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1307226 février 2015 – Nous allons présenter et définir un nouveau concept opérationnel (1) du Système que nous nommons “déterminisme-narrativiste”. Cette analyse permettra, à notre sens, de mieux comprendre l’action dominante aujourd’hui, le projet le plus massif et le plus cohérent, – mais aussi, paradoxalement, le plus absurde et le plus fragile, – qui est, au travers de la crise ukrainienne, la volonté d’éliminer la Russie. Le constat est aussi radical que cette fameuse remarque que nous avons déjà citée, de l’ancien chef du service extérieur de renseignement soviétique Chebarchine : «L’Ouest veut seulement une chose de la Russie : que la Russie n’existe plus.»
L’expression “déterminisme-narrativiste” est formée à partir du mot anglais narrative que nous employons très souvent, qui est présenté par ailleurs dans sa fonction courante dans le Glossaire.dde du 27 octobre 2012. Nous choisissons de former un néologisme pour le français, en gardant comme racine le mot anglais de narrative qui exprime fortement, phonétiquement et symboliquement, et d’une façon dynamique, l’action qu’il décrit : la narration d’une pseudo-réalité constituée de toutes pièces, comme l’on “raconte une histoire”, comme l’on narre une fable ou un “conte de fée”, avec des règles, des références, des concepts spécialement créés pour la cause et selon les avatars de la vérité de situation qu’il s’agit d’absorber et d’interpréter, ou bien d’ignorer lorsque ces avatars ne peuvent être digérés et transmutés. D’autre part, il s’agit effectivement d’un mot anglo-saxon, et cela nous semble très approprié pour désigner une technique, un état d’esprit, une démarche intellectuelle, etc., qui marquent constamment l’esprit anglo-saxon. Cet état de l’esprit est arrivé aujourd’hui à un paroxysme qui interdit tout compromis avec le réel, qui écarte avec mépris toute allusion à une vérité de situation.
Le mot narrative nous donne donc la famille de néologismes “narrativisme” et “narrativiste”, que nous privilégions pour la détacher en un concept spécifique et extraordinaire des autres concepts qui pourraient satisfaire un jugement rapide, et qui renvoient à d’autres mots totalement insuffisants et inappropriés pour notre propos (“propagande ”, “virtualisme”, “mensonges”, etc.). L’expression “déterminisme-narrativiste” (avec un tiret) exprime la dynamique d’une situation créée par le narrativisme, cette dynamique étant développée selon une logique interne immuable qui est la croyance aveugle, quasiment principielle dans la narrative, témoignant effectivement d’un effet de “déterminisme” par référence à une sorte de “principe de causalité” déterminé pour la circonstance («Le déterminisme est une notion philosophique selon laquelle chaque événement est déterminé par un principe de causalité»).
Le tiret dans “déterminisme-narrativiste” indique notre volonté de n’employer (pour l’instant et dans le cas que nous détaillons ici) le terme de “narrativisme”/“narrativiste” que dans cette expression. Le néologisme “narrativiste” employé comme qualificatif est ici entièrement conditionné, pour avoir sa véritable et révolutionnaire spécificité, par le tiret qui le lie et le soumet au terme dynamique de “déterminisme” ... Il va de soi que ce phénomène est tout entier lié au Système, dépendant de lui et créé par lui. Il est donc lié, dans les exemples envisagés, aux créatures et serviteurs du Système (bloc BAO, politique-Système, système de la communication, etc.).
Nous partons de la situation la plus évidente, la plus pressante et la plus déterminante comme c’est bien le cas de le dire, qui est la crise ukrainienne évidemment considérée du point de vue du Système et du bloc BAO. C’est à cette occasion, sans aucun doute, que s’est révélé dans toute sa puissance et dans son totalitarisme ce que nous avons été amené à désigner comme le “déterminisme-narrativiste” et l’on pourrait alors considérer que la crise ukrainienne est la matrice opérationnelle du déterminisme-narrativiste dans sa fonction achevée. Dès l’origine, la situation de la crise ukrainienne a été l’objet, dans le chef du Système, d’une pression et d’une attaque sans précédents pour pulvériser toute parcelle de fait, de perception, d’appréciation, de témoignage, etc., qui pourraient faire envisager une vérité de situation s’écartant de la narrative. On peut dire qu’avec la crise ukrainienne, on a accompli un “saut qualitatif” qui nous a conduit dans une autre dimension au-delà de la manipulation de la réalité, de sa distorsion, de sa transformation, de sa transmutation, – tout cela accompli par le fait d’une substitution absolue. Nous ne sommes plus dans une manipulation de la réalité, une distorsion, une transformation, une transmutation, nous sommes dans un autre monde où la réalité est nécessairement autre, non pas dans un sens figuratif mais dans le sens réaliste de “faite d’une autre matière”.
La bataille est constante entre cette dictature de la narrative, qui ne peut souffrir le moindre espace de liberté qui ne soit consacré à sa propre simulation, et ce que nous appelons la “vérité de situation”, – c’est-à-dire cet espace de temps où, en un instant, jaillit la vraie-réalité qui, par contraste avec ce qui la bride impitoyablement, doit être nommée “vérité”. Bien entendu, l’expression elle-même (“vérité de situation”) indique une instantanéité, une “momentanéité” impliquant qu’il faut savoir à la fois identifier et se saisir de cet espace de temps et de cette unité de lieu parce qu’ils sont l’un et l’autre limités dans leur manifestation.
Par ailleurs, cette formidable contingence qui voudrait prendre l’aspect d’une objectivité absolue permet toutes les spéculations, jusqu’aux plus folles et aux plus extraordinaires, par rapport à ce qu’il serait rationnel d’attendre d’une telle crise et des piètres acteurs qui l’opérationnalisent. Cela explique que les spéculations les plus folles et les plus extraordinaires accompagnent les appréciations et les commentaires de cette crise, et cela dans tous les sens, autant favorables au Système que favorables à la résistance antiSystème. S’il existe une opérationnalité de la “dictature de la narrative”, c’est dans un contexte où le système de la communication règne absolument, ce qui implique des opportunités dans tous les sens. Le système de la communication déploie toute sa puissance, et l’on sait combien ce système est sans aucun doute un Janus, à la fois pilier du Système et opportuniste pour les actes antiSystème les plus forts. Pour cette raison, la crise ukrainienne, qui est le champ de la “dictature de la narrative”, est aussi criblée de possibilités d’actions antiSystème radicales. Elle constitue par conséquent une formidable bataille de perceptions opposées, où la victoire n’est nullement acquise par la puissance apparente, où la fortune des armes de communication est loin d’être assurée.
Mais nous nous occupons ici essentiellement, sinon exclusivement, de la narrative et de sa transmutation opérationnelle en déterminisme-narrativiste, et non du combat de perception qu’ils suscitent... Il faut d’abord remonter à certaines origines, en présence du fait politique et géopolitique massif que ce qui est en jeu dans la crise ukrainienne, c’est le sort de la Russie. A partir de cette enquête, on verra qu’on peut aller beaucoup plus avant dans le raisonnement et en venir à notre sujet (le “déterminisme-narrativiste”), en évoluant de la géopolitique à la psychologie, et du technologisme à la communication.
Même s’il se comprend de lui-même, le mot cité ci-dessus de l’ancien chef du service extérieur du renseignement soviétique Chebarchine («L’Ouest veut seulement une chose de la Russie: que la Russie n’existe plus») doit être compris dans le climat que nous évoquons comme ayant plusieurs significations, ou des significations cachées. Il y a dans ce jugement le constat d’une hostilité radicale, d’une haine quasi-animale, mais aussi une sorte d’attitude incantatoire relevant de la magie (éventuellement “noire”, certes) ; comme si l’on pouvait compléter le propos de Chebarchine en proposant ceci : “L’Ouest veut seulement une chose de la Russie, que la Russie n’ait jamais existé”... C’est aborder là le domaine mystérieux des motifs, des forces en action, des véritables causes de cette hostilité absolument indescriptible par sa violence qui est déchaînée dans la crise ukrainienne, et finalement violence évidemment incompréhensibles par ses seules causes rationnelles apparentes, – si seulement il y a quelque “raison humaine” là-dedans, – qui sont en général décrites dans le domaine de la géopolitique, de la stratégie, de la politique hégémonique, etc. L’on verra que c’est évidemment notre propos.
Évoquant la “raison humaine”, l’on peut parler également, comme c’est notre choix constant et cent fois réaffirmé et explicité, d’une raison-subvertie qui est l’apanage de notre époque avec l’héritage de la modernité, où la raison n’est le plus souvent, dans la référence qui en est faite, que le faux-nez de forces déstructurantes et dissolvantes en action... A cet égard, et pour rester du côté de l’enquête que les Russes mènent sur le comportement du bloc BAO, il nous paraît intéressant de revenir sur un événement d’il y a près de sept ans. Dimitri Rogozine (alors ambassadeur de la Russie auprès de l’OTAN, aujourd’hui vice-Premier ministre en charge des problèmes d’armement) aborda ce qu’il jugeait être le problème de notre temps, certes identifié dans le chef des USA (what else?, bien entendu et dit comme si les USA étaient une chose manipulée) ...
Nous écrivions ceci, le 4 août 2008, en nous référant à cet “événement d’il y a presque sept ans”, c’est-à-dire une réunion entre l’OTAN et la Russie, à Evere, le 28 juillet 2008...
«En présentant la proposition Medvedev pour une nouvelle architecture paneuropéenne et transatlantique à l’OTAN le 28 juillet, l’ambassadeur russe Dimitri Rogozine a employé le néologisme de “technologisme” pour qualifier certaines actions occidentales en Europe que les Russes critiquent, – que ce soit l’élargissement de l’OTAN ou le système BMDE. Il faisait allusion à une sorte de “déterminisme technologique” qui serait le moteur caractéristique de la “politique” occidentale, qui serait en fait la simple description d’une situation où le système, assemblage de “système de systèmes” plus ou moins humains ou bureaucratiques, dont les références sont essentiellement technologiques, a bel et bien pris le pouvoir. [...] La soi disant politique est alors l’entraînement de la simple dynamique de son poids, investissant sans buts politiques les domaines qui l’intéressent. La définition est absolument acceptable; elle montre que les Russes, instruits par l'expérience, comprennent bien des choses.»
Les précisions sur cette réunion, – dont nous ne disposions pas à l’époque où fut écrit l’article cité, – sont remarquables parce qu’elles résument et préfigurent à la fois, dans le chef des déclarations de Rogozine, les données de base qui ont conditionné la crise ukrainienne telle qu’elle s’est imposée à nous à partir de novembre 2013/février 2014...
• Du point de vue de la situation générale, Rogozine avait déclaré que la Russie jugeait
« inacceptable et contraire aux exigences géopolitiques élémentaires l’encerclement de la Russie, [qu’elle était] attachée à l’état de droit actuel, à condition que ce droit soit appliqué». Il avait « mis sévèrement en garde les Alliés d’abord sur l’affaire ukrainienne qui préfigure des turbulences futures et une probabilité élevée de schisme ou de partition. Il [avait] aussi rappelé que l’Alliance risquait une dégradation de l’État géorgien et des effets déstabilisants sur la région si elle conservait ses projets inchangés. »
Il faut noter que sur ces deux points précis, pour lesquels Rogozine se référait à l’activisme occidental en Ukraine (“révolution orange” en 2004) et en Géorgie (“révolution des roses” en 2003), la guerre avec la Géorgie suivant l’attaque géorgienne en Ossétie du Sud intervint onze jours après cette réunion, et que l’Ukraine est effectivement menacée aujourd’hui de partition depuis le putsch de février 2014 dans lequel les autorités américanistes ont admis, sinon détaillé presque avec complaisance et naturel leurs responsabilités (voir le 2 février 2014).
• Le fait le plus intéressant de cette réunion, directement en rapport avec la citation faite ci-dessus, était rapporté dans la description selon laquelle Rogozine s’était
«montré autant philosophe que diplomate en regrettant que les institutions en place expriment le plus souvent leurs analyses par la voie de technologistes aux intérêts compartimentés et peu capables de reprendre la matrice de la sécurité européenne...»
Comme on l’a vu plus haut, les Russes (Rogozine) parlèrent de “déterminisme technologique” (ou “déterminisme technologiste”) pour qualifier la “dynamique de la politique occidentale”. La remarque était substantivée de cette façon :
« [...L]es Russes avouent souvent leur malaise d’être confrontés à un langage occidental qui leur rappelle la logorrhée de la bureaucratie soviétique : c’est cela le déterminisme technologiste dont a parlé beaucoup [...] Rogozine.»
Cette référence fut assez frappante durant la réunion pour que des explications soient informellement demandées aux Russes, quant à la signification de l’expression.
« De source russe, [on comprend que] la référence est celle des philosophes des ‘déterminismes technologistes’ identifiés dès le milieu des années 70 par des auteurs comme Langdon Winner (MIT) et MacKenzie and Wajcman (Open Univ.). La militarisation des relations internationales (US) en est l’un des aspects. Comme le climat, ces déterminismes sont indépendants. Ils jouent sur l’état du monde, exactement comme les facteurs sociaux. L’économie entièrement libérale et la disparition de l’Etat et du ‘bien public’, tout comme la course à la technologie sont en filigrane de cette orientation russe assez originale dans notre contexte.»
Ce qui nous importe dans ces diverses descriptions, c’est bien entendu de rappeler un fait d’hier suffisamment saillant et significatif, quoique n’ayant bénéficié d’aucune publicité, avec l’évolution de la situation d’aujourd’hui. Rogozine, et donc la direction russe, ne se sont pas trompés en désignant les points de futurs affrontements entre la Russie et l’Ouest (le bloc BAO). Cela nous invite à considérer l’hypothèse à notre avis fortement substantivée qu’ils ne se trompaient pas non plus, à l ‘époque précisément où la chose fut dite, en évoquant un “déterminisme technologiste”, qui serait pour nous l’équivalent de la pression constante du système du technologisme suscitée par le Système.
A cet égard, la direction russe disposait et dispose toujours d’une expérience incomparable avec le régime soviétique, que la plupart des dirigeants russes actuels ont connu dans sa phase finissante, lorsqu’effectivement la “logorrhée de la bureaucratie soviétique” était à son comble. De ce point de vue si essentiel, les Russes, ex-Soviétiques, ont toujours eu de l’avance sur nous dans cette période commencée à la fois en 1989-1991 et le 11 septembre 2001, simplement parce qu’il se doutait de quelque chose. Gorbatchev a exprimé rondement à plus d’une reprise, qu’il faut que les USA connaissent le même sort que l’URSS, parce qu’il a reconnu dans les USA dans leur phase actuelle l’URSS qu’il avait pris à bras le corps.
Les Russes avaient donc parfaitement saisi la situation profonde des mécanismes poussant à la politique US, devenue entretemps politique du bloc BAO. Pour autant se pose le problème de savoir si cette juste appréciation de 2008 est toujours valable en 2015. Non que nous écartions de quelque façon que ce soit, – au contraire, – l’idée de la poussée de ces “forces profondes” (dont le “déterminisme technologiste”, mais parmi d’autres), que nous sollicitons en permanence pour expliquer la marche des événements. Ce que nous envisageons est qu’il y a eu un changement radical de la “force profonde” en action aujourd’hui en Ukraine, et par extension d’une façon générale, par rapport à l’appréciation juste de 2008. Il s’agit d’un basculement du “rapport de ces forces profondes” à l’intérieur de l’ensemble du Système.
Ce constat se justifie complètement à notre sens par l’observation, faite dans l’article de ce Glossaire.dde (le 14 décembre 2012) consacré au phénomène dit “technologisme versus communication”, mais avec des aménagements importants sinon décisifs dans l’appréciation de l’action du système de la communication. En effet, nous concluons dans ce texte cité que le système du technologisme est à bout de souffle et en cours d’effondrement, tandis que le système de la communication affirme sa toute-puissance. (Dans notre rangement, le système du technologisme et le système de la communication sont les deux fondements opérationnels du Système, disons hiérarchiquement ses deux sous-systèmes.)
«… Or, l’on peut se demander aujourd’hui si ce système du technologisme n’a pas atteint et dépassé le point maximum de sa rentabilité opérationnelle et de son efficacité pour entrer dans sa phase descendante de l’impasse de lui-même, nécessairement catastrophique quand on mesure combien toute la puissance de cette contre-civilisation dépend de lui. Ce serait alors la manifestation parfaite du passage du Système général de sa phase de surpuissance à sa phase d’autodestruction, avec une marche général vers une entropisation selon un processus correspondant à la troisième loi de la thermodynamique, dite “loi de l’entropie”. (Cela s'accorderait parfaitement avec le fait que le système du technologisme est un système fermé, par conséquent promis à l'entropie.) [...]
»Le système de la communication est plus puissant qu’il n’a jamais été, grâce à l’apport massif de nouveaux moyens et de nouvelles possibilités d’arrangement du matériel diversité/complexité. Il a démontré dans son histoire son savoir-faire, son extraordinaire capacité à donner le “crédit de la vérité” à l’univers dont il pénètre ceux qu’ils touchent, en faisant en sorte que tout se passe comme si ces “élus” y pénétraient à leur façon et en toute liberté. Mais cet univers est changeant, selon les circonstances et la puissance des sources qui alimentent ce système, c’est-à-dire que le système ne détermine des univers qu’en fonction des impulsions qu’il reçoit, sans se soucier du sens des choses. Ainsi le système de la communication est-il par-delà le Bien et le Mal, notamment par rapport à l’échelle de valeurs du Système dont il devrait être pourtant la créature ; il se révèle, au bout du compte, pour le Système, trompeur et déloyal dans des occasions importantes (tout en restant nécessaire au Système)... [...]
»L‘essentiel de la conclusion, qui sous-tend toute notre démarche concernant la prépondérance du facteur psychologique dans la ferme installation de l’ère psychopolitique, c’est l’effacement ultra-rapide du système du technologisme, jusqu’à son effondrement, notamment sous les coups du système de la communication dont l’ambivalence a fait de lui un paradoxal système antiSystème par bien des aspects essentiels. Ainsi le système de la communication est-il amené à contribuer à l’effacement complet de la dynamique de surpuissance du système du technologisme, en accélérant la transformation de cette dynamique de surpuissance en dynamique d’autodestruction.»
Un constat qui confirme à notre avis cette appréciation de l’effacement du système du technologisme au profit du système de la communication concerne justement l’action contre la Russie. Comme l’on sait, au moins depuis le début de la phase présente (fin 2011/début 2012), l’action US et du bloc BAO s’exerce principalement par l’“arme de la communication”, par des actions d’influence, de “subversion sociétale”, par le relais d’organisations humanitaires, de groupes de réflexion, etc., qui créent ou sont censées créer une situation défavorable au pouvoir russe. C’est ce que nous avons nommé à cette époque l’“agression douce”, et les armes offensives principales employées, qu’on espère “armes de destruction massive”, se nomment Pussy Riot et FEMEN. On a alors un basculement complet qui est de l’ordre d’une radicale modification de la politique et de la stratégie : ce qui n’était absolument pas désigné explicitement comme l’“ennemi” (la Russie du temps du déterminisme technologiste, certes “encerclée” par les bases et les adhésions de l’OTAN et par le développement des antimissiles BMDE, mais tout cela présenté sans la moindre référence agressive antirusse) l’est désormais sans la moindre dissimulation. Le résultat attendu et quasiment proclamé urbi et orbi n’est rien moins que celui du regime change en Russie et même la destruction de la Russie, ce qui montre combien cette stratégie est sérieuse, fondamentale, presque exclusive de toute autre façon d’agir et quasiment matrice explicite de la grande politique. Depuis, confortée par cette stratégie, la puissance offensive du système de la communication n’a cessé de se confirmer, du moins dans le choix qu’ont fait les experts et stratèges du bloc BAO pour leurs actions antirusses.
(Même par rapport à l’équivalent passé d’une action de subversion interne visant à une forme de regime change, la différence est saisissante. Il n’est que de rappeler la “stratégie de la tension” durant “les années de plomb”, en Italie et en Belgique notamment, opérations initiées sous la coordination des réseaux Gladio. Les moyens employés pour parvenir à une forme de regime change étaient d’une extrême brutalité, – attentats, enlèvements, exécutions, etc., – et les conditions recherchées étaient le contraire de celles qui sont affichées aujourd’hui : recherche d’un durcissement quasi-dictatorial, alors que le mot d’ordre actuel est celui de “démocratie”. Il s’agit bien d’une évolution vers la communication, dans ce cas extrême également, le degré de subversion étant par ailleurs équivalent, et les exécutants souvent de la même eau sinon des mêmes réseaux...)
On aurait pu croire que la crise ukrainienne, qui vit et voit des actions dites-“dures”, des combats, des massacres, des destructions, etc., relevant du domaine du technologisme dans le sens de la militarisation des relations et de la déstructuration et de la dissolution par l’action de la destruction, ramènerait à la logique du technologisme telle que Rogozine en parlait, c’est-à-dire la logique du déterminisme technologiste au premier plan, comme maître du jeu. Il n’en est rien, en aucune façon, – et c’est bien la leçon essentielle de la crise ukrainienne, après un an de crise paroxystique. Malgré les morts brutales, les souffrances, le fer et le feu de la guerre, en Ukraine c’est plus que jamais la communication qui domine. C’est elle qui fournit les armes principales, y compris dans l’interprétation faussaire que s’en font les acteurs. A la question du journaliste et enquêteur Robert Parry (2) sur le comportement US vis-à-vis de la Russie, qui est de continuer à proclamer des constructions complètement faussaires concernant le comportement de la Russie malgré les indications des services de renseignement démontrant cette fausseté, un “officiel de l’administration” Obama lui répondait que
« La Russie détient par nature tous les avantages [en Ukraine,] par la proximité et par l’histoire, mais ces avantages peuvent être compensés par la “guerre de la communication”, – et cela n’a aucun sens d’abandonner cet avantage-là en notre faveur en retirant les accusations [faussaires] qui ont mis le président Poutine sur la défensive »
A première vue, cet argument semblerait acceptable pour une raisons-subvertie qui se contenterait de l’apparence pour conclure à une stratégie efficace au nom d’une logique se référant pompeusement à la realpolitik... Il peut pourtant être aisément retourné et doit l’être pour acquérir toute sa cohérence ; il peut et doit être retourné ne serait-ce que par le constat de l’absence d’avantages obtenus sur le terrain par le côté du bloc BAO depuis le début de la crise ukrainienne à cause de la croyance aveugle dans la narrative, et au contraire l’accroissement dangereux de la confusion et de la division dans le même camp du bloc BAO devant les contraintes de la vérité de situation qui ne cessent de s’opposer à cette même narrative; et tout cela, au contraire complet de l’affirmation de l’“officiel” que le président Poutine est “sur la défensive” alors que c’est l’opposé qui est vrai, ce qui implique un déboire de plus, et de quelle taille, par un faux jugement où s’enferme cette raison-subvertie... Toutes ces observations renvoient moins aux déboires d’une stratégie qu’à une schizophrénie générale interdisant de développer une stratégie quelconque, ou l’incapacité de transformer en stratégie active et efficace une situation complètement déterminée par la communication. Du coup, l’explication donnée à Robert Parry par l’“officiel de l’administration” américaniste apparaît pour ce qu’elle est fondamentalement : la tentative d’une raison-subvertie touchée par la schizophrénie de rationaliser le déterminisme-narrativiste auquel elle est complètement soumise (nécessité d’“embrasser ce qu’on ne peut étouffer”).
On en arrive alors à comprendre combien le terme de “guerre de communication”, complaisamment avancé dans la citation pour décrire la crise ukrainienne comme elle décrit tant d’autres situations dans l’histoire, est devenue en vérité complètement déplacée et subvertie. Nous ne sommes pas dans une époque de “guerre de communication” particulièrement développée, mais dans une nouvelle époque où le système de la communication impose son activité, ou son activisme, et notamment son type de guerre. La “guerre de communication” s’est toujours basée sur une bataille de la perception, de la conceptualisation, de la dissimulation, de l’interprétation et de la transformation à son avantage des mêmes événements, tout cela pris dans son sens le plus large. Une partie peut même inventer un événement qu’elle voudra faire prendre d’une certaine façon par l’autre partie, la guerre étant de savoir quelle interprétation l’emportera. L’important à observer est qu’il y a un événement sur l’existence duquel les deux adversaires s’entendent et autour duquel ils manœuvrent. Dans la crise ukrainienne, rien de pareil pour le fondamental.
La crise ukrainienne n’est pas une “guerre de communication” mais une “guerre de la communication” où la communication n’est pas un outil de la guerre mais la guerre elle-même... Si l’on veut, pour ce cas, on dira que la “guerre de communication” se fait en manœuvrant la communication autour de faits reconnus, qui sont en général des faits engendrés par le système du technologisme, c’est-à-dire que la guerre de communication se fait en usant de la communication comme d’un outil pour interpréter un fait et marquer un avantage à cause de cette interprétation ; la guerre de la communication se réalise en plaçant au centre le fait de la communication et en le manipulant, en l’affirmant à sa convenance, c’est-à-dire que la guerre de la communication se réalise en usant de la communication comme de l’objet fondamental de la guerre, l’objet à conquérir, l’objet qui détermine la guerre et règne en maître, l'objet qui est la guerre. Ce n’est pas à chacun de déformer la réalité à son avantage, c’est à chacun d’imposer sa réalité. (La Russie a envahi le Donbass a répété Kiev près de cinquante fois durant l’année 2014, et cette “nouvelle” répétée d’une invasion, – près d’une cinquantaine d’invasions en un an, – a été répercutée par les gouvernements, les institutions et la presse-Système du bloc BAO, le plus souvent sans soulever la moindre réticence, la moindre question, la moindre mise en cause. Les Russes, eux, posent comme une évidence qu’ils n’ont jamais déployé une seule unité de l’armée russe en Ukraine, simplement parce qu’ils ne l’ont pas fait et que rien, strictement rien n’a prouvé ni démontré objectivement le contraire... Voilà ce que nous nommons “c’est à chacun d’imposer sa réalité”.)
Resserrons maintenant la pression théorique sur la crise ukrainienne, à partir de ce constat qui implique évidemment que nous prenons partie : seul le Système prend l’initiative d’une telle guerre de la communication. En Ukraine, il est assuré pour nous, – aucune discussion n’est nécessaire, – que la partie-Système est l’instigatrice totale de ce phénomène (la partie-Système : bloc BAO avec des variantes, certains étant extrémistes et jusqu’auboutistes, robots sans états d’âme cliquetant, certains autres se tenant plus sur la réserve, certains autres s’interrogeant secrètement, etc.). Les Russes ne sont pas des anges et ils défendent leur engagement dans des limites bien définies, selon les aléas de la politique et des vérités de situation (aide aux séparatistes, passage de volontaires, etc.) ; mais ils sont pour nous, dans la circonstance de la guerre de la communication, placés dans une telle position qu’ils sont presque constamment antiSystème, donc qu’ils sont presque constamment notre référence objective, – cela sans le chercher ni le vouloir précisément, mais parce que la pression de la narrative-Système les met évidemment dans cette position.
Ainsi doit-on nuancer l’expression “c’est à chacun d’imposer sa réalité” : sur les faits fondamentaux de la crise ukrainienne, la “réalité” russe est nécessairement celle d’autant de vérités de situation qu’il y a de situations fondamentales, au contraire du bloc BAO. Par conséquent, comme nous l’avons déjà dit, seul nous intéresse le comportement du bloc BAO, qui n’est effectivement plus conduit par le déterminisme technologiste mais par le déterminisme-narrativiste. Ce changement essentiel de motorisation déterministe du comportement, du technologisme à la communication, induit un changement de ce même comportement. Les effets se concentrent sur la psychologie et ils sont considérables sinon dévastateurs, comme on peut le voir au travers des récents avatars intervenus au sein de la coalition du bloc BAO.
• D’une part, le déterminisme-narrativiste affaiblit et fragilise considérablement les psychologies de ses “opérateurs” obligés, en les soumettant à des pressions constantes et extrêmement dommageables. La sollicitation des événements, qui sont constamment en désaccord sinon en opposition avec la narrative, le poids même de cette narrative qu’il faut continuer à affirmer, à marteler plutôt, presqu’avec ivresse, malgré les événements, sont les causes de cet affaiblissement et de cette fragilisation. Les arguments avancés par la narrative pour échapper à cette pression des vérités de situation sont de plus en plus extrêmes et exercent de leur côté une pression dans l’autre sens qui participe, de l’intérieur, à cet affaiblissement et à cette fragilisation. On a pu voir ce processus et ces effets, qui se sont concrétisés dans des avatars désormais sérieux pour le Système, comme une incurvation politique dans le chef des directions française et allemande.
• D’autre part, les psychologies qui résistent à toute incurvation des politiques malgré les pressions mentionnées ci-dessus, qui sont celles des acteurs les plus éloignés du théâtre de la crise (c’est-à-dire les acteurs américanistes), conduisent à un abaissement constant de l’intelligence de la situation, jusqu’à des postures d’indifférence ou d’incohérence complètes. Littéralement, ces acteurs se fichent complètement de la vérité de la situation en Ukraine, ou bien l’interprètent d’une façon complètement loufoque et absurde. Le 22 février 2015, le commentateur US Walter Boardman observait à propos de l’attitude du Congrès US après l’accord de cessez-le-feu dit-Minsk2 du 12 février en Ukraine, – et l’expression “la réalité n’est pas un facteur important” vaut son pesant de narrative :
«Je ne pense pas que ce cessez-le-feu aura beaucoup d’effet sur ce que vont faire les gens au Congrès. Nous avons un Congrès républicain maintenant et il est déterminé à faire ce qui lui plaît, et la réalité n’est pas un facteur important.»
Cette situation psychologique a introduit un coin dans la coalition du bloc BAO qui, en quelques mois, s’est transformé en une situation antagoniste, sinon confrontationnelle. Des commentateurs allemands ont pu, en marge de la conférence de la Wehrkunde de Munich (février 2015) observer que la tension entre l’Europe et les USA n’avait jamais été «aussi forte depuis la conférence de Munich de février 2003, peu avant la guerre contre l’Irak». La différence est que cette tension est née d’une dégradation extrêmement rapide à partir d’une entente initiale complète et qui semblait irréversible, alors que l’opposition à la guerre en Irak chez les Allemands et les Français en 2003 était le résultat logique d’une différence d’analyse existant dès l’origine de l’intentionnalité US d’une attaque contre l’Irak. Les effets du déterminisme-narrativiste transforment radicalement et très rapidement des attitudes d’entente initiale bien établies et perçues comme inamovibles. Le déterminisme-narrativiste, dans toute sa surpuissance, est aussi une bombe à retardement qui peut exploser à tout moment, qui peut entraîner des effets inattendus correspondants à l’aspect-Janus du système de la communication.
Tous ces constats qui rendent compte de conditions très nouvelles par rapport à ce qui a précédé, notamment l’ère de la domination du système du technologisme, nous invitent à en venir au cœur du sujet, qui est la narrative, l’instrument pour ce cas du système de la communication, et sa dynamique d’action. La narrative de la crise ukrainienne s’est construite d’elle-même, très vite et en instituant une logique interne fermée, en cumulant cohérence et cohésion à mesure. Il n’y a pas eu de plan spécifique (des USA) sinon une espèce de façon d’être (ou “façon d’agir”) de la subversion générale, ce qui était déjà anticipé par Rogozine comme on l’a vu et préparé quasi-mécaniquement par les interventions financières et matérielles des relais de subversion du bloc BAO (USA). L’élaboration de la narrative a bénéficié de la poussée constante de surpuissance du Système, qui impose en contrepartie une rupture complète et immédiate avec toute référence extérieure. La narrative impose, pour décrire la “réalité”, un récit totalement étranger à la réalité.
A côté de cette technique d’élaboration surpuissante, il y a le fond même, le contenu de la narrative, tenus par les impératifs du Système et la logique interne. Le caractère essentiel du contenu de la narrative est nécessairement celui d’une banalité extraordinaire, c’est-à-dire conformément aux habitude dominantes de la pensée-Système mais poussées aux extrêmes les plus critiques, c’est-à-dire d’une banalité si extraordinaire qu’elle en deviendrait originale pour ceux qui chercheraient à émettre un jugement sophistiqué sur le contenu, et qu’elle en devient certainement d’une violence et d’une force non moins extraordinaire, en agissant dans le sens de la réduction et de la déconstruction de la pensée, – violente et forte comme peut l’être une contrainte totalitaire, d’autant plus violente et forte qu’elle est quasi-inexistante du point de vue de la pensée. (La narrative est évidemment une construction totalitaire et, dans le cas qui nous occupe, la banalité est faite de termes-concepts standards comme “démocratie”, “modernité”, “droits de l’homme”, qui sont plaqués comme autant de greffes grossières et forcées de matériaux truqués sur la situation ukrainienne ; la violence de l’opération, comme une chirurgie de choc ou bien la “stratégie du choc” comme Noami Klein baptise la dynamique déstructurante de l’hyper-capitalisme, est à mesure de la faiblesse du contenu de ces termes-concepts.)
Cette remarque sur la “banalité” n’est évidemment pas gratuite. Analysant ce qu’il propose de considérer comme la “philosophie du banal” chez Bergson, Lucien Jerphagnon écrit à propos de la “forme” du langage que le philosophe (Bergson) décrit comme le véhicule de la banalité :
«Il n’est pas sans intérêt de remarquer que les figures dont Bergson se sert pour suggérer la nature de ce qui s’accomplit [dans le sens de la banalité] évoquent toutes l’idée d’une opération violente, brutale, d’un dommage causé au monde intérieur, d’une spoliation de ses richesses. Il est question des exigences du langage, du mot brutal qui écrase les états intérieurs, de la formule qui glace la pensée qu’elle traduit, de la lettre qui tue l’esprit, du mot qui se retourne contre l’esprit, de la psychologie grossière, celle qui dupe le langage... [... C]e vocabulaire [...] est celui de l’oppression...»
Tout se passe comme si la violence et la force de la forme banale pouvait remplacer son absence infinie de fond, comme si l’insubstance même de la banalité et son informité entendaient se dissimuler sous la violence et la force du choc qu’elle assène et prétendre figurer le fond de l’acte ainsi perpétré. La doctrine dite-Shock & Awe utilisée par les armes (le technologisme) contre l’Irak en 2003 est réinterprétée ici en termes de communication.
C’est nécessairement avec la même violence qu’est assénée la vertu de la narrative, – car il y a évidemment et nécessairement vertu comme tout ce qui caractérise le Système selon lui-même ; cette vertu qui ne supporte aucune hésitation, aucune mise en cause, aucun compromis de jugement ... Comme nous l’écrivions le 18 février 2015 :
«On sait, ou l’on devrait savoir, sans aucun doute, que la narrative, pour tenir, a besoin d’une présentation vertueuse quasiment à 100%, une présentation quasiment en or massif. La narrative, ce n’est pas de la simple communication, ni de la “guerre de la communication” au sens classique et au seul sens possible d’ailleurs, c’est une construction totalement inédite d’autre chose, – autre monde, autre réalité, autre vérité, etc., une construction totalitaire nécessairement appuyée sur la dénonciation de l’infamie de tout ce qui est contestataire d’elle-même (la Russie dans ce cas), une construction totalitaire qui se montre et se démontre impérativement par sa propre vertu : à l’infamie décrite à longueur d’articles et d’éditoriaux de la presse-Système comme étant à 100% le caractère même de la “version” russe de la réalité doit correspondre comme son double justement vertueux la vertu à 100% de la narrative.»
Dans ce très large contexte ainsi exposé, on peut alors, pour arriver au terme, distinguer fort justement ce qu’est devenue le système de la communication qui domine tout le champ de l’“action politique”. Ainsi sommes-nous conduit vers ce concept que nous désignons comme le “déterminisme-narrativiste”. Ce n’est certes pas une “guerre de communication”, dont nous savons qu’elle n’est qu’un outil déployé autour d’objets et de situations qui ne dépendent pas d’elle (de la communication), mais bien une situation d’un nouveau genre où tout ce qui forme la communication forme également les composants ontologiques de la crise, – ou de la “guerre”, si “guerre” il y a et puisque “guerre” il y a.
La puissance du système de la communication a remplacé celle du système du technologisme et, sous la forme de la narrative, forge et force le récit des événements soi-disant en train de se faire et non plus les événements eux-mêmes. Pour faire accepter un tel déni de la réalité, il faut une formidable pression sur les psychologies, avec la nécessité pour ces psychologies de suivre le récit d’une façon extrêmement précise puisqu’il n’existe plus de référence extérieure et que le récit factice est la seule référence du récit décrivant la réalité du monde (le récit-factice comme seule référence du même récit-factice). Il s’agit d’un véritable calvaire (non reconnu comme tel et d’autant plus contraignant), souligné, aggravé à chaque occasion par les démentis constants qu’opposent les vérités de situation. Dans ce cas, la perception d’un déterminisme, qui est le mot un peu plus élaboré et un peu plus “objectif” pour fatalité, devient une nécessité pour ces pauvres psychologies affaiblies. La narrative devient un déterminisme comme l’on dit d’une fatalité et il devient impossible de négocier avec elle, de la nuancer, de l’adapter, etc. ; c’est elle tout entier (le récit-factice comme seule référence du récit-factice) ou c’est la rupture, la dissidence.
La résilience remarquable de la narrative témoigne de sa transformation en un déterminisme. Des démentis constants, des déchirures profondes sont régulièrement apportés ou provoqués, sans que rien ne change dans le récit de la narrative. Un Friedman peut bien affirmer qu’il y a eu putsch à Kiev les 21-22 février 2014, et un Obama soi-même accepter implicitement cette version, rien ne change dans la narrative et son déterminisme poursuit sa course sans la moindre hésitation. Les sapiens courants, disons les sapiens-Système pour faire court, sont invités péremptoirement à suivre la voie tracée par le récit et n’en pas dévier d’un pouce. Il est vrai que les défaillances, les dissonances, voire les dévoiements et même les dissidences, ne manquent pas, et même qu’elles ne cessent d’augmenter (pour le cas de l’Ukraine, où tout se joue pour la situation présente). Bien entendu, cela ne modifie en rien la récit imposé par la narrative, ni la course de cette narrative, et l’on dira que c’est à ce point de confrontation que se trouve l’énigme de la crise finale du Système, de la rupture du Système, du processus d’effondrement du Système, etc. Le déterminisme-narrativiste porte en lui le risque suprême de l’épreuve de force entre le Système et la vérité de la situation du monde.
Le dernier point que nous aborderons le sera évidemment en guise de conclusion, car il ne peut y avoir de conclusion plus importante et plus nécessaire pour poursuivre l’analyse et prolonger la réflexion qu’en ouvrant à l’une et à l’autre le champ le plus vaste possible. A partir de cette observation centrale que nous faisons plus haut concernant la fonction du “récit des événements en train de se faire” ( la narrative “forge et force le récit des événements soi-disant en train de se faire et non plus les événements eux-mêmes”), on se trouve devant le constat que ce qui est ainsi animé n’est pas le simple produit de la surpuissance, comme dans le cas du technologisme, mais le produit d’une surpuissance mise au service d’une pensée et d’un jugement politiques.
On ne peut être quitte de ce constat en faisant appel à la seule explication d’un déterminisme mécaniste, d’une dynamique suscitée par le seul développement des techniques/des technologies, de tous ces mécanismes qui forment un des outils de la surpuissance du Système. Il y a une orientation politique qui est imprimée, qui ne va pas de soi, qui n’est pas, elle, déterminée d’une façon mécanique et dont on aurait pu voir les prémisses d’une façon assurée, – tout au contraire ... Durant la période 2000-2012, Poutine et la Russie furent en général considérés comme des alliés sinon des amis du bloc BAO, par le bloc BAO, – par exemple et dernier exemple chronologique de la réaffirmation spectaculaire du fait, jusqu’à la période 2009-2011 qui vit le “redémarrage” [reset] d’une grande coopération USA-Russie, allant jusqu’à des promesses de la part d’Obama de plus encore pour son deuxième mandat. La “renaissance”, d’ailleurs complètement fabriquée pour des raisons électorales, de l’antagonisme antirusse, y compris chez les républicains US qui sont aujourd’hui déchaînés, date de la campagne présidentielle de septembre-octobre 2012, lorsque Mitt Romney désigna la Russie comme “principal ennemi géopolitique des USA”. Cette affirmation fut d’ailleurs moquée avec entrain, à mesure de l’estime intellectuelle qu’on pouvait avoir pour le personnage ; aujourd'hui, Romney passe pour un prophète, – narrative oblige, avec sa banalité triomphante dont il (Romney) est un exemple parfait...
On ne dit pas que cet antagonisme mortel avec la Russie “ne fait pas sens”, selon l’expression consacrée. Au contraire, il est apparu ces dernières années qu’il avait un sens fondamental, avec la Russie se dressant comme adversaire résolue et le faisant naturellement et presque sans calcul au nom des principes et d’une tradition immémoriale, défiant le système globalisé mis en place par le bloc BAO, défiant le Système qui manipule le bloc BAO à son avantage. Ce que nous disons, c’est que personne ne l’a vraiment voulu ainsi et que la fureur antirusse actuelle est tout à fait inattendue selon la logique politique qu'on avait suivie jusqu'alors en croyants se conformer aux instructions du Système ; le bloc BAO estimait depuis longtemps qu’il absorberait sans douleur et au prix de quelques concessions de façade la Russie d’ores et déjà convertie à l’hyper-capitalisme globalisé depuis l’épisode Eltsine ; Poutine suivit pendant longtemps une politique d’intégration dans le bloc et dans son hyper-capitalisme du moment qu’on laissait à la Russie un certain espace d’évolution dans sa sphère souveraine (et peut-être y croit-il encore, disons par moment...). C’est justement la rupture de ces attitudes d’arrangement qui est importante, parce qu’elle se fait en vérité sans qu’aucun des deux partenaires-adversaires ne l’ait vraiment voulu, et elle le fait aussitôt au nom de ce terrible déterminisme-narrativiste qui ne laisse aucune porte de sortie, aucune possibilité d’arrangement, qui n’envisage qu’une lutte à mort («L’Ouest veut seulement une chose de la Russie : que la Russie n’existe plus»). Comme nous l’observions plus haut : “Il y a dans ce jugement le constat d’une hostilité radicale, d’une haine quasi-animale, mais aussi une sorte d’attitude incantatoire relevant de la magie (éventuellement “noire”, certes) [...] ... C’est aborder là le domaine mystérieux des motifs, des forces en action, des véritables causes de cette hostilité absolument indescriptible par sa violence qui est déchaînée dans la crise ukrainienne, et finalement violence évidemment incompréhensibles par ses seules causes rationnelles apparentes, – si seulement il y a quelque “raison humaine” là-dedans, – qui sont en général décrites dans le domaine de la géopolitique, de la stratégie, de la politique hégémonique, etc.”
Il y a là bien plus qu’un simple mécanisme, il y a la prise du pouvoir intellectuel par une pensée qui ne tient plus compte de rien que de son absolutisme exprimé en un déterminisme-narrativiste de fer. Cette pensée n’existait absolument pas sous une forme suffisamment puissante, suffisamment établie, suffisamment cohérente, chez aucun groupe humain du bloc BAO, avant qu’elle ne s’imposât à tous avec cette rapidité, cette soudaineté, cette surpuissance du récit qui l’apparente à la puissance nucléaire dans un conflit. Cette pensée qui n’est pas humaine et qui dirige cet épisode extraordinaire de notre temps pareil à aucun autre, c’est là une manifestation importante du Mystère fondamental de ce temps “pareil à aucun autre”.
(1) Ce sujet fait partie de la même catégorie que le précédent (l’“hyperdésordre”, voir le 16 février 2015), qui introduisait une nouvelle forme de Glossaire.dde, ainsi définie :
«[...A]u lieu d’étudier un concept qui nous est propre, nous étudions une situation selon une conception, une perception, un rangement et un classement qui sont nôtres. Puisque nous étudions une situation, nous fixons ce ‘Glossaire.dde’ dans le temps historique, même si nous sous-entendons puissamment que ce temps historique est aussi et par-dessus tout un temps métahistorique. C’est-à-dire que nous introduisons dans le Glossaire.dde un sujet conjoncturel alors que cette rubrique devrait être, par définition (selon notre définition), consacrée à des sujets structurels.»
(2) Voir le 16 février 2015, sur Consortium.News :
«In the context of Ukraine, I asked one senior administration official about this behavior and he responded that Russia held most of the advantages there by nature of proximity and history but that one advantage the United States wielded was “information warfare” – and it made no sense to surrender that edge by withdrawing accusations that had put Russian President Vladimir Putin on the defensive...»
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