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420713 mai 2017 – On vient de “fêter” l’anniversaire d’un quart de siècle des fameuses émeutes de los Angeles, qui durèrent six-sept jours, du 29 avril au 5-6 mai 1992, qui firent 55 morts, des centaines de blessés, des milliers d’arrestations, etc., qui mirent certains quartiers de cette ville dans un état de siège proche de l’état de guerre, avec intervention de la Garde Nationale. Cet événement propose une marque symbolique essentielle d’une période qui constitue pour nous ce que nous nommerons “le Trou Noir de la postmodernité”, à mettre en regard avec le “Trou Noir du XXème Siècle“ figurant égaiement dans Glossaire.dde. à la date du 21 janvier 2016.
C’est une marque symbolique mais c’est également bien plus que cela. Notre observation et l’interprétation que nous tirons des deux séquences, des deux “Trous Noirs”, montrent des similitudes remarquables qui font de ce second “Trou Noir”, d’une certaine façon, une réplique (de type sismique) du premier, comme peut-être la séquence actuelle (crise US, élection de Trump, etc.) pourrait constituer une nouvelle réplique précédent en attendant le tremblement de terre final, ou bien celui-ci déjà en cours. Nous parlons bien d’une interprétation, que nous qualifions de métahistorique, des événements et non des événements eux-mêmes. Bien entendu, les USA sont l’acteur central sinon quasi-exclusif...
Voici quelques-unes de ces similitudes :
• Dans les deux cas, les USA sortent triomphants d’une “Grande Guerre” (Deuxième Guerre mondiale et Guerre Froide). Que ce triomphe soit réel (1945) ou faussaire (1989) importe peu puisque la perception va dans ce sens. Pourtant, voici un constat complètement paradoxal, valant pour la manufacture des effets psychologiques dans la population US car l’on constate une similitude de ces effets : il s’agit d’un état dépressif qui est évidemment complètement antagoniste du sentiment qui devrait couronner de telles “victoires”.
• Il s’ensuit une période de repli sur soi qui, additionné au constat de l’état dépressif, inquiète profondément les dirigeants et les pousse à chercher, d’une façon fortuite ou délibérée peu importe, à créer des circonstances ou des événements capables de créer un effet de choc pouvant dissiper cet état dépressif. (Cette tentation du repli de soi est en concordance avec un affaiblissement économique reflétant “en miroir” l’affaiblissement psychologique, soit crainte du retour de la grande Dépression en 1945, avec le ralentissement radical de l’activité industrielle à cause de la fin de production massive de guerre, soit une sévère récession à partir de la fin des années 1980 après le krach boursier d’octobre 1987.) Le remède est toujours le même : la recherche d’un événement extérieur (un nouvel Ennemi) mobilisateur.
• Les réactions à plus long terme du “malade” qu’est la “psychologie américaine”, ou plutôt la “psychologie de l’américanisme” puisque la référence est effectivement le système de l'américanisme, sont diverses mais elles se concrétisent finalement par ce qu’on pourrait juger être, en termes médicaux, une réaction maniaque. Tout se passe effectivement comme dans les étapes fluctuantes des troubles bipolaires, ou maniaco-dépressifs ; dans ce cas, une réaction maniaque qui, comme dans une maniaco-dépression, suit nécessairement l’état dépressif et en constitue une “sortie” par une autre pathologie.
• Tout cela signifie que l’aspect essentiel de ces “Trous Noirs” a essentiellement à voir avec la psychologie de l’américanisme, qui constitue le meilleur véhicule et le meilleur symbole de la psychologie de la modernité. La question qui se pose, beaucoup plus identifiable dans le second “Trou Noir” qui nous intéresse ici, concerne la cause profonde du trouble constaté. Elle est fort peu posée dans la mesure où l’existence de ces “Trous Noirs” que nous identifions est complètement refusée par l’historiographie et hagiographie officielles. Nous acceptons complètement l’hypothèse de l’historien excellent et très indépendant d’esprit qu’est William Pfaff, lorsqu’il identifie (en 1992) la crise en cours aux USA comme une “crise de l’identité nationale”, – et, pour nous, cette crise de l’identité (le qualificatif “nationale” n’importe plus) étant typiquement la marque de la crise de la psychologie de la modernité.
Nous établissons ainsi une passerelle d’identification par le biais d’une correspondance métahistorique qui nous est propre entre deux périodes que nous jugeons à la fois essentielles et directement liées entre elles. Ces deux périodes sont d’habitude considérées d’un point de vue historique officiel, sinon hagiographique-postmoderniste, comme ne servant qu’à justifier la “politique” de l’actuelle période et les événements qui en procèdent, et par conséquent d’un point de vue et selon une pseudo-continuité complètement faussaires et invertis. Ce travail répond à la méthode du simulacre développée pour littéralement “fabriquer” de toutes pièces une “histoire” correspondant aux impératifs et diktat du déconstructionnisme postmoderne. On comprend aussitôt que notre méthodologie fondée sur des séquences métahistoriques autonomes à relier entre elles suppose une complète récriture de cette hagiographie-postmoderne qui n’existe que dans le sens faussaire et inverti, – expression ironiquement oxymorique puisque le “sens faussaire et inverti” dont nous parlons, celui du déconstructionnisme postmoderne, par définition, littéralement et totalitairement, ne peut avoir aucun sens puisqu’il est absence de sens.
Nous avons déjà fait ce travail pour le “Trou Noir du XXème Siècle” couvrant la période 1945-1948. Nous le faisons maintenant pour la période approximativement des années 1990, mais que nous situerions plus précisément entre la crise de récession économique commençant aux USA en 1988-1989, avec la crise de l'identité nationale ouverte à l'automne1991, et l’attaque du 11 septembre 2001. Là encore, comme pour le “Trou Noir du XXème Siècle”, les USA sont l’acteur principal sinon exclusif.
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Effectivement, avant d’aborder les circonstances et la dynamique générale qui nous fait parler d’un “Trou Noir”, il nous paraît important de déterminer quel était l’état d’esprit du principal acteur de cette séquence, les USA. L’hagiographie de la période nous montre une Amérique triomphante, poussant son “adversaire” soviétique dans ses derniers retranchements pour finalement l’emporter triomphalement en 1989-1991, c’est-à-dire une Amérique ayant immédiatement compris le processus en cours en URSS, la personnalité de Gorbatchev et son action, et comptant bien en profiter stratégiquement.
Il n’y a rien, absolument rien de plus faux. Les gens normalement honnêtes et loyaux, et dotés d’une bonne mémoire, qui ont vécu cette période ne peuvent qu’en convenir : nous ne vîmes rien venir du phénomène Gorbatchev, absolument rien, et sans arrêt emporté par ses initiatives. Nous ne sûmes absolument rien apprécier, absolument rien, des conséquences de sa politique. En septembre 1989, deux mois avant la chute du Mur, la conception générale dans ce qui est le bloc-BAO était que la réunification allemande ne se ferait pas avant l’an 2000 ; quant à la chute de l’URSS, elle n’était pas au programme. (Une seule voix discordante dans cette unanimité, celle du général Vernon Walters, ancien interprète [français principalement, qu’il parlait admirablement] de plusieurs présidents, ancien n°2 de la CIA, alors ambassadeur en RFA, à Bonn : en septembre 1989, il estimait la chute de la RDA imminente et la réunification de l’Allemagne pour les 2-3 années à venir. Son point de vue était absolument marginalisé sinon ridiculisé au département d'Etat.)
Simplement à énoncer ces conditions, on comprend que la thèse selon laquelle les USA montèrent une stratégie de dépense d’armements nouveaux pour essouffler l’économie soviétique dans une “course aux armements” et la faire s’effondrer était complètement irréaliste puisque l’analyse de la situation était à ce point faussaire. De toutes les façons, l’administration Reagan, qui avait lancé un programme de réarmement en 1981 (quatre ans avant Gorbatchev), avec notamment une initiative stratégique majeure (la SDI, ou “guerre des étoiles”), le poursuivait à son rythme normal, et même connaissant un peu d’essoufflement à partir de 1985 tandis que le programme SDI commençait à montrer sa réalité d’inexistence derrière la poussée de communication. Par ailleurs, dès 1986 cette administration Reagan était complètement sur la défensive et paralysée, avec un scandale Irangate qui la secoua jusqu’au président lui-même, jusqu’à la fin de son mandat ; avec une situation financière très tendue caractérisée par l’énorme crash boursier de 1987, annonçant une dégradation économique jusqu’à des conditions de récession durant jusqu’en 1992 ; avec un puissant courant psychologique et intellectuel très pessimiste de la perception d’un déclin américain inéluctable symbolisé par le livre best-seller de Paul Kennedy Naissance et déclin des grandes puissances (1987).
La réalité est que l’URSS avait abandonné tout espoir dans une “course aux armements” dès 1981-1982, à cause des conditions économiques et sociales engendrant une paralysie technologique. Ce sont ces conditions qui alimentèrent la mise au point de la politique de Gorbatchev de recherche d’un désarmement général, qu’il mit en application dès son arrivée au poste de secrétaire Général du PC de l’URSS en mars 1985, et nullement la poussée des USA au niveau des armements.
Ci-dessous, on trouvera deux textes ou extraits de textes qui développement cette argumentation en donnant diverses précisions et en explicitant comment la distorsion complète de l’histoire-vraie de cette période fut effectuée par les fractions les plus bellicistes de l’establishment US bien après la chute de l’URSS.
« ... Bien entendu, il s’agit d’une architecture psychologique époustouflante, animant une politique à partir de perceptions extraordinairement subjectives. Le cas est d’autant plus faussaire que ces perceptions subjectives sont nourries par une analyse politique et stratégique pour le moins contestable, et en fait complètement faussaire elle-même. Il s’agit de l’analyse, colportée depuis [la fin des] années 1990, que l’URSS s’est effondrée dans les années 1980 à cause de l’effort de dépense militaire qui lui fut imposé par les dépenses militaires et la soi-disant supériorité technologique US, essentiellement à partir de 1982-83 (essentiellement à partir du “défi” budgétaire et technologique que fut la SDI [“guerre des étoiles”] lancée par Reagan le 23 mars 1983).
» L’effondrement de l’URSS est un événement historique ambiguë, toujours ouvert à l’interprétation. L’explication budgétaire des “faucons” US, notamment néo-conservateurs, avait comme premier but de justifier les dépenses militaires de l’ère Reagan et leur poursuite après la fin de la Guerre froide, en les parant d’une vertu per se. Nous estimons que cette interprétation est un pur sophisme. L’effort militaire de Reagan ne peut avoir déclenché en réponse un effort budgétaire soviétique suffisant pour provoquer l’effondrement de l’URSS aussi rapide; le temps lui a manqué pour faire sentir d’éventuels effets importants et les chiffres budgétaires de l’URSS ne le montrent absolument pas. Au contraire, tout montre que l’action de Gorbatchev et de sa glasnost a constitué le moteur essentiel de l’effondrement de l’URSS. (Au reste, la dégradation économique de l’URSS à cause des dépenses d’armement était un état endémique largement accomplie avant l’arrivée de Reagan puisque c’est le constat même de cette situation, en 1981-82, au cours d’une enquête serrée, qui conduisit Gorbatchev à concevoir ses projets de réforme qui eurent raison du communisme. Le système soviétique, lui-même complètement faussaire, aurait pu durer si Gorbatchev n’était intervenu en lui imposant la confrontation avec la réalité, c’est-à-dire en l’attaquant d'abord par la psychologie [glasnost].) »
(Texte du 2 juillet 2008)
» La thèse généralement admise sur la fin de l’URSS est que l’effort militaire US mit à genoux les finances de l’URSS et força ce pays à se lancer dans un processus de désintégration. Cette thèse alimenta et justifia l’effort militaire et la politique expansionniste US depuis la fin de la Guerre froide. Les archives NSA (National Security Archives) viennent de mettre à jour des documents qui montrent que cette thèse fut inventée de toutes pièces.
» RAW Story, du 29 avril 2010 fait un rapport de ces documents.
» “In its efforts to keep Congress funding huge military budgets in the 1980s, the Reagan administration exaggerated the threat from the Soviet Union's military projects, newly published documents show.
» “Documents posted online Thursday at the National Security Archives chronicle a Soviet physicist's efforts to dispel claims about the USSR's secretive weapons programs by bringing US officials to Russia to examine top-secret weapons sites. Those tours, which took place around 1987, ‘showed that the Reagan administration had exaggerated Soviet capabilities and also that the Soviet military machine was not as technologically advanced as had been thought,’ the National Security Archives stated in a press release. […]
» “Many historians argue that the Reagan administration's hyping of the Soviet threat and its efforts to build the space-based Strategic Defense Initiative (‘Star Wars’) amounted to a ‘bluff’ that was nonetheless successful in pushing the Soviet Union into backing off from the Cold War. The newly-released documents show just how truly incapable the Soviet Union was of matching US military power, despite its ambitious projects. The documents show that Soviet physicist Yevgeny Velikhov, who had brought US officials to a number of Soviet military sites, had tried to persuade the central committee of the Communist Party to allow Americans to tour the testing facility at Saryshagan, which was at the heart of US claims about a Soviet space missile plan.
» ‘The documents show the Soviet government rejected the request, but not because it was trying to hide a major new military capability. Rather, the American visitors would quickly realize the Soviet equipment was really quite old,’ the National Security Archives state. ‘The only thing to hide at Sary Shagan was the painful truth: Soviet technology was way behind.’”
» Ainsi apparaît peu à peu la réalité de la fin de la Guerre froide. Jusqu’ici, la narrative nous donnait à penser, dans le sens conformiste des choses de type neocons, Cold Warriors et assimilés, que les USA avaient conduit dans les années 1980 une forme de la course à l’armement (ce qu’ils ont fait de leur côté, et avec assiduité mais seuls…). L’idée est que les Soviétiques avaient essayé de suivre, s’étaient épuisés et s’étaient effondrés. La recette était donc trouvée: développez les armements au maximum et vous emporterez la victoire, et vous assurerez l’hégémonie des USA.
» C’est sur cette idée [fondamentale] que fut développée toute la politique maximaliste et belliciste de l’administration GW Bush dans les années 2000, après une ouverture non négligeable de l’administration Clinton dans les années 1996-2000, et cela après une tentative de l’administration Bush-père (Guerre du Golfe, 1990-1991). C’est sur cette idée fondamentale que repose toute la logique de la politique expansionniste, hégémoniste et belliciste des USA depuis effectivement les années 1990 (par exemple, depuis le document Wolfowitz de mars 1992 dont un exemplaire fut donnée au New York Times à cette époque et fit grand bruit, – voir le texte ‘To Finish in a Burlesque of an Empire’, de William Pfaff datant de mars 1992 et mis en ligne sur ce site le 23 novembre 2003). Ainsi toute la politique développée depuis la fin de la Guerre froide repose sur un gigantesque montage fait à ciel ouvert, sans “complot particulier”; cela ne surprendra que ceux dont la profession, dans le métier d’analyste et de journaliste, semble être d’être en général surpris par les mises à jour des montages sans nombre qui constituent l’essentiel de la politique américaniste-occidentaliste et se résument à une déformation sans vergogne de l’Histoire.
» Dans le même sens, il n’est pas nécessaire de prêter à Reagan des visions à si longue vue que son réarmement des années 1980, avec les fausses estimations des forces soviétiques et de l’effort soviétique qui vont avec, aurait constitué un “complot” comprenant les prolongements qu’on décrit ici. Il s’agissait d’abord pour lui d’obtenir l’aval du Congrès pour le vote des budgets et il était nécessaire d’exagérer outrageusement l’effort soviétique d’armements, sans penser au-delà des années fiscales qui défilaient. Ce sont les groupes idéologiques (neocons et autres) qui s’emparèrent [plus tard dans les années 1990] de cette situation et en firent, en utilisant avec habileté le système de la communication, une théorie selon laquelle la production d’armement est le plus sûr moyen d’assurer la sécurité US et la politique d’hégémonie qui est le plus sûr garant de cette sécurité, en répandant de par le monde, par la force, le modèle américaniste.
» L’histoire de l’après-Guerre froide et les temps que nous vivons sont donc basés sur une imposture sans doute sans précédent dans le domaine de la déformation de l’Histoire. C’est la raison pour laquelle la crise déclenchée par cette imposture est d’une violence telle qu’on peut parler de crise de civilisation. L’idée que la force soumettrait le monde au modèle de l’américanisme est l’aboutissement de la politique d’“idéal de puissance” conduite par ce qui est devenu un système anthropomorphique sans la moindre restriction dans ses activités déstructurantes. La violence de la poussée est telle, les moyens employés l’ont été si stupidement et maladroitement, que les avatars naturels à cet usage n’ont cessé de se multiplier et ont provoqué des crises dans tous les domaines qui se réunissent en une crise générale de la civilisation. La violence de l’offensive, elle, a été telle qu’elle a suscité une résistance d’autant plus efficace que cette offensive s’est montrée totalement inefficace et en général complètement contre-productive. Nous arrivons au terme de l’imposture et les documents des National Security Archives sont là pour nous donner un mode d’emploi de plus de cette catastrophe de la civilisation américaniste-occidentaliste. »
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Nous revenons à ce qui nous servit d’introduction à ce Glossaire.dde sur le “Trou Noir de la Modernité”, c’est-à-dire les émeutes de Los Angeles d’avril-mai 1992. Ces émeutes sont très particulières. Elles ne se placent pas dans un cycle d’émeutes, comme dans les années 1960 et si l’argument racial classiques est là (les émeutes commencèrent avec le tabassage d’un Africain-Américain, Rodney King, par la police de L.A.), il fut loin d’être le seul, ni même le principal moteur de l’événement. (D’ailleurs, 50% des arrestations concernèrent des Latinos, contre 35% d’Africains-Américains.) Les conditions économiques, la pauvreté, le chômage, etc., furent également des causes puissantes, sinon supérieures au facteur racial. En fait, ce “facteur racial” montra qu’il s’était transformé en “facteur communautaire” mettant en question l’évolution communautariste effrénée de la société US. On vit durant ces émeutes, mis à part les forces de l’ordre, des affrontements violents entre communautés, notamment la communauté nouvellement installée des Asiatiques-Américains qui formèrent des milices armées pour défendre leurs biens divers contre les bandes de pillards des autres communautés. Enfin, la violence de l’émeute, avec des conditions proches des conditions de guerre urbaine qui s’expliquent par les divers caractères énumérés ci-dessus, fut tout à fait exceptionnelle et, pendant une semaine, L.A. fut une vitrine visible partout d’une marque symbolique profonde d’un non moins profond malaise américain (chaque passager d’un avion atterrissant à Los Angeles pouvait voir les fumées des très nombreux incendies provenant des quartiers touchés).
C’est finalement l’aspect le plus important de ces émeutes, et le symbole du “profond malaise américain” de 1992 (en fait, 1989-1995) vient jusqu’à nous avec cet anniversaire d’un quart de siècle, dans une Amérique plongée dans une crise très profonde. Contrairement à l’histoire officielle réécrite depuis par les hagiographes du Système qui nous assomment avec le triomphe du libéralisme (et des USA, et du Système) sur l’URSS et le communisme, les USA notamment furent au contraire plongés, dans les années de l’après-Guerre froide, dans une crise d’identité majeure qui a disparu depuis de la mémoire historique officielle et recyclée qui ne parle plus que de la “victoire des USA sur l’URSS”, simulacre total de ce que fut réellement l’époque.
Dans ce paysage, les campagnes militaires éclairs (en décembre 1989 au Panama puis la première Guerre du Golfe) nous apparaissent, parmi d’autres arguments, principalement comme des tentatives de créer une dynamique de puissance hors-URSS (hors de la “menace communiste”), notamment comme levier de relance de l’équilibre psychologique des USA. Les deux opérations furent largement provoquées, la première pour se saisir du colonel Noriega, impliqué dans un trafic de drogue où la famille Bush jouait son rôle ; la seconde, la Guerre du Golfe fut évidemment beaucoup plus ambitieuse et fut clairement provoquée en attirant Saddam Hussein dans un piège... La validité de la cause de ce conflit supposée être le contrôle des pétroles d’Irak/du Moyen-Orient souffre de la conduite de l’administration Bush père arrêtant la guerre sans inquiéter Saddam Hussein, et le laissant ensuite relativement peu inquiété, c’est-à-dire n’installant aucune situation réellement et structurellement nouvelle quant au contrôle de la production pétrolière après la victoire de mars 1991. (Le Central Command, installé en 1980 à la suite de l'invasionsoviétique de l'Afghanistan, assurait déjà largement le contrôle stratégique de toute la région.) Il est vrai que les USA, selon nous, ont beaucoup moins besoin de matière (y compris “matière première”) qu’ils ont en abondance, que de psychologie, qu’ils ont extrêmement fragile et vulnérable.
Par contre, une très forte offensive de relations publiques fut déclenchée en marge de ce conflit, autour du thème de l’organisation d’un “Nouvel Ordre Mondial” (New World Order), formule mise au point par le président Bush père et son conseiller pour la sécurité nationale le général Brent Scowcroft et assignant à la puissance US un emploi impératif. Il nous paraît évident, lorsqu’on considère ce développement à la lumière de la structure séquentielle que nous avons choisie, que cette initiative fut au moins autant “à consommation intérieure”, tout comme la guerre du Golfe de ce point de vue, pour resserrer l’unité et la dynamique des USA et de sa population après la fin de la Guerre froide. Cette sorte d’appréciation conduit à constater une sorte de “flottement” de la direction des USA, comparable à celle qu’on constate dans le premier “Trou Noir” (« Le “Trou Noir” du XXème siècle »), après la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
A la lumière de cette hypothèse, la question du piège tendu à Saddam pour provoquer la Guerre du Golfe devient primordiale. Elle a fort peu intéressé les historiographes et hagiographes du Système, par comparaison avec d’autres “complots”, alors qu’il ne s’agit nullement d’une “énigme complotiste”, qu’elle est au contraire fort peu énigmatique sinon complètement avérée comme véritable “complot”, largement documentée par divers textes accessibles, des déclarations officielles enregistrées, etc., concernant le rôle puis le sort après l’épisode irakien de l’ambassadrice US à Bagdad April Glaspie, que nous détaillons dans deux extraits/articles ci-dessous (le 26 novembre 2006 et le 28 juin 2008)... Cet épisode est particulièrement saisissant et fascinant, comme illustration à livre ouvert d’une diplomatie de machination, du “complot” à ciel ouvert de la diplomatie US, avec des conséquences innombrables et incalculables car c’est bien à ce moment, lors de cet entretien Saddam-Glaspie de juillet 1990 que se noue toute l’histoire de la fin de la Guerre Froide jusqu’à nous... Cela se fait sans que les acteurs eux-mêmes, jusqu’aux élaborateurs centraux du complot-provocation, ne mesurent l’ordre du bouleversement cosmique de cette initiative.
• Voici un extrait d’un premier texte référencé (le 26 novembre 2006), où les circonstances générales de l’affaire Glaspie sont précisées.
« Le cas est parfait. La guerre d’Irak — celle d’aujourd’hui, à son 1.347ème jour, included — a commencé le 25 juillet 1990, lorsque l’ambassadrice des USA à Bagdad April Glaspie fut reçue par Saddam Hussein. Le mystère de cet entretien n’en est pas un même si cet entretien est en général dissimulé comme s’il était un mystère. Un article [...] en rappelle les détails minutieux, les “minutes”. Ces détails avaient été exposés en public, in illo tempore, après que la crise d’août 1990 ait éclaté.
» Glaspie, expressément mandatée par Bush-père et Baker, avait affirmé que les USA n’avaient aucun intérêt engagé par rapport aux revendications de Saddam sur le Koweït, et par rapport à une intervention militaire irakienne : «We have no opinion on your Arab-Arab conflicts, such as your dispute with Kuwait. Secretary [of State James] Baker has directed me to emphasise the instruction, first given to Iraq in the 1960s, that the Kuwait issue is not associated with America.» La même déclaration publique fut reprise à deux reprises, par deux fonctionnaires du département d’Etat, avant l’attaque contre le Koweït.)
» L’hypothèse selon laquelle les USA ont délibérément laissé éclater la crise en juillet 1990, qu’ils l’ont même favorisée, pour se donner un argument pour une action contre l’Irak est sérieuse à la lumière de ces interventions publiques... »
• L’autre article référencé, publié sur le site dedefensa.org le 28 juin 2008, a été publié primitivement le 25 décembre 2005, sous la signature de Kaleem Omar, du World News, du Jang Group of Newspapers (Pakistan), sous le titre « Is the US State Department still keeping April Glaspie under wraps? ». Il détaille abondamment, et d’une façon à notre sens très convaincante, l’affaire April Glaspie.
« It is now more than fifteen years since that fateful meeting on July 25, 1990 between then-US Ambassador to Iraq April Glaspie and President Saddam Hussein that the Iraqi leader interpreted as a green light from Washington for his invasion of Kuwait eight days later.
» The US State Department, which is said to have placed a gag order on Glaspie in August 1990 prohibiting her from talking to the media about what had transpired at that meeting, is apparently still keeping her under wraps despite the fact that she retired from the American Foreign Service in 2002. In all the years since her meeting with Saddam Hussein, Glaspie has never spoken about it to the media, never appeared as a guest on a TV talk show, never written an article or a book about her time as the US’s top diplomat in Baghdad. The question is: why? What has she got to hide?
» April Catherine Glaspie was born in Vancouver, Canada, on April 26, 1942 and graduated from Mills College in Oakland, California in 1963 and from Johns Hopkins University in 1965. In 1966 she entered the United States diplomatic service, where she became an expert on the Middle East. After postings in Kuwait, Syria and Egypt, Glaspie was appointed Ambassador to Iraq in 1989. Glaspie’s appointment followed a period from 1980 to 1988 during which the United States had given substantial covert support to Iraq during its war with Iran.
» Before 1918 Kuwait had been part of the Ottoman province of Basra, and thus in a sense part of Iraq, but Iraq had recognised its independence in 1961. After the end of the Iran-Iraq War (during the course of which Kuwait lent Iraq $ 14 billion), Iraq and Kuwait had a dispute over the exact demarcation of its border, access to waterways, the price at which Kuwaiti oil was being sold, and oil-drilling in border areas.
» It was in this context that Glaspie had her first meeting with Saddam Hussein on July 25, 1990. Glaspie herself had requested the meeting, saying she had an urgent message for the Iraqi president from US President George H. W. Bush (Bush Senior). In her two years as Ambassador to Iraq, it was Glaspie’s first private audience with Saddam Hussein. It was also to be her last. A partial transcript of the meeting is as follows:
» US Ambassador Glaspie: “I have direct instructions from President Bush to improve our relations with Iraq. We have considerable sympathy for your quest for higher oil prices, the immediate cause of your confrontation with Kuwait. (pause) As you know, I have lived here for years and admire your extraordinary efforts to rebuild your country (after the Iran-Iraq war). We know you need funds. We understand that, and our opinion is that you should have the opportunity to rebuild your country. (pause) We can see that you have deployed massive numbers of troops in the south. Normally that would be none of our business, but when this happens in the context of your other threats against Kuwait, then it would be reasonable for us to be concerned. For this reason, I have received an instruction to ask you, in the spirit of friendship - not confrontation - regarding your intentions. Why are your troops massed so very close to Kuwait’s borders?”
» President Saddam Hussein: “As you know, for years now I have made every effort to reach a settlement on our dispute with Kuwait. There is to be a meeting in two days; I am prepared to give negotiations only one more brief chance. (pause) When we (the Iraqis) meet (with the Kuwaitis) and we see there is hope, then nothing will happen. But if we are unable to find a solution, then it will be natural that Iraq will not accept death.”
» US Ambassador Glaspie: “What solution would be acceptable?”
» President Saddam Hussein: “If we could keep the whole of the Shatt al Arab - our strategic goal in our war with Iran - we will make concessions (to the Kuwaitis). But if we are forced to choose between keeping half of the Shatt and the whole of Iraq (which, in Iraq’s view, includes Kuwait), then we will give up all of the Shatt to defend our claims on Kuwait to keep the whole of Iraq in the shape we wish it to be. (pause) What is the United States’ opinion on this?”
» US Ambassador Glaspie: “We have no opinion on your Arab-Arab conflicts, such as your dispute with Kuwait. Secretary (of State James) Baker has directed me to emphasise the instruction, first given to Iraq in the 1960s, that the Kuwait issue is not associated with America.”
» (Saddam smiles.)
» At a Washington press conference called the next day (July 26, 1990), US State Department spokesperson Margaret Tutweiler was asked by journalists: “Has the United States sent any type of diplomatic message to the Iraqis about putting 30,000 troops on the border with Kuwait? Has there been any type of protest communicated from the United States government?”
» To which Tutweiler responded : “I’m entirely unaware of any such protest.”
» On July 31, 1990, two days before the Iraqi invasion, John Kelly, Assistant Secretary of State for Near Eastern Affairs, testified to Congress that the “United States has no commitment to defend Kuwait and the US has no intention of defending Kuwait if it is attacked by Iraq.”
» The trap had been baited very cleverly by Glaspie, reinforced by Tutweiler’s and Kelly’s supporting comments. And Saddam Hussein walked right into it, believing that the US would do nothing if his troops invaded Kuwait. On August 2, 1990, eight days after Glaspie’s meeting with the Iraqi president, Saddam Hussein’s massed troops invaded Kuwait.
» One month later in Baghdad, British journalists obtained the tape and transcript of the Saddam Hussein-April Glaspie meeting on July 25, 1990. In order to verify this astounding information, they attempted to confront Ms Glaspie as she was leaving the US embassy in Baghdad.
» Journalist 1: “Are the transcripts (holding them up) correct, Madam Ambassador?”
» (Ambassador Glaspie does not respond)
» Journalist 2: “You knew Saddam was going to invade (Kuwait), but you didn’t warn him not to. You didn’t tell him America would defend Kuwait. You told him the opposite - that America was not associated with Kuwait.”
» Journalist 1: “You encouraged this aggression – his invasion. What were you thinking?”
» US Ambassador Glaspie: “Obviously, I didn’t think, and nobody else did, that the Iraqis were going to take all of Kuwait.”
» Journalist 1: “You thought he was just going to take SOME of it? But how COULD YOU?! Saddam told you that, if negotiations failed, he would give up his Iran (Shatt al Arab Waterway) goal for the ‘WHOLE of Iraq, in the shape we wish it to be.’ You KNOW that includes Kuwait, which the Iraqis have always viewed as a historic part of their country!”
» (Ambassador Glaspie says nothing, pushing past the two journalists to leave.)
» Journalist 1: “America green-lighted the invasion. At a minimum, you admit signalling Saddam that some aggression was okay – that the US would not oppose a grab of the al-Rumalya oil field, the disputed border strip and the Gulf Islands (including Bubiyan) – territories claimed by Iraq?”
» (Again, Ambassador Glaspie says nothing as a limousine door closes behind her and the car drives off.)
» Two years later, during the American television network NBC News Decision ‘92s third round of the Presidential Debate, 1992 presidential candidate Ross Perot was quoted as saying: “...we told him (Saddam) he could take the northern part of Kuwait; and when he took the whole thing we went nuts. And if we didn’t tell him that, why won’t we even let the Senate Foreign Relations Committee and the Senate Intelligence Committee see the written instructions for Ambassador Glaspie?”
» At this point he (Perot) was interrupted by then President George Bush Senior who yelled: “I’ve got to reply to that. That gets to national honour!...That is absolutely absurd!”
» Absurd or not, the fact of the matter is that after April Glaspie left Baghdad in late August 1990 and returned to Washington, she was kept under wraps by the State Department for eight months, not allowed to talk to the media, and did not surface until just before the official end of the Gulf war (April 11, 1991), when she was called to testify informally before the Senate Foreign Relations Committee about her meeting with Saddam Hussein. She said she was the victim of “deliberate deception on a major scale” and denounced the transcript of the meeting as “a fabrication” that distorted her position, though she admitted that it contained “a great deal” that was accurate.
» The veteran diplomat awaited her next assignment, later taking a low-profile job at the United Nations in New York. She was later shunted off to Cape Town, South Africa, as US Consul General. Nothing has been heard of her since her retirement from the diplomatic service in 2002. It’s almost as if she has become a non-person. »
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Aujourd’hui magnifiée comme symbole de cette période triomphale, la Guerre du Golfe ne fut qu’un éclair aussi brutal qu'artificiel d’hystérie pseudo-patriotique qui disparut aussi vite que ce phénomène naturel : Bush père avait 90% d’opinion favorables quatre mois après la victoire, en juillet 1991 ; en novembre 1991, il était à 40%, en marche pour sa défaite de novembre 1992.
On a déjà là une indication précise de l’élargissement fondamental de notre hypothèse d’interprétation pour cette séquence historique que nous sommes conduit à considérer comme “un bloc” métahistorique, entre 1988-1989 et le 11 septembre 2001. A la lumière de l’épisode Glaspie qui présente d’une façon extrêmement précise la première Guerre du Golfe comme une machination américaniste, l’impression se renforce évidemment que cette machination doit être considérée dans un ensemble de mesures et d’initiatives de la direction US face à une situation psychologique désastreuse des USA, – là encore, bien loin de l’imagerie grotesque du “triomphe” occidental que fut l’effondrement de l’URSS. De quelle sorte est-elle, cette “situation de psychologie désastreuse ?
En février 1992, le commentateur et historien William Pfaff, retour d’un voyage aux USA (il habitait et travaillait à Paris depuis 1971) écrivit une série remarquable de deux articles, auxquels on peut ajouter un troisième un mois plus tard (12 mars 1992), qu’on peut lire sur ce site dedefensa.org à la date du 23 novembre 2003. Pfaff identifiait avec une lucidité peu commune la profonde crise d'identité de l'Amérique, un habillage assez peu seyant pour une “hyperpuissance” qui nous était présentée alors comme d'ores et déjà triomphante et hégémonique. La thèse de Pfaff allait en profondeur et identifiait une cause structurelle et non conjoncturelle : ce n’était pas la fin de l’URSS, c’est-à-dire la disparition de l’Ennemi, qui avait provoqué cette crise, mais de façon bien différente, “la fin de l’URSS, c’est-à-dire la disparition de l’Ennemi” était la cause conjoncturelle qui mettait à nu un mal structurel identifié comme une très profonde “crise de l’identité” des USA (« J’argumente simplement que la désorientation et l’anxiété qui affectent les Américains avec les conséquences des événements que nous avons vécus, comme l’on dirait d’une gueule de bois, ont tout à voir avec la perte de leur identité, – et nullement la perte de l’Ennemi. »)
La question de l’“identité” (l’“identité américaine”) est une question de la plus haute importance, et spécifiquement importante par rapport au débat courant des identités nationales pour comprendre l’histoire de cette puissance, et donc des effets qui nous touchent directement et secouent la politique du monde, y compris et plus que jamais aujourd’hui bien entendu. Pour notre compte, nous avons toujours pensé que cette “identité”, dans le sens régalien, ne s’était jamais faite aux USA, mais qu’il est vrai qu’une certaine unité fut maintenue jusqu’aux années 1960-1970 par des moyens artificiels dont la mobilisation contre “l’Ennemi extérieur”, à la fois mythe et icône symboliques, à la fois réalité civilisationnelle qui est devenue écrasante ces dernières décennies. Ce que signale Pfaff dans ses textes, c’est que cette question de l’“identité américaine” per se, hors de toute machination du pouvoir, se pose, non seulement avec la fin de la Guerre Froide qui avait forcé à cette sorte de mobilisation unificatrice mentionnée plus haut, mais bien plus profondément et dans le registre d’une toute autre nature en raison des profonds changements des équilibres et rapports démographiques, ethniques, culturels et autres entre les communautés. On a vu déjà exposé cet aspect de la situation dans la présentation, plus haut, des émeutes de Los Angeles, que les textes de Pfaff précèdent et annoncent. De ce point de vue de William Pfaff, que nous tendons sans aucun doute à partager comme on l’aura deviné bien évidemment, apparaît la aussi la justification de qualifier ce Trou Noir de “Trou Noir de la postmodernité” tant cette crise sociétale fondamentale (multiculturalisme & le reste) est une des marques fondamentales de la pression déstructurante et déconstructrice de la postmodernité. On observera dans les termes mêmes que Pfaff emploie, dans les événements qu’il identifie, toute la problématique sociétale de la postmodernité où nous sommes aujourd’hui plongés comme dans un chaudron infernal.
Ci-dessous, nous donnons les deux articles de février 1992 que Pfaff rapporta d’une longue tournée aux USA. (Ce journaliste et historien américain et fort peu américaniste puisque plutôt de cette catégorie si rare du “gaulliste américain”, résidait à Paris depuis 1972, d’où il travaillait pour l’International Herald Tribune, le New Yorker, etc.). Les titres de ces deux articles devraient être compris successivement comme ceci : “La recherche d’une raison d’être pour les USA après la fin de la Guerre froide” et “L’anxiété de l’après-Guerre froide : des racines profondes et puissantes”.
« An interesting series of articles in The New York Times has described a sense of loss of purpose in many areas of American life following the Cold War's end. Without an enemy to struggle against, many seem to be questioning what exactly it is that Americans -and America - are supposed to be doing.
» The problem is obvious among military professionals and in the defense industries, but is also easily addressed there, requiring scaling-down and a redirection of effort toward the classical patterns of peacetime military preparation and planning: But this is hard in practice. A nation which before World War II was hostile to the very idea of a standing army finds itself at the finish of the Cold War with nearly 400 foreign military installations and a half million troops overseas. But remaking American security policy nonetheless presents a solvable set of problems.
» Unless Patrick Buchanan is elected president — which one may reasonably doubt — there will be no precipitate rush homeward of these troops. Most will eventually come home, but there is no reason for this to happen in a destructive way, undermining alliances and regional balances, of power. Thus U.S. allies may look to the future with a certain assurance.
» The mere entropy of military-political commitment and deployment says that the U.S. withdrawal from its global commitments will happen in a way that does not jeopardize basic allied or American interests. I am convinced, however, that troop withdrawal will come. The American public displays no real ambition today to affirm global hegemony in the guise of a “new world order.”
» There are grave difficulties in the reform of the nation's overall foreign policy and strategy, dominated for more than 40 years by the rivalry with the Soviet Union. Yet that too is a professional problem, and an intellectual challenge. It is necessary to reconsider the international situation, the new dangers that exist, to assess the American interest in the light of these changes, and to look for the rational response. It can be done — which is not, of course, to say that it will be done well.
» But we are in another dimension when people can say — as does the distinguished psychiatrist Robert Jay Lifton — that individual Americans “no longer know how to view the world or how to understand our own national problems.”
» To a remarkable degree, the personal lives of Americans have been shaped by the conflict with communism. This always is true in a war, of course. But when other wars have ended, Americans have been left in no doubt about who they are, what they should do, or what the nation's purpose really is.
» Today those doubts exist. It is as if the quality of America itself has in these 40 years been stripped clown, so as to cause people to believe that winning the Cold War was all that the United States was about.
» Certainly there was always official and unofficial proclamation of ambitions beyond that goal — calling for global liberty, humanity's well-being and prosperity — but since the 1940s these calls have always had an implicit link to the Cold War. To state such goals was part of that struggle.
» They were expressions of the old progressive American conception of foreign policy which had found its most influential expression in Wilson's Fourteen Points, and in the Versailles seulement after World War I and creation of the League of Nations (and, later, of the United Nations). But this progressive notion of foreign policy, aimed at global reform, has been under critical attack in the United States for years, and President George Bush's tentative reformulation of it last year — as a U.S. mission to create a new world order — fell flat after it proved that not even Iraq had been given a new order: only the reinforcement of the tyrannical old order.
» A practical reorientation of American government, and even of American politics, away from the Cold War, seems to me painful, but feasible, indeed, inevitable. Some fear that new enemies will be named — or imagined — to take the place of an Evil Empire overcome by Good. That possibility cannot be excluded.
» Some think Washington will look for new enemies to smite in the Third World — Libya again, or new Panamas, or Grenadas. I suppose that is possible; assuming an elevated level of unscrupulousness in the White House. I cannot, however, see such policies as popular with Americans.
» Some promote the idea of a new religious war between the West and a radicalized Islam, Ideological and moral conflict may certainly come about, and more terrorism — but surely not war. War for what?
» In practical matters of policy and national realignment, it seems to me that one is justified in taking an unexcited view of the effects of the Cold War's end on American life and institutions. But there is a deeper question to answer, which I will take up in a second column. I believe that the end-of the Cold War has laid bare a very deep crisis in what may be called the American identity — the American's sense not only of national purpose but of what he or she really is, or wishes to become. That seems to me worth further discussion. »
William Pfaff
(International Herald Tribune, 11 février 1992)
« During the 42-odd years of the Cold War the United States ceased to be the society it was when the Cold War began. When people examine the anxieties and uncertainties provoked among Americans by the Cold War's end, and by the loss of the political certainties that governed American life for decades, they are inclined to overlook how much has changed in the United States that had nothing to do with the Cold War.
» The first and fundamental change is very simple. The United States was in 1945, and remained until the 1960s, the white Anglo-Saxon Protestant country it had been since the settlement of the North American colonies in the 17th century.
» Quotas and social barriers directed against Jews began to come down after World War II. Hitler had made both the genteel and the crude forms of prewar anti-Semitism and exclusion unsustainable. American Catholics had ceased during the war to be the immigrant working-class population they had largely been before.
» Nonetheless the general norms and values of early postwar American society remained those of the predominantly North European Protestant majority that had dominated the country since the start, providing its elites in both North and South, and making up that yeoman rural population that in most of the country had set the society's character as well as its educational (and patriotic) standards.
» In 1960 the first Roman Catholic president, John Kennedy, was elected. He was in every respect except his religion a member of the dominant group: white, Massachusetts-born, Harvard-educated, rich, a naval officer and combat veteran. Yet his Catholicism was in the 1960 campaign still considered the mort important potential obstacle to his election.
» But his victory ended Protestant domination of the presidency and confirmed Catholics' conviction that they were unqualifiedly American.
» The 1960s next saw the triumph of the civil rights movement and a final end to the discriminatory legislation and officially condoned social and educational practices which since the end of slavery had still held Americans of African origin to an invidious and inferior place in American life.
» By the end of the 1960s, the United States could no longer be described as a white, Anglo-Saxon, Protestant nation. But what was it? Some called on it to become a “multicultural” nation. Yet nations presumably are social entities of some cultural coherence.
» They possess an identity. American legislation in the 1970s favoured Asian and Latin American immigration. The melting pot was given a still more complicated mixture. Moreover, to place pressure upon these new citizens to conform to established American norms was increasingly seen as an unacceptable attack upon the values with which they had arrived.
» As everyone — natives and newcomers alike — watched the same television and eat the same junk food, it was possible to maintain the illusion of a common identity.
» Crucially important at exactly this point in the American experience was the war in Vietnam and its aftermath. These produced a powerful repudiation by many young (and not so young) Americans of the governing (white, Protestant) “establishment” held responsible for putting the United States into a war which these people believed unjust, and many of them thought criminal. For them, America had become “Amerika.”
» The matter is very complex, but I would argue that immigration and the traumas of Vietnam (and Watergate, etc.) combined to produce in the contemporary United States a loss of certainty about what it is to be an American, and beyond that, a loss of confidence in whether it is a good thing to be an American. If this is true, it is a development of unprecedented significance.
» From the moment of the first explorations, America was seen both by its settlers and by observers abroad as a place of signal opportunity and a source of hope. It was held a place where men could find a fulfillment denied them in the Old World of Europe. Contemporary Europeans believed this just as much as those who set out for the new land. America was vast, exotic. Its native people were perceived by Europeans as both marvelous and innocent - because uncorrupted by civilization.
» This picture of America as a “new Eden” rapidly degenerated, as we all know, ending too often with the treatment of the natives of these “new Indians” as vermin to be exterminated.
» However, the belief in America as land of all promise survived, and was decisively reinforced with the foundation of the new United States, the first true democracy, the place where Enlightenment beliefs were given reality.
» The idea that the United States is the place where mankind made a new start has been the animating conviction of American national life for more than two centuries. It was the driving force behind the great waves of immigration to the United States.
» But now we see something very different. The controversies which wrack America today, not only in the universities but in public life, about “multiculturalism” and bilingualism, the challenge that minority groups have mounted to the old American norms — the widespread unwillingness this year, for example, to celebrate Columbus's “discovery” of America (the quotation marks are not mine) — represent a fundamental challenge to the historical understanding of the identity of the American nation.
» It is easy to dismiss as unhistorical and even nonsensical much of this effort to characterize the exploration, colonization and attempt to Christianize the Americas as mere exploitation and “genocide.” It is absurd to treat the history of the United States as a chronicle of imperialism and oppression. However, the fact that these things are so widely argued seems to me evidence of a collapse today of that sense of national identity which previously sustained the American nation.
» So where do we Americans go now? Who are we now? I have no answer. I simply know that I find the idea of a multicultural or “rainbow” nation unconvincing. In ways it is a pleasing idea. It rights injustices. It invites a new social order of cooperation and goodwill. I fear that the actual results will be the contrary. But I do not know. I argue simply that the disorientation and anxiety felt by Americans in this aftermath, this hangover, of the Cold War, have to do with the loss of an identity — not the loss of an enemy. »
William Pfaff
(International Herald Tribune, 12 février 1992)
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Notre thèse est que cette humeur catastrophique de l’Amérique ne fut interrompue que par une rencontre de circonstances véritablement et extraordinairement accessoires sinon futiles, mais qui bénéficièrent d’un effet objectif de communication également extraordinaire, complètement mécanique, et sans intention aucune d’obtenir l'effet qu'on observa finalement... Il y eut un déchaînement ultra-nationaliste au cours des Jeux d’Atlanta de 1996, accompagné d’alertes terroristes sans grande signification qui s’apparentent à des montages précipitamment ficelés plus dus à des concurrences maladroites des agences de sécurité qu’à des intentions de manipulation quelconque. Nous attribuons cette collision d’événements finalement anodins provoquant un effet gigantesque à une circonstance métahistorique hors de notre maîtrise qui constitue un Mystère de nature métaphysique, et nullement à une machination humaine d’aucune sorte dont l’histoire glorieuse et réécrite des années 1990 ne tire d’ailleurs aucune gloire (ce qui devrait avoir été fait s’il y avait eu machination). L’ensemble accidentel et explosif posé sur un état d’esprit profondément dépressif suscita une sorte d’évolution brutale d’une pathologie générale qui serait de la sorte d’une maniaco-dépressive collective, – dans tous les cas, selon un processus crisique s’apparentant à une maniaco-dépression avec, à l’inverse de la dénomination convenue qui n'implique aucun sens forcé, l’épisode maniaque remplaçant brutalement l’épisode dépressif.
Dans Le Monde des 29-30 septembre 1996 et sous le titre de « Le retour de l'optimisme américain », Sylvie Kaufmann publiait un article confirmant “scientifiquement”, selon l'habitude vertueuse de ce journal de référence, la réalité de ce tournant psychologique extraordinaire et si discrètement archivé de l’Amérique, qui se fait selon nous à l’occasion des JO d’Atlanta de juillet 1996. Citation du premier paragraphe, qui dit l’essentiel pour notre argument : « Où est passé “l'homme blanc en colère”? Où est-il, cet Américain moyen frustré, aigri et anxieux, qui envoya une majorité républicaine au Congrès il y a deux ans et provoqua l'ascension du populiste Pat Buchanan en février 1996 ? Si l'on en croit les sacro-saints sondages, cet étrange spécimen électoral que fut “the angry white male” semble avoir cédé la place à un citoyen apaisé, satisfait de sa situation économique et prêt à renvoyer pour quatre ans à la Maison Blanche un président démocrate qui lui garantit une certaine forme de statu quo. »
Les seuls mots qui choque dans cet extrait sont “apaisement” et “statu quo” ; bien au contraire... A partir de là, il y eut fut la cavalcade inverse de l'épîsode maniaque, la montée dans l’ivresse totale des bulles de l’internet et de l’“hyperpower” selon Hubert Védrine. Le climat est décrit par une citation des Chroniques de l’ébranlement, de Philippe Grasset dont nous donnons un extrait plus large ci-dessous, où l’on voit le “magicien” Greenspan décrivant au Congrès une économie américaine, donc l’Amérique elle-même, “au-delà de l’histoire” (“beyond history” : Greenspan avait réussi, avec ce lapin de la communication sorti de son chapeau, ce que l’intellectuel Fukuyama d’avril 1989 [The End of History] avait totalement échoué à accomplir) :
« Le domaine économique est connu de tous : cet engouement extra-atmosphérique, pour lequel on ne trouve que la comparaison des folles années vingt menant au krach d'octobre 29, où l'Amérique vit au rythme du NASDAQ et de Wall Street, de la “nouvelle économie”, l'économie new age des start-ups. Résumons tout cela par un spectacle insolite, fort peu noté parce qu'on n'ose plus s'étonner de la grande République de crainte d'être mal noté, et rapporté sans étonnement par un article de première page de l'International Herald Tribune du 11 juin 1998 : le président de la Fed, le si fameux et si sérieux Alan Greenspan, venu témoigner devant une Commission du Sénat et disant aux parlementaires qu'il existe, bien qu'il n'en soit pas lui-même l'adepte, une école de pensée dans les milieux économiques américaines avançant que l'économie américaine atteint de tels sommets qu'elle a changé de substance, qu'elle échappe aux lois de l'histoire, qu'elle est, comme dit précisément Greenspan, “beyond history”. Cette expression extraordinaire, telle qu'elle a été vraiment dite, aurait mérité un sort plus significatif que l'indifférence qui l'a accueillie : le président de la Federal Reserve admettait sans barguigner, sans paraître un instant s'en gausser, que l'on put envisager que l'économie américaine fût effectivement quelque chose qui était sortie de l'histoire, et sortie par le haut, et désormais évoluant “beyond history”. Cela fixe les esprits et leur état. »
On comprend ainsi la description de la séquence que nous présentons : l’Amérique brusquement sortie de sa terrible dépression psychologique due à sa perte d’identité à l’été 1996, s’est trouvée propulsée dans un état maniaque d’euphorie extraordinaire, sans que rien, absolument rien de l’identité perdue n’ait été retrouvée, comme si nous étions dans le champ des drogues neuroleptiques (celles qu'on utilise dans le cas des épisodes maniaques) ; puis, malgré des circonstances économiques devenant très délicates, propulsée à nouveau encore plus loin, vers l’hégémonie militaire et culturelle affirmée sur le monde, tout cela justifié par l’agression, dans un état de mobilisation également paroxystiques, de l’attaque du 11 septembre 2001. Observé de ce point de vue, certes, 9/11 tombait à pic et à merveille, et l’on comprend que l’événement soit devenu un champ d’activité particulièrement fécond pour les chercheurs de manipulations et machinations diverses ; ceux qui y voient au contraire une pathologie du complotisme et affirment l’impossibilité d’un complot, ceux-là justement, au regard de l’histoire véritable, devrait consulter de toute urgence...
(On lira notamment l’aventure du fameux plan-Wolfowitz que Pfaff détaille dans son article “To Finish in A Burlesque of an Empire”, du 12 mars 1992. Ce document est perçu d’une façon impérative depuis l’attaque 9/11 comme le Plan-Diabolique de l’investissement du monde par les USA mis au point dès la fin de la Guerre froide, en 1989-1991. La vérité est qu’il fut prestement écarté peu après que des “fuites” en eussent été faites vers la presse en mars 1992, qu’il resta dans les archives neocons pour le reste de la décennie, avant qu’il puisse être brandi après 9/11 comme preuve d’une stratégie à long terme par les adversaires de la politique expansionniste US après 9/11. (Simplement, les neocons, qui n’avaient pas une influence considérable en tant que groupe constitué dans ces années-là, s’en servirent comme instrument de lobbying à partir de 1996-1997 mais sans grand succès.) Si c’était le cas, s’il y avait eu effectivement une stratégie dès 1992, – ce dont nous doutons complètement puisque pour nous la politique extérieure US s’est transformée après la Guerre Froide, et en mode maximaliste depuis 9 /11, en une machinerie destructrice aveugle qui s’ébranle selon les circonstances dans le seul but de détruire ce qui peut l’être, sans la moindre stratégie à cet égard, – alors cette stratégie ressemble dans la perspective à une chiotte déversant dans les égouts catastrophe après catastrophe. Il est vrai que même aujourd’hui, on continue à consulter ce stratège génial de la déconstruction de l’intelligence qu’est Wolfowitz, précipitamment sorti de la naphtaline et ravi de nous dire que Trump va finalement être un grand président du point de vue neocon, ce qui est une prospective bien risquée. Outre d’être “néos”, ceux-là semblent être promis à la durabilité sans fin de leur principal mode de pensée.)
On comprend aussi bien la séquence actuelle, née et développée peu à peu depuis la crise financière de 2008 et ses conséquences, malgré les interférences de résistance du Système sous la forme des tentatives constantes de mobilisation belliciste ; séquence développée au travers de divers épisodes (Tea Party, les mouvements Occupy, etc.) jusqu’à l’épisode paroxystique qui s’est ouvert avec USA-2016 et le parcours de Trump ; séquence qui, à son paroxysme, retrouve, en infiniment pire bien entendu, les conditions de la crise d’identité de 1989-1990 jusqu’à 1996 telle que l’avait identifiée William Pfaff. On voit d’ailleurs combien les conditions de base, – crise d’identité, problème du multiculturalisme, etc., – se retrouvent aujourd’hui, monstrueusement grossies en événements crisiques qui précipitent le tourbillon de la dynamique surpuissance-autodestruction du Système. Notre époque et son irrésistible entraînement vers l’effondrement n’est pas sortie de rien, non plus qu’elle n’apparaît nullement si inexplicable que ça, et certainement nullement incompréhensible.
Pour cela, et pour ceux qui perçoivent ce qu’il y a d’infamie et d’imposture dans les extraordinaires machinations de récritures faussaires de l’histoire de la période de l’immédiat après-Guerre Froide, qui est l’un des grands sujets de cette entreprise de faussaire, il faut tenter de lutter pour retrouver ce que nous jugeons être les vérités-de-situation de l’Histoire. Ce long extrait de “Chronique de l’ébranlement”, de Philippe Grasset (Mols, 2003) que nous republions, fait partie de cette tentative.
« Ceux qui, un an ou 18 mois après l'attaque du 11 septembre, une fois écarté le deuil qui nous faisait obligation d'admiration consternée et de mutisme désolé, jugent et jurent qu'ils découvrent à l'instant une autre Amérique, soudain déchaînée, pleine d'inquiétantes ambitions, sans souci de l'ordre du monde et du droit des plus faibles, ceux-là ont la mémoire courte. Ceux qui s'étonnent qu'un pays qu'ils voyaient si stable, si sûr de lui-même, si assuré de sa puissance, s'installe, une fois le choc passé (une fois observé le deuil), dans l'extrémité d'une politique sans mesure, agitée d'anathèmes déraisonnables et de sombres croyances, passant de l'extrême d'une excommunication belliqueuse à l'extrême d'une peur dont l'excès finit par inquiéter plus à propos de l'équilibre de la victime qu'à propos des manigances de l'agresseur, ceux-là ont la mémoire sélective.
» Jusqu'au 11 septembre 2001, l'Amérique a tracé son chemin d'une façon qui, à défaut de justifier ou d'excuser l'acte, explique au moins que des lunatiques aient conçu le projet de s'en prendre à elle de la façon qu'on a vue. On ne s'en prend pas ici à une politique ; on ferait bien de s'en garder, d'ailleurs, sous peine de découvrir qu'avec ses contradictions et ses improvisations brouillonnes, l'Amérique n'a pas de politique ; à plus forte raison, on ne met pas en cause tel ou tel “impérialisme”, comme celui qu'on dénonçait durant la Guerre froide, tel ou tel interventionnisme, jusqu'aux dirty tricks de la CIA et compagnie, de la chute de Mossadegh aux aventures douteuses des Contras du Nicaragua. On s'intéresse d'abord à la façon d'être de l'Amérique. Peu après l'attaque, le secrétaire à la défense Rumsfeld, décidément le philosophe de la bande, expliquait que ce que les terroristes attaquaient, c'est l'American way of life, — effectivement la façon d'être de l'Amérique, car pour elle “vivre” c’est “être” et rien d’autre. On ne peut réduire cette attaque à une attaque contre la politique de l'Amérique. Elle vise la substance de l'Amérique ; elle vise et touche les symboles qui représentent cette substance. Ce qui va nous intéresser en remontant l'histoire pour trouver les racines de la crise, c'est plus la façon d'être de l'Amérique que sa ou ses politique(s), ou que ses statuts vaniteusement proposés à l'admiration des experts occidentaux formés à son école, — celui de l'“hyperpuissance”, celui de «the indispensable nation». Nous ne progressons pas sur un territoire rationnel, celui qu'on croit pouvoir exposer aux étudiants en science des relations internationales. Nous sommes dans le domaine de la psychologie des peuples, peut-être même s'agit-il de leur âme.
» D'abord l'histoire proche, pour apprécier d'où nous venons, — disons, l'histoire de la psychologie de l'Amérique depuis la fin de ce qu'elle crut être l'engagement suprême, l'Armageddon subversif et nucléaire, lequel s'acheva comme on tourne court, dans la crevaison d'une outre gigantesque et gigantesquement vide qu'on nommait Union Soviétique, dans l'artifice communiste transformé en bordel russe. Auparavant, l'Amérique était tendue, fière, d’une façon qui nous paraissait à peine excessive. A nous qui avions oublié l'histoire elle paraissait mesurée et volontaire, même si elle laissait voir parfois quelques domaines de comportement inquiétants, entre maccarthysme et paniques nucléaires. A partir de la chute des communismes, soudain l'Amérique s'agite, devient fébrile, envisage tous les horizons sans en choisir aucun, s'interroge, se trouve la mine chafouine, se regarde dans son miroir pour l'interroger fiévreusement. Littéralement elle perd le sens d’elle-même. Les meilleurs des observateurs ne craignent pas de distinguer une “crise d'identité”. On mesure la chose avec les moyens du bord et c'est le pauvre Bush-père, qui se trouvait sur le chemin, qui en fait les frais. Triomphant vainqueur de la Guerre du Golfe, avec des sondages au-delà de 90% d'opinions favorables en juillet 1991, il est tombé quelque part entre 40 et 45% d'opinions favorables en novembre, un an avant l'élection qu'il perdra évidemment, — et tout cela, toutes ces aventures, sans avoir vraiment démérité. On expliquera plus tard, et il approuvera, qu'il lui a manqué, dans ses discours, quelque chose comme “the vision thing” (“le truc de la vision”) ; c'est un peu comme si l'on vous expliquait que Jésus, lors de sa campagne électorale, a oublié de nous parler du Paradis et de l'Existence de Dieu.
» Lors des premières primaires de février 1992, un candidat républicain dissident et isolationniste, Patrick J. Buchanan, devançant temporairement le candidat Georges Bush père, provoqua une panique mémorable dans la direction du parti. On y crut presque, quand Buchanan annonça dans un ricanement sarcastique que les Américains en colère, « avec les fourches de leur révolte », allaient marcher sur Washington. Clinton fut élu (novembre 1992) dans une atmosphère fiévreuse où l'on parla du « mystère de la renaissance de l'Amérique ». L'humeur américaine ne s'éclaircit pas pour autant, bien que ce que l’on s'accorde à juger comme la meilleure médecine pour l'âme du bon peuple américain, une économie en pleine expansion, fût à nouveau en régime de belle croisière depuis le début de 1992. Fin 1994, le bon peuple vote et envoie une majorité républicaine au Congrès, faisant suivre son inexplicable colère anti-républicaine (défaite de Bush-père) d'une inexplicable colère anti-démocrate. Les résultats de l'élection plongent le président dans une dépression extraordinaire de plusieurs semaines, jusque trois à quatre mois. Il ne fut plus que l'ombre de lui-même. Il se découvrait, avec un Congrès nourri d'une haine sans mesure, réduit à un rôle de figurant et sa présidence réduite à néant. Durant cette période extraordinaire où des hauts fonctionnaires américains confiaient à leurs collègues étrangers qu'ils ne savaient plus à qui ils devaient désormais obéir, il arrivait qu'on croisât dans les couloirs de la Maison-Blanche un Clinton hagard, mal rasé, incapable de retrouver son équilibre et son apparence de président, et qu'on détournât les yeux, gêné par cette déchéance si insolite et si indigne.
» Clinton se rétablit selon une technique éprouvée de la vie politique américaine : en s'intéressant à la politique étrangère. Laissée au président, la politique étrangère lui procure ors et pompes et n'intéresse pas le monde politique washingtonien pour lequel un engagement politique doit se traduire le plus directement possible en soutien sonnant et trébuchant et en nombres de voix. (Par contre, les “étrangers” (hispaniques, polonais, juifs, chinois) qui ont l’esprit de se former en lobbies et ne le sont plus tout à fait, se réfère à la forte minorité de leur sang devenue américaine pour peser sur le vote, ceux-là font partie de la famille et suscitent l’intérêt des élus pour les expéditions étrangères impliquant leur pays d’origine.) En 1995, effectivement, tout bascule. Clinton qui, en 3 ans, n'avait pas opposé un seul veto contre le Congrès, — fait unique des annales politiques de la grande République, — se débarrasse de ses gants et commence à traiter le Congrès en ennemi, et les veto valsent. Il n'espère plus rien du Congrès et tout de son zèle extérieur. Il songe à sa stature historique. Il s'engage en ex-Yougoslavie à partir d'août 1995, puis avec les accords de Dayton en octobre-novembre ; il fait de l'élargissement de l'OTAN une de ces “grandes causes” dont on se demande, stupéfaits et sans voix, d'où elles viennent et ce qui les justifie. Désormais, l'affirmation de la toute-puissance américaine et de l’auto-glorification, qui allait déjà de soi, devient une véritable politique. Elle devient la politique américaine par essence. Elle va jouer un rôle non négligeable dans le tournant de l'été 1996 même si elle n'en fait pas l'essentiel.
» Le sens et la signification de la décennie 1990 semblent dépendre d'un mystère apparent, où l'humeur américaine est transportée des abysses d'une crise psychologique proche du désespoir ou de la colère révolutionnaire, aux sommets d'une affirmation triomphale où l'on croit avoir changé l'histoire du monde. Ces extrêmes ne se réfèrent à aucun événement particulièrement significatif et, dans tous les cas, à aucun pouvant justifier une telle extrémité. L'humeur change en tornade, mystère d'un basculement psychologique sans précédent, pourtant à peine noté. De pessimiste et volontiers apocalyptique, le public américain devient optimiste et euphorique en l’espace de quelques semaines. Les Jeux Olympiques d'Atlanta de juillet-août 1996 sont le théâtre, l'occasion et peut-être l'argument principal de ce changement d'humeur. C'est un déchaînement de délire nationaliste dont le journal Le Monde, pourtant vertueusement insoupçonnable d'anti-antiaméricaine, écrit : “Il n'y a pas d'olympisme ici, tout juste une kermesse états-unienne, ahurissante d'indécence”. En même temps se déroule un spectacle abracadabrant d'attentats qui n'en sont pas, de terroristes qui se ramènent à un auxiliaire de la police un peu fêlé, d'une alerte générale au terrorisme dont on se demande à quoi elle répond, — cela, entre la destruction du vol TWA 888 dont on ignore encore aujourd'hui la cause, et le faux-vrai attentat d'une “bombe artisanale” dans un parc d'attraction d'Atlanta, qui fait un mort, par crise cardiaque, de rien de plus que d'une émotion mal contenue. L'Amérique n'est plus de notre monde bien qu'elle prétende désormais mener le monde, avec un Clinton qui prend goût à ce qui pourrait être effectivement sa “stature historique”. Son modèle historique change de Roosevelt : de FDR à Théodore, dit “Teddy”.
» Quel déchaînement, à partir de là ! Pour tenter de ranger ce temps historique si étrange, on peut le séparer en deux ou trois grands domaines. Le domaine économique est connu de tous : cet engouement extra-atmosphérique, pour lequel on ne trouve que la comparaison des folles années vingt menant au krach d'octobre 29, où l'Amérique vit au rythme du NASDAQ et de Wall Street, de la “nouvelle économie”, l'économie new age des start-ups. Résumons tout cela par un spectacle insolite, fort peu noté parce qu'on n'ose plus s'étonner de la grande République de crainte d'être mal noté, et rapporté sans étonnement par un article de première page de l'International Herald Tribune du 11 juin 1998 : le président de la Fed, le si fameux et si sérieux Alan Greenspan, venu témoigner devant une Commission du Sénat et disant aux parlementaires qu'il existe, bien qu'il n'en soit pas lui-même l'adepte, une école de pensée dans les milieux économiques américaines avançant que l'économie américaine atteint de tels sommets qu'elle a changé de substance, qu'elle échappe aux lois de l'histoire, qu'elle est, comme dit précisément Greenspan, « beyond history ». Cette expression extraordinaire, telle qu'elle a été vraiment dite, aurait mérité un sort plus significatif que l'indifférence qui l'a accueillie : le président de la Federal Reserve admettait sans barguigner, sans paraître un instant s'en gausser, que l'on put envisager que l'économie américaine fût effectivement quelque chose qui était sortie de l'histoire, et sortie par le haut, et désormais évoluant “beyond history”. Cela fixe les esprits et leur état.
» A cette puissance triomphatrice et auto-glorificatrice de la Bourse parvenue au Paradis, il faut ajouter, deuxième domaine qui rejoint le premier, le triomphe de l'arrogance et de l'hubris qui semblent le principal domaine psychologique de la politique extérieure de l'époque. Après 1995-96, la vague enfle et se fait déferlante, devant les yeux immensément agrandis, subjugués, fascinés, des dirigeants du “reste du monde” (l’acronyme ROW de Rest Of the World, déjà signalé, est adopté durant cette période par le Département d'État). On cherche en vain les mots qui conviennent et un ministre français, ne faisant pourtant qu'emprunter à un universitaire américain, en trouve un qui fera date : “hyperpuissance” (hyperpower), — et pour cela, pour ce péché impardonnable, la propagande états-unienne et tous ses relais habituels et sans nombre vouent Hubert Védrines aux gémonies. Le ministre français n'en paraîtra que plus las et n'en sera pas moins convaincu que l'époque est celle de la force et pas celle de la subtilité.
» A côté de ces emportements triomphants et extraordinaires qui font béer ROW d'admiration, car vraiment le monde vit au rythme de ce regard de midinette qu'il porte sur les USA, il y a tout un côté Grande Duchesse de Gerolstein chez les Américains, à Washington plus précisément, mais dans le genre de la superproduction hollywoodienne. On ragote, on médit, on entretient la rumeur ; Washington est une ville provinciale montée en diamant mille-carats de nouveau-riche, et, depuis deux siècles, elle n'a jamais pu se débarrasser de ce vernis encombrant. Ainsi débouche-t-on sur l'affaire Lewinsky, mélange de sexualité light, de formalisme juridique extraordinaire sur la définition de “to have sex”, de rigorisme de puritain, de regards de voyeur et d'enquêteur catalogué en “fou de Dieu” ultra-chrétien. C'est probablement à l'occasion de cette affaire, dont nul ne sort indemne, qu'on mesure le mieux la profondeur du malaise et l'ampleur du déséquilibre qui frappent l'Amérique. L’affaire Lewinsky nous offre une année échevelée où, successivement, on voit ce régime proclamé immortel menacé de s'effondrer dans une explosion de papiers imprimés et de vidéos, et où un président très populaire dans la population est mis en accusation au Congrès pour une affaire de braguette mineure montée en procès pour trahison de nos plus hautes valeurs de civilisation. L’ensemble est entrecoupé d'attaques armées contre Saddam qui détournent l'attention et permettent de souffler sur le front de Washington, en conformité avec l'adage en vogue et colonne vertébrale de la pensée stratégique occidentale, selon lequel “si tu ne sais pourquoi tu frappes Saddam, lui le sait assurément”.
» L'apothéose est à l'heure dite et il ne déçoit pas. Les élections présidentielles de novembre-décembre 2000 sont conformes à tout ce qui a précédé. (Ces élections présidentielles terminées dans un mouchoir de poche, dépendantes d'un recomptage des voix en Floride, où l'on se plonge dans un délire de manipulations, de thèses juridiques, des armées d'avocats, des urnes transportées ici et là, des bulletins de vote mal comptés ou mal poinçonnés, des machines qui ne marchent pas, une Cour Suprême ici, une Cour Suprême là, des éditoriaux fâcheux sur l'agonie du régime, le régime qui tient, le triomphe de la démocratie, jusqu'à la suprême Cour Suprême (celle de l'Union après celle de l'État) qui tranche pour le candidat qui a eu le moins de voix, selon un vote de la Cour qui respecte absolument les lignes générales de la corruption des partis.) Les élections-2000 découvrent une crise qui ne peut surprendre puisqu'elle dure depuis une décennie et au-delà, qui ne parvient pas à dire qui elle est, ce qui la justifie, ce qui lui donne cette vigueur ; une population gavée d'auto-satisfaction comme elle l'est de hamburgers, appuyée sur une pensée obèse, fagotée dans Stars et Stripes, divisée de façon extrême et vitupérante, s'affrontant avec férocité sur des thèmes dont on a du mal à percevoir l'urgence ; un système décrépit, mangé par une corruption vieillotte et une obsolescence technologique dans la vie courante qui ne laisse pas d'étonner, animé par des politiciens d'une médiocrité et d'une inculture qui laissent sans voix ; et, autour de cela, un bavardage prodigieux, sans fin, sans limites, qui coule comme du sirop d'érable, qui colle, qui s'auto-proclame et s'auto-félicite. Ce qui doit nous arrêter est l'extrême distance entre la vigueur des ébranlements et la massive puissance des conséquences à venir, d’un côté, et de l’autre l'extraordinaire dérision, la médiocrité de classe moyenne archaïque, qui caractérisent l'agitation immédiate ; entre l'énormité de la vanité et la petitesse de son objet ; entre la taille gargantuesque du bavardage et la réalité microscopique des sujets qui en sont les thèmes. La crise américaine est effectivement comme une sorte d'océan de colle sirupeuse, un bocal gigantesque de miel synthétique à cinq sous. Même les opposants, les dissidents du système, ceux qui sont l'équivalent de ceux qui, en URSS, étaient comptables d'une dimension tragique et d'une affirmation de la dignité humaine, — même ceux-là paraissent volontiers dérisoires, et souvent plus accessoires que pathétiques. La civilisation occidentale à son terme s'achève dans sa version américaine, cette ambition américaine de devenir l'Empire du monde sans rien connaître de l’Empire et de ses devoirs, sans rien connaître du monde et de ses exigences, cette ambition résumée par William Pfaff, à un autre propos mais à peine, par cette phrase qui sonne comme le titre d’une comédie musicale à succès de Broadway: “To Finish in A Burlesque of an Empire”.
» On peut dire que l'attaque 9/11 est venue à propos pour faire prendre au sérieux ce qui ne l'était plus. On peut le dire pour se convaincre que 9/11 est un événement tragique mais je n'en suis pas convaincu pour autant, et il me faudra plus d'un éditorial pour acquiescer... »
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