inratable: un jeune candidat, Africain Américain, basant sa campagne sur “le changement”, ayant soulevé les foules lors des primaires aux USA et ainsi de suite. Du coup, cela ne manque pas ; America, la gentille Amérique, is back après l’épouvantable calvaire bushiste. («“Obama ... projects the vision of a better America,” said Georg Schild, an expert on German-American relations at the University of Tuebingen.» Etrange: cela s’intitule “expert”? On préfère la “gröss” image du titre d’un quotidien, – est-ce le Bild Zeitung? – sur “Der Schwarze JFK”, – “le JFK noir”…)
“Inratable”, le brave Obama, parce qu’il semble rassembler toutes les vertus virtuelles qui fabriquent la “morale” (elle-même virtuelle, par conséquent) sur laquelle nous continuons à affirmer, contre les vents et les marées de nos crises systémiques, la grandeur de notre système éventuellement humaniste, sinon de notre civilisation postmoderne. Jeune, multiculturel, symboliquement anti-raciste par le fait même, progressiste puisque son programme se résume en un mot (“change”), Américain enfin, – Obama, ainsi dépeint, semble à lui tout seul un édito de Bernard-Henri Levy… L’enthousiasme des dirigeants et de la classe médiatique du monde extérieur, particulièrement de l’Europe, cet enthousiasme sincère ou forcé mais de plus en plus sincère à mesure que gagne l’emportement général répond à l’enthousiasme qui a accompagné certaines phases des primaires aux USA. Il ressemble évidemment à une ivresse qui nous prend soudain, substituant une image idéale, composée avec autant de fragments d’utopie et de bouffées d'émotion, qui se mettrait à la place d’une réalité décidément insupportable.
On aurait tort de voir dans cela un soudain accès de pro-américanisme, – ou bien c’est qu’il faut s’entendre sur les mots et les expressions. Il ne s’agit pas d’un pro-américanisme dans un sens politique mais d’une symbolisation de l’américanisme au travers d’Obama, et une prise de position absolument enthousiaste en faveur de ce symbole. Depuis janvier, d’abord aux USA, puis parallèlement hors des USA et maintenant directement hors des USA, Obama a été transformé en symbole. Certes, il s’est prêté à l’opération, il en a même usé, et l’on pourrait presque dire qu’il en a abusé, qu’il continue et qu’il va continuer. C’est de bonne guerre mais cela n’empêche pas que le Obama que tout le monde applaudit, en applaudissant ce que tout le monde croit que ce Obama représente, ce Obama-là n’existe pas en réalité.
Le déchaînement pour le symbole ainsi fabriqué autour d’Obama, après tant d’années où l’Amérique est devenue le symbole de tant de politiques et de conceptions détestables, pourrait sembler à certains comme une façon de rencontrer un “besoin d’Amérique”, selon une expression souvent employée. C’est peut-être le cas mais c’est sans réelle importance du point de vue politique pour ce que cela prétendrait nous dire en fait d’alignement éventuel sur l’Amérique. Ce “besoin d’Amérique” n’existe que dans la mesure où l’Amérique à laquelle on se réfère dans ce cas est moins elle-même que la représentante (symbolique, cela va sans dire) du système de valeurs et de conceptions qui fondent notre époque, de celles qu’on a rappelées plus haut, de celles que l’Amérique semble avoir abandonnées de façon encore plus criante qu’à l’habitude durant ces sept dernières années. Encore une fois, que tout cela ne corresponde pas à la réalité n’a réellement aucune importance. Obama est acclamé dans la mesure où il nous permet symboliquement d’y croire à nouveau, alors que Bush nous l’avait interdit, et dans la mesure où il n’a encore rien fait (où il n’est même pas encore élu!) pour nous démentir et nous faire sortir de notre rêve.
L’ampleur du déchaînement, par contre, nous dit quelque chose de précis. Cette fuite dans le phantasme symbolique est d’une puissance à mesure du désarroi qu’elle prétend apaiser. En effet, il faut que notre désarroi soit immense pour que notre enthousiasme pour Obama-symbole soit si grand, – surtout dans le chef de nos dirigeants et de la classe médiatique. Le succès phénoménal d’Obama nous donne une mesure exacte, par simple contraste, de la profondeur de la crise où nous nous trouvons.
Quant à Obama lui-même, il n’est pas du tout assuré que ce traitement l’inspire et l’élève à un point où l’on pourrait espérer qu’il rencontre certaines des espérances qu’on a mises en lui. On serait même tenté par l’hypothèse inverse. Il est possible, peut-être même est-il probable que le jeune sénateur de l’Illinois va se sentir, un peu vite, devenir un héros et un homme d’Etat avant même d’être élu. Cela pourrait lui brouiller le jugement, au cas où il serait élu et appelé à exercer la présidence des USA, – “au cas où” puisque ce n’est pas encore le cas, après tout. Il y a de l’inquiétude chez certains commentateurs US, pourtant jusqu'alors très satisfaits de l’aubaine illusoire de voir un homme politique US devenir si populaire, et l’Amérique, en apparence et symboliquement, avec lui. C’est le cas de Roger Cohen, dans l’International Herald Tribune du 20 juillet, lorsqu’il recommande à Obama, à l’occasion du choix du lieu de son discours de Berlin qu’il juge un peu trop prétentieux, “de la sobriété, encore de la sobriété, toujours de la sobriété” : «So keep the mania in check. Location, location, location has been the Berlin issue. My advice to him for now is: Sobriety, sobriety, sobriety.»
Le problème est qu’un homme politique devenu symbole a tendance à ne plus entendre ceux qui parlent à l’homme politique. On verra, dans les prochaines semaines, à la convention démocrate puis durant la campagne électorale, si Obama a encore l’oreille fine.