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393022 février 2016 – Avec ce texte, nous poursuivons une nouvelle forme de travail dans cette rubrique Glossaire.dde qui rassemble les principaux concepts, analyses, lignes de pensée qui fondent notre approche générale de la situation crisique embrasant notre époque, avec la re-publication de textes publiés par l’ensemble dd&e (la Lettre d’Analyse et le site), complétée par la publicationdes textes originaux de présentation et de situation. Ce texte poursuit et institutionnalise donc une nouvelle dimension que nous allons systématiser dans cette rubrique, et dont le texte précédent du Glossaire.dde du 24 janvier 2016 était un essai initial.
Ici, nous nous proposons de mener une tâche singulière, qui fait appel à des archives déjà lointaines, qui seront réunies en deux articles distincts mais complètement liés l’un à l’autre (“Situation-I du ‘Barbare jubilant’” et “Situation-II du ‘Barbare jubilant’”). Nous nous proposons d’illustrer ainsi la marche d’une conception qui domine, et même écrase notre époque, – ou peut-être qui a dominé (écrasé) notre époque et vient à son terme ? – et de montrer combien, à notre sens, cette conception a été inspirée sinon “imposée au genre humain” bien plus qu’imaginée par lui. La démonstration intuitive repose d’abord sur la chronologie, et sur l’espace de temps couvert par la plus vieille de ces archives (printemps 1997, il y a donc presque vingt ans) jusqu’à notre époque présente. En quelque sorte, si le destin avait bien fait son travail, cela aurait pu sonner comme le vingtième anniversaire de ce texte fondateur de notre propos, l’article Constant Conflict ; nous en resteront au dix-neuvième...
A l’origine, l’objet, ou plutôt l’auteur du délit se nomme Ralph Peters. On retrouve sa référence en quelques occasions dans les archives du site, mais notre rencontre avec lui remonte donc à quelques années avant la création de dedefensa.org. A l’époque (1997), nous avions lu Constant Conflicts et avions été suffisamment impressionné pour consacrer à ce texte une Analyse de la Lettre d’Analyse-papier dd&e. Nous y avions trouvé un sentiment paroxystique, une psychologie pathologique et si énervée, une sorte d’exaltation de la destruction (nous dirions aujourd’hui : de déstructuration, de dissolution et d’entropisation), qui nous semblèrent exceptionnels. Plus tard (près de dix ans après), nous retrouvâmes Peters dans un autre article significatif où il constatait amèrement le naufrage complet du principal outil de transmutation forcée acclamé dans Constant Conflicts : les forces armées des États-Unis. Ainsi semblait-il nous dire : “Avec Constant Conflicts, je me suis complètement trompé sur les capacités des USA à faire ce que j’estimais qu’ils devraient faire”. Depuis, Peters a circulé de-ci de-là, suivant le courant belliciste dans ses entrelacs, dans ses méandres sans fin, dans ses contradictions, – pourvu que l’on tape, et toujours plus fort, montrant par là un véritable symptôme pathologique. Le “Barbare jubilant” (car c’est de lui qu’il s’agit) a sombré dans le nihilisme qui caractérise cette contre-civilisation. Il parvient encore à faire mini-scandale et à se faire bannir en décembre 2015, et pour quelques deux-trois semaines, des écrans de Fox.News pour avoir fort mal traité (“total pussy”, – traduira qui peut et qui veut) le président des États-Unis pour sa mollesse dans sa lutte contre le terrorisme ; mais surtout, et cela est fortement significatif, il en vient à tresser des couronnes à Vladimir Poutine (voir plus loin). Il n’est plus ni “Barbare” ni “jubilant”, Peters, car l’amertume furieuse l’a complètement saisi.
... Par contre, il nous paraît être un excellent symbole, un auteur-symbole si l’on veut ou bien “un marquoir” comme on dit également, qui justement marquera l’évolution de ce que nous nommons la “pensée-Système” largement perçue au travers d’une psychologie complètement productrice d’un affectivisme dévastateur. Le parcours de Peters semble parfaitement correspondre, non seulement au parcours de la “pensée stratégique” US, mais aussi à celle du bloc-BAO, et enfin à celle qu’inspire le Système sous la forme de la politique-Système. Ainsi l’article Constant Conflicts nous paraît-il beaucoup plus important, beaucoup plus influent et fidèle à la fois à ce développement intellectuel désigné “pensée stratégique” que le fameux document de Wolfowitz de mars 1992 (voir To Finish In a Burlesque of an Empire, de William Pfaff) que tout le monde désigne comme le texte-fondateur, et nécessairement de structure complotiste, de la dévastatrice politique des USA de la fin des années 1990 et depuis 9/11 (c’est-à-dire, encore un fois, la politique-Système en vérité).
(Et, certes et bien entendu, lorsque nous parlons de “pensée stratégique” entre guillemets en parlant du document de Wolfowitz qui fut produit sous les auspices du Pentagone et pourtant refusé [sur ordre du président, Bush-père] par son secrétaire à la défense d’alors bien que ce ministre se nommât Dick Cheney, nous parlons d’une pensée devenue complètement impensée à force d’inversion dispensée par la pression câline de l’affectivisme qui enflamme les esprits sensibles. Ainsi doit-on comprendre la “pensée stratégique” de Ralph Peters, et la prendre pour symbole de l’évolution des esprits pendant la période considérée.)
L’intérêt de Ralph Peters est que cet homme a une certaine franchise, brutale, sans le moindre ménagement, sans les mignardises intellectuelles des grands penseurs neocons de Washington. Ainsi nous dit-il la vérité-de-situation de l’aventure américaniste depuis à peu près la fin de la Guerre froide. Il le fait sans particulièrement se référer à un parti quelconque ; il exalte la toute-puissance déstructurante des USA sous le démocrate Clinton, décrit la catastrophe militaire US qu’a révélée l’Irak sous le républicain GW Bush et clame tout son mépris pour la pseudo-politique du pseudo-président, le démocrate Barack “total pussy” Obama. Nous allons effectivement marquer ces trois étapes, à peu près tous les dix ans, du lieutenant-colonel de l’US Army à la retraite Ralph Peters.
On verra dans le premier texte autonome ci-dessous, qui est composé d’une présentation que nous fîmes à l’époque de sa mise en ligne (le 4 janvier 2002) et du texte que nous publiâmes dans la Lettre d’Analyse dd&e le 10 juin 1997 sur Constant Conflicts, la psychologie furieuse, dévorante, jubilante à la perspective des destructions qu’il prévoyait, de Ralph Peters. En 1997, nous ne cachions pas l’impression profonde que nous avait fait l’article Constant Conflicts de Peters, si prémonitoire de ce qui se développa à partir du Kosovo (1999) et de 9/11 (2001).
Il s’agissait réellement d’une “jubilation” de destruction, où Peters voyait l’anéantissement des forces du passé où il mettait pêle-mêle dans le même sac les extrémistes islamistes type-djihadistes et les “cols-blancs” de la classe moyenne US. Il s’agissait, comme l’indiquait le titre de notre texte d’ailleurs, d’une “barbarie postmoderne”, sinon “postmoderniste”. Les textes se suffisent à eux-mêmes, autant celui de 2002 que celui de 1997 (et, bien entendu, avec la référence Constant Conflicts, qu’on trouve dans le deuxième texte sur “le Barbare jubilant”).
Presque une décennie plus tard, quel changement ! Le “Barbare jubilant”, qui ne jubile plus du tout, déverse sa fureur, son fiel, son sarcasme méprisant, sur les puissantes forces armées US qui se montrent totalement impuissantes en Irak et subissent les terribles effets d’une guerre asymétrique menée notamment par certaines des “forces du passé” que Peters identifiait en 1997 comme totalement dépassées et promises à l’anéantissement (extrémistes islamistes mêlés à des cadres des armées de Saddam si stupidement dissoutes par l’occupant US).
La critique que Peters fait de la guerre US est remarquable, là aussi, et donne la mesure de son désappointement. On ne trouvera ici que le texte de présentation du 9 février 2006 de l’article correspondant de Peters, qui se trouve, lui, dans la deuxième entrée (“Situation-II”), avec Constant Conflicts.
Qu’est devenu Peters aujourd’hui, en 2016, encore dix ans plus tard ? Toujours aussi pseudo-neocon, extrémiste, halluciné et hurlant ses anathèmes. Il est devenu clairement, sarcastiquement, totalement méprisant pour Barack “total pussy” Obama, il fustige ouvertement la politique extérieure US pour sa prétendue-mollesse tout en partageant absolument tous les bobards du déterminisme-narrativiste ; mais surtout, et c’est ce qui nous intéresse, il est devenu, par défaut et par dépit, mais aussi avec la sincérité brutale du “Barbare ricanant”, un admirateur inconditionnel de Poutine. En bon américaniste toujours-neocon (mas lucide-neocon, espèce rare), il n’aime pas le président russe, il le juge brutal, cynique, chargé évidemment de plans diaboliques pour détruire les USA et le “Monde libre”, etc., mais extrêmement brillant, efficace, avec une vision stratégique claire, – exactement ce qu’un président US n’est pas... Quelques mots à ce propos :
• Peters interviewé comme expert de la chaîne sur Fox.News le 28 septembre 2015 : « [Putin] is a guy with a very clear vision,“ Peters said of the Russian president, asserting that it's often “outsiders” like him who change the world. “He's ugly, he's ruthless, he's vicious, and I don't like him at all, but he's brilliant. He's got a long-term strategy and his goals are clear,” Peters said.
» He explained that Putin's main goals are to humiliate Obama and to restore Russia's greatness. “One thing Putin definitely understands is that if you fight, you fight to win,” Peters said, noting that Obama often seems less concerned with winning militarily and more concerned with not hurting anyone or breaking anything. Peters said the Russian military “sucks,” but it's at least brutal, which may make it more effective in the fight against ISIS and radical Islamic terror. “They’ll do what it takes.” »
• Peters interviewé comme expert de la chaîne sur Fox.News le 9 février 2016...
Fox.News : « Ralph Peters is here. Ralph, I'll just say my point of view. Europe is bankrupt, the UK may withdraw from European Union, and migrants are the spark that breaks the Union apart. What can you say about this? »
Ralph Peters : « In Europe, undoubtedly, there is a deep split on the issue of migrants, and in the near future the situation will not improve. The problem will only becomes more serious... [...and] one side-effect of Putin's Syria policy – the emergence of a growing number of migrants. He is not interested in stopping the flow of migrants, because he's just happy to divide Europe. And if you look at what is happening now in Syria, Stewart, you – you know, Putin has a plan, and we have a fantasy. And Putin teaches us a lesson of how to effectively use military force. He doesn't care about collateral damage, refugees, he wants to win – and he's winning. »
» At first we all heard the experts in Washington state that he is not achieving significant progress in the combat zone. He gathered many things together, and you see the unification of aviation, the Iranian-backed Shiite militants, Hezbollah, the Syrian army. They operate according to a very well-thought-out plan. And they are winning, they are crushing the moderate rebels, whom we support. »
Fox.News : « Does this mean that the so-called peace talks held with the mediation of U.S. Secretary of State John Kerry are meaningless, and at the moment they have failed? If the Russian air forces in Syria cause such damage, these peace talks are completely pointless. »
Ralph Peters : « The situation is the same as with the negotiations with Iran. Stuart, the other day you saw the earthquake footage, destroyed buildings in Taiwan. Now, that’s got more structural integrity than in the peace talks on Syria... »
Notre intérêt pour le parcours de Ralph Peters comme symbole de la course folle voulue par le Système depuis la fin de la Guerre froide est que sa position présente, que nous venons de parcourir, semblerait nous signifier que nous sommes proches du terme. Ce constat est de l’ordre du symbolique, mais il nous semble absolument exprimer une vérité-de-situation. Sa célébration rageuse et furieuse de Poutine et de ses armes, après avoir enterré, dix ans plus tôt, les armes de ses chers USA, semble effectivement comme s’il bouclait une boucle. Pourrait-on en trouver une indication de cette observation dans l’écho obtenu aux USA par “le clown” désormais fameux, The Donald Trump, qui ne cesse de montrer un désir de réalisme, de répit et de repli hors des impératifs idéologiques dans ses esquisses de politique étrangère ? C’est ce que semble suggérer un journaliste “mainstream“ mais avec une plume d’une certaine acerbité, Thimothy P. Cartney du Washington Examiner le 18 février 2016, lorsqu’il signe un texte surmonté du titre « Does Trump spell the end of our brief era of ideology? » (brief étant un terme à pondérer puisqu’il s’agit tout de même d’un gros demi-siècle, englobant la Guerre froide et l’après-Guerre froide). Avec Trump, ou avec la tendance que Trump représente, explique Cartney, les USA seraient sur le point d’abandonner l’idéologie de l’exceptionnalisme d’inspiration wilsonienne, devenue à la fois expansionniste et belliciste mais se heurtant au syndrome terrible de l’“impuissance de la puissance”, pour en revenir à la posture classique et traditionnelle des USA, mélange d’isolationnisme washingtonien (président George Washington) et de populisme Jacksonien (président Andrew Jackson).
(Bien entendu, cette analyse doit être radicalement et absolument pondérée par les pressions de nombreux autres événements fondamentaux dus à l’époque eschatologique où nous nous trouvons, interférant puissamment sur la possibilité d’une telle réorientation politique. La question se pose bien entendu de savoir si un tel tournant peut se traduire en une nouvelle politique ; mais cette question se situe à l’intérieur de la Crise Générale d’effondrement du Système et elle devient alors complètement relative ; elle devient simplement un élément spécifique de cette Grande Crise. Ainsi parlons-nous surtout, ici, de l’évolution psychologique collective fondamentale qu’exprime la popularité de Trump, et cette évolution psychologique en elle-même, quels que soient ses effets politiques, est par contre d’une importance considérable, cette fois dans le cadre accepté de a Grande Crise et pour l’accélérer.)
Peters serait donc symboliquement cet homme sorti de la Guerre froide avec le schéma illusoire sinon fantasmagorique d’une Amérique irrésistible, toute-puissante (c’était alors l’esprit des USA), destinée à transmuter le monde en imposant sa loi de fer de l’américanisation, à coups de missiles et de drones, de films d’Hollywood et de séries télévisées pour forger un homo-Systema à nul autre pareil et simplement destiné à se présenter sous une forme nivelée, standardisée, homogénéisée, c’est-à-dire une forme-informe par définition, ou parfaitement postmoderne (1997) ; puis cet homme ressentant les premiers affres de la cruelle déception dix ans plus tard (c’était déjà l’esprit des USA), contemplant le champ de ruines irakien qui devait s’avérer le quagmire (bourbier) psychologique et militaire de la grande République, et le commencement de la destruction, ou plutôt de l’autodestruction de l’idéologie maximaliste qui s’était imposée à Washington (2006) ; enfin, cet homme éclatant de mépris pour son grand pays, encore dix ans plus tard, enrageant d’avoir à prendre comme exemple irrésistible la Russie et son président qui présentent tous les caractères de la volonté, de la cohésion, du patriotisme, et pourtant admirant sincèrement Poutine (2016)... Et Dieu sait si Peters, qui a compris depuis longtemps ce que neocon veut dire, se fiche du tiers comme du quart de la démocratie que d’autres trouvent bien faiblarde chez Poutine, mais qu’il célébrait pourtant, lui Peters, vingt ans plus tôt dans Constant Conflicts comme un instrument de conquête brutale et soft à la fois, un instrument de transmutation totale et nécessairement totalitaire... (Bonne définition de la démocratie ?)
...Mais peut-être faut-il dire “ce que neocon voulait dire”, comme s’il s’agissait du crépuscule de cette étrange école de fureur déstructurante et dissolvante ? Peters est bien notre symbole d’une étrange parabole qui a conduit le monde-Système, globalisé et américanisé, du triomphe tonitruant de ce qui semblait l’aube d’une ère nouvelle se levant au pas de charge à l’amertume furieuse de ce qui ressemble à un crépuscule catastrophique se précipitant follement dans l’abysse. Il s’agit là d’une hypothèse clairement psychologique reflétant l’itinéraire d’une psychologie collective, – et une psychologie-US devenue psychologie-Système, – évoluant à une vitesse stupéfiante selon un état qu’on ne peut qualifier que de pathologique et une orientation qui est justement définie comme eschatologique. Les neocons en furent le symptôme le plus évident et aujourd’hui les neocons sont parvenus au niveau le plus bas des débris en décomposition par dissolution de l’illusion fracassée du fou.
Voici donc les textes illustrant ce propos, successivement le texte de présentation (du 4 janvier 2002) de l’analyse de la Lettre d’Analyse de defensa (dd&e), Volume 12 n°20, du 10 juillet 1997), concernant l’article « Constant Conflicts » de Parameters ; puis le texte dd&e de 1997 ; puis le texte (du 9 février 2006), sous le titre « Le Barbare qui ne jubilait plus du tout », présentant l’article de Peters sur sa désillusion complète (« Counter-Révolution in Military Affairs »). Dans une entrée annexe du Glossaire.dde, sous le titre « Situation-II du “Barbare jubilant” », figureront les deux textes (en anglais) de Peters, de 1997 et de 2006.
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4 janvier 2002 – A l'été 1997, nous avions relevé un texte du major Ralph Peters, de l'U.S. Army, publié dans la revue Parameters, qui est une revue doctrinale de l'U.S. Army où s'expriment diverses opinions. Même s'il s'agissait d'un type de pensée assez extrémiste aux États-Unis (on pourrait en juger peut-être très différemment aujourd'hui), nous avions considéré que son contenu ne nous en donnait pas moins des indications précieuses et bien significatives sur un état d'esprit qui existait dans certains cercles aux États-Unis. Nous pensons que ce texte mérite largement d'être relu aujourd'hui, à la lumière des événements actuels. Il y a des causes conjoncturelles dans ce choix, puisque Peters parle des islamistes, des talibans, etc, comme étant parmi ceux (conjointement avec toute une partie de la population américaine, ce qui ne manque ni de sel ni de signification profonde) qui seront irrésistiblement balayés par la culture américaine. On comprend aussitôt qu'il y a là une approche qui doit apparaître comme significative d'un climat dont la logique et l'enchaînement mènent notamment aux attentats du 11 septembre 2001.
A lire des réflexions comme celles de Peters, on est conduit à admettre que la crise actuelle n'a pas surgi comme un éclair « out of the blue », qu'elle constitue en réalité la maturation d'un affrontement de conceptions qui est déjà depuis un certain temps, sinon dans les esprits du moins dans certains esprits. Dans tous les cas, le texte de Peters nous fait percevoir une tension existante déjà il y a quatre ans, concernant la situation aux États-Unis et la perception que certains Américains se font de la “mission” de leur pays. Enfin, et c'est un point essentiel, dans la mesure où il est “actualisé” par sa confrontation aux événements actuels, le texte de Peters a le mérite de nous rappeler l'importance considérable de la culture dans les tensions actuelles.
A l'époque, nous avions publié, dans le numéro du 10 juillet 1997 de de defensa une analyse critique de ce texte (« Le visage (jubilant) du Barbare »). Nous donnons ici aussi bien l'accès au texte de Peters (NDLR 2016 : lien devenu indisponible) qui se trouve sur le site de Parameters (site du U.S. War College), que la reproduction de ce texte. La présence physique du texte de Peters permet une meilleure compréhension de l'ensemble que nous présentons ici, avec l'article d'analyse critique du texte de Peters publié le 10 juillet 1997 dans de defensa suivant le texte de Peters, et fermant la marche.
Nous continuons aujourd'hui, quatre plus tard, à être frappé par la hargne, la volonté de puissance prédatrice, et aussi ce que nous nommions dans notre texte d'appréciation critique du 10 juillet 1997, le « nihilisme jubilatoire » qui se dégagent de l'essai du major Peters. Il continue à y avoir quelque chose d'effrayant, et sans doute encore plus du point de vue de 2001 avec les événements qui se sont produits, de découvrir dans la pensée d'un auteur la représentation de sa propre culture comme « a plague of pleasure » destinée à détruire toutes les autres cultures, à détruire toutes les traditions, toutes les structures stables, c'est-à-dire destinée àsemer le chaos et le désordre sur la planète ; et il s'agit en plus d'une culture dont on annonce avec emphase la supériorité en précisant in fine qu'elle est basse, sans rien pour la distinguer sinon sa puissance d'investissement et de destruction, sans aucune caractéristique qualitative ni d'identité ; et la justification en fin de compte d'une telle ambition et d'un tel projet, rien sinon le vertige de suivre un mouvement de destruction parce que ce mouvement existe et qu'il est soi-disant en marche. (Peters ne s'en cache pas une seconde, sur ce dernier point : « American culture is not about the end, but the means, the dynamic process that creates, destroys, and creates anew. »)
Le major Peters ne dissimule pas les nombreuses justifications que certains individus et certaines communautés seraient fondés de trouver pour leur haine de l'Amérique, si, après tout, elle agit comme lui-même la décrit implicitement : « There is a global sense of promises broken, of lies told. Individuals on much of the planet believe they have played by the rules laid down for them (in the breech, they often have not), only to find that some indefinite power has changed those rules. » Au-delà de ce constat, Peters semblerait conclure, sarcastique et cynique : « And so what ?»
Mais c'est assez. Nous laissons la place à Peters, puis au commentaire que nous faisions à l'époque. Simplement, nous ajouterons qu'il n'est pas sûr, après tout, que le Peters qui publiait cet essai en 1997 soit ou serait tellement satisfait des réactions des Américains après le 11 septembre, notamment leurs plaintes sur leur propre sort, leurs interrogations incrédules (« why do they hate us? ») auxquelles Peters avait par avance donné toutes les réponses et justifications possibles. Quant aux diverses réalités et virtualités auxquelles la crise actuelle donne tout lieu et opportunité de s'étendre et de proliférer, Peters avait également cette réponse prête, en fait une explication universelle après quoi il n'y a plus qu'à s'accrocher ferme devant la perspective des tempêtes à venir : « We live in an age of multiple truths. »
10 juillet 1997 – Cet article n'est pas un exposé de doctrine. Il ne reflète pas une position officielle ni rien de semblable. Cela n'empêche, Constant Conflict est écrit par le major Peters qui est un officier de l'U.S. Army, affecté au bureau du Vice Chief of Staff, Intelligence, et il est publié dans Parameters, la revue doctrinale de l'U.S. Army (1). [On pourra peut-être trouver également une explication de certains aspects de cet article dans le fait que Ralph Peters est aussi auteur de best sellers d'un style assez comparable (genre war thriller) à celui de Tom Clancy ; Twilight of Heroes, publié chez Avon Books, est son sixième ouvrage. Mais Peters a aussi la charge plus sérieuse, à l'Office of the Deputy Chief of Staff for Intelligence, de la prospective sur les guerres futures (future warfare).] En un mot : si Constant Conflict n'est pas une proclamation officielle, c'est au moins du sérieux, même écrit dans le cadre d'une réflexion laissée volontairement libre sur l'avenir des conflits et l'avenir des forces armées des États-Unis.
Si l'on prend toutes ces précautions, c'est parce que Constant Conflict est une pièce de littérature prospective qu'on pourrait qualifier d'objectivement effrayante. Ce texte a des aspects absurdes et hystériques, et en même temps d'autres qui sont froids, réalistes et implacables. Il dit des choses qu'on jugerait insensées et perverses, et en même temps il nous avertit de la possibilité de quelques sinistres réalités qui sont peut-être à venir.
Finalement, il lève le voile de façon crue et sans manière inutile sur l'appréciation que se font certains de cette nouvelle forme de guerre qui est déjà la vraie guerre d'aujourd'hui et certainement celle de demain, et qui, par certains côtés qui paraissent de plus en plus impératifs, pourrait être la guerre ultime de l'humanité aussi sûrement et beaucoup moins théoriquement que la grande guerre nucléaire que nous ne fîmes jamais. Il s'agit de la guerre culturelle.
Constant Conflict décrit ce que Peters juge inéluctable : la victoire de l'offensive culturelle américaine, mais avec toute l'ambiguïté possible autour de ce qualificatif de “culturelle”. La réflexion est elle-même baignée par cette ambiguïté que nourrit le goût du paradoxe : « L'avenir est brillant, écrit l'auteur, – et il est aussi très sombre. » La réflexion est un hymne à la liberté de l'information, à l'expansion sans frein de la culture et de la démocratie, sur un ton et dans des conditions dont l'aspect totalitaire implicite est d'une permanence stupéfiante (l'auteur ne donne-t-il pas, en passant et entre tirets, comme sans y toucher, cette définition de la démocratie : « cette forme libérale habile de l'impérialisme » ?). Enfin, il y a dans ce texte, à la fois, une telle jubilation et une telle absence de perspective créatrice et constructive qu'on est conduit à forger une expression pour le qualifier, – et ce serait : un nihilisme jubilatoire ; jamais nihilisme plus entier et proclamé, jamais jubilation plus grande et affiché de promouvoir ce nihilisme. On pourrait alors croire que nous ne sommes plus très loin du crépuscule sombre de la pensée en tant que force constructrice et créatrice, instrumenté par l'impérialisme technologique et culturel le plus dévastateur. C'est pourquoi nous croyons pouvoir avancer que, dans ce cas hypothétique qu'évoque Peters, les Barbares seraient là comme jamais il n'y eut Barbares dans l'Histoire qui en fourmille pourtant, Barbares d'une race nouvelle, à la fois disposant d'une barbarie infiniment sophistiquée et clamant haut et fort la nécessité d'appliquer cette barbarie au monde, comme ça, sans but, sans dessein, parce que le poids entraîne la chose et doit soumettre la civilisation.
A côté de tout cela, et nous ferions bien d'y prêter la plus extrême attention, ce texte dit sans fard quelques vérités d'une grande importance. Il montre, également sans fard, quelques aspects fondamentaux de l'Amérique d'aujourd'hui.
Il s'agit d'un hymne au triomphe de la “culture” américaine, ou plutôt disons : la culture américanisée. « La culture contemporaine américaine est la plus puissante dans l'histoire, et la plus destructrice parmi les cultures en compétition, » écrit Peters. Retenons précisément ce mot : « destructrice, » car il est partout question de mort dans ce texte, en filigrane. Autrement dit, « la culture américaine est contagieuse, c'est une peste de plaisir. »
Mais il s'agit bien de cette culture “américanisée” que nous distinguons, car nous préférons impérativement ce qualificatif à celui d'« américain » qu'emploie l'auteur. Celui-ci ne se dissimule rien à ce propos, et c'est bien un des aspects frappants de Constant Conflict. Il se pourrait bien qu'il s'agisse là de la première fois qu'un texte américain présenté dans un cadre si “sérieux” et faisant l'apologie de la puissance américaine sacrifie dans ses perspectives une bonne partie des Américains en les rejetant dans le camp de l'“Ennemi”. « Pour nombre de ces Américains [qui furent diplômés dans les années soixante], le monde a éclaté, même si les médias les tourmentent avec l'image d'un monde d'amusement, toujours plus riche, toujours plus brillant, et dont ils sont exclus. Ces citoyens exclus sentent que leur gouvernement ne les protège plus, mais protège les privilégiés. » Décrivant l'assaut de la culture américanisée, Peters désigne clairement les cibles : « Les cultures non-compétitives, comme celle de l'Islam arabo-persique ou de la fraction rejectionniste de notre propre population [...] sont attaquées ; les valeurs [qu'elles] chérissent se révèlent impuissantes, et celles qui triomphent avancent sans [elles]. Le cadre moyen américain et le milicien taliban d'Afghanistan sont des frères de souffrance. »
Ainsi Constant Conflict nous apparaît-il comme plus significatif, comme à visage découvert dirions-nous, et c'est là toute sa vertu pédagogique a contrario : ce n'est pas l'Amérique selon l'entendement commun qui attaque, mais bien un système qu'a secrété l'Amérique et qui se retourne contre elle de la même façon qu'il agresse le reste.
Les moyens de l'attaque sont ceux d'un flot d'information qui noie tout, emporte tout ; plus précisément, d'un flot d'information “subversives” ... Là se trouve encore un point capital : la subversion implicite applaudie par Peters n'est pas d'essence idéologique, par exemple pour convaincre de la supériorité américaine en tant que force historique relative, mais d'essence vitale. Peters applaudit la puissance destructrice de la soi-disant “culture américaine”. Parlant de “culture”, il ne parle pas de l'excellence américaine là où il y en a ; il ne parle pas du cinéma d'auteur (Tarentino, les frères Coen, Scorcese, etc.) ; il ne parle pas de la littérature, d'Ellroy, de Mailer, de Gore Vidal, – et d'ailleurs, pour tout cela nous sommes rassurés : cette culture-là ne peut pas nous faire de mal parce qu'elle est humaniste et respecte notre identité comme nous respectons la sienne. Non, Peters parle de Dynasty, de Dallas, de Rambo dans ceci que toutes ces choses ont une évidente “vertu” d'abrutissement (comme on parle de « la vertu dormitive » de l'opium). Il n'est même plus besoin de parler : « Les films d'actions de Stallone, de Schwarzenegger ou de Chuck Norris reposent sur une narration visuelle qui ne nécessite aucun dialogue pour la compréhension » (non plus qu'ils ne requièrent plus d'Américains stricto sensu, comme avant on applaudissait John Wayne comme l'archétype du héros américain : les Schwarzenegger et les Van Damme sont Autrichien et Belge et ils pourraient être aussi bien Zoulou et Chinois). Nous sommes au niveau d'une subversion primaire et sans objet, celle qui détruit aveuglément. A ce propos, Peters nous livre le secret final, la définition même du nihilisme jubilatoire qui anime cette force qu'il décrit : tout cela n'a aucun but, et par conséquent aucun but idéologique, puisque « la culture américaine ne concerne pas les fins mais les moyens, le processus dynamique qui crée, détruit et crée du nouveau. » Et Peters proclame (c'est lui qui souligne) : « La culture américaine est vivante. » On peut se demander si elle est la vie pour autant.
Peters n'oublie pas qu'il est soldat et qu'il travaille au Pentagone. Aussi assigne-t-il à l'armée un rôle qui assure à celle-ci la plus complète pérennité (et les budgets qui vont avec) pour les décennies à venir au long du XXIe siècle : « Le rôle de facto des forces armées américaines sera de tenir le monde adapté à [la pénétration de] notre économie et ouvert aux assauts de notre culture. » Comment ? Restituons l'anglo-américain original pour n'en pas trahir le sens, lequel vaut son pesant de mitraille : « To those ends, we will do a fair amount of killing. » Et ainsi Peters décrit-il l'avenir brillant des forces armées américaines, mais dans des termes qui parfois dévoilent les faiblesses cachées d'un Système qui s'est totalement investi dans les moyens sans plus se préoccuper des fins, c'est-à-dire de l'esprit des choses : « Nous gagnerons militairement quand nous en aurons le cran. [...] Notre faiblesse nationale potentielle sera l'incapacité de maintenir le moral et la force physique brute pour enfoncer la baïonnette dans le coeur de l'ennemi. » Le rêve de Peters pour les forces armées contraste étrangement avec les réalités militaires américaines : « A notre meilleur niveau militaire, nous devenons un Nathan Bedford Forrest chevauchant une “puce” électronique. » [Forrest, général sudiste et fondateur du Ku Klux Klan première manière, était célèbre pendant la guerre de Sécession par ses raids très rapides sur les arrières de l'ennemi, effectués sans logistique, vivant sur le pays qu'il traversait, utilisant comme atouts essentiels la légèreté, la vitesse et la surprise : il n'est pas sûr qu'on décrive là l'actuelle U.S. Army, où chaque combattant doit être “doublé” par deux ou trois spécialistes de la logistique, où la 1ère Division blindée met près de trois semaines pour traverser la rivière Selva, à la frontière de la Bosnie en décembre 1995, pour aller prendre ses quartiers de peace-keeping.]
Néanmoins, tout se terminera bien dans l'apocalypse habituelle, comme l'indique la non moins habituelle incantation : « Notre alliance inconsciente de la culture avec la puissance de tuer est un multiplicateur de la capacité de combattre qu'aucun gouvernement, y compris le nôtre, ne pourrait concevoir ou acheter. Nous sommes magiques. Et nous allons faire en sorte que cela continue. »
Avec ce « [N]ous sommes magiques », résonnent des accents d'autres temps. Il y a dans la littérature, dans le “style” de Peters, dans sa fièvre parfois fortement inquiétante, une forme qui rappelle nombre d'écrits, et d'une façon plus générale l'atmosphère des années vingt aux États-Unis. Ce n'est d'ailleurs pas propre au seul Peters, et l'on a déjà relevé ce phénomène à propos d'autres événements américains ces derniers mois (2).
Pour comparaison, nous citons un extrait d'un livre (publié en 1931) bien illustratif de la période (3), également sur l'irrésistible offensive américaine. « [L'Amérique] a le sentiment de la victoire. Elle sent “son heure” arriver. Les autres pays le croient aussi. L'américanisation de l'Europe et du monde avance. Les nations sont fascinées par l'éclat du vainqueur, parfois tout en le détestant. Les Américains ne doutent de rien. Ils sont sûrs d'être le peuple élu. Nous appelons notre pays “God's country”, le pays de Dieu. Les affaires sont pour nous comme une religion dont nos dirigeants sont les prêtres. [...] Trop sages pour essayer de gouverner le monde, nous nous contenterons de le posséder. Rien ne nous arrêtera jusqu'au jour où le coeur même de notre empire financier tombera en décrépitude, comme dans tous les empires. Naturellement, la suprématie américaine sur le monde est une éventualité assez peu plaisante à envisager [...] [A]près tout, notre suprématie ne sera pas pire que celles qui l'ont précédée. Nos armes sont l'argent et les machines. Les autres nations en veulent. Notre matérialisme vaut le leur. C'est pourquoi notre triomphe est si facile et si inévitable. »
Ici, nous tirerons une première conclusion, qui place déjà les gesticulations de Peters dans une perspective historique typiquement américaine : ce formidable besoin de conquête à fort caractère nihiliste, cette affirmation de volonté de puissance d'un nietzschéisme complètement dénaturé et trahi est une constante de l'américanisme. L'attitude relève à notre sens d'une pathologie collective caractérisée par l'absence de dessein ou de projet civilisateur historique par absence de référence historique passée, et qui est fortement signalée par un malaise de tous temps présent dans la substance même du paradoxal Projet américain (paradoxal bien sûr parce que Projet théorique et mythique, sans projet au strict sens historique du terme ...) Ce que nous désignons comme une pathologie par rapport aux réalités historiques implique que le dessein de l'avancement sans fin et sans retenue de la puissance américaine est laissé à l'intervention divine, au caractère divin de la destinée (évidemment “manifeste”) de l'Amérique.
Lorsque nous parlons de pathologie, ce n'est pas gratuitement. On rappellera ici les travaux du psychiatre américain Beard, qui, le premier, isola (en 1880) le symptôme de la neurasthénie et l'appliqua au cas américain : « [L]e diagnostic tombe. Il est brutal : l'Amérique est malade, » explique un commentateur (4).
L'idée d'une pathologie collective est acceptable pour l'Amérique. Par la force du conformisme qui structure sa société et rejette l'opposition dans une marginalité qui en fait une “dissidence” souvent accusée, comme par antithèse révélatrice, d'être elle-même une pathologie, ce pays établit un lien très fort entre ses caractéristiques collectives et les comportements individuels. On peut donc émettre un jugement général et collectif qui rende compte assez justement des comportements individuels, et renvoie à d'autres jugements, souvent intuitifs et de simple bon sens (au diagnostic « l'Amérique est malade » de Beard, correspond la remarque de Henry Miller « [Les Américains sont] secrètement inquiets » ; ou celle du professeur de littérature américaine Albert-J. Guérard écrivant en 1946 qu'« il n'y a pas de mythe aussi simpliste que celui, si commun, qui représente les Américains comme “optimistes” ».)
Ces diverses variations psychanalytiques, qui rejoignent nombre d'oeuvres intuitives d'artistes et d'essayistes et rencontrent parfois quelques constats parcellaires de sociologues, constituent un corpus général capable de nous suggérer une explication très vaste d'un malaise qui n'a jamais complètement quitté l'Amérique, qui est particulièrement adaptée à l'Amérique et s'exprime remarquablement dans le Système qui conduit sa destinée ; l'Amérique est ce pays qui refuse l'Histoire en général, et ce pays sans véritable passé qui façonne sa propre histoire dans les studios d'Hollywood pour la faire correspondre aux nécessités du présent (5). D'où le constat qu'effectivement, la maladie nerveuse de la civilisation répond bien au cas américain (et moins aux cas d'autres pays qui sont eux “historiques”, plus attachés à leur passé) : « Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation, écrit encore Beard. En effet, nous ne pouvons avoir la civilisation et tout le reste ; dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée. »
Beard assimile essentiellement “le mal américain” à une neurasthénie causée par le rythme de la civilisation moderne (« La nervosité américaine est le produit de la civilisation américaine. ») Dans son livre sur la neurasthénie, il égrène les 53 « symptômes caractéristiques » de cette maladie, jusqu'au plus terrible de tous : « la peur de tout. » Celui-là sera retenu comme caractéristique particulièrement frappante de l'Amérique.
Ainsi présentons-nous une hypothèse applicable à l'Amérique telle que l'a développée son Système, et d'une certaine façon au modernisme tout entier dont l'Amérique est évidemment la représentation la plus extrême : à l'énergie continuelle pour une marche en avant correspond cette « peur de tout. » Celle-ci transforme la marche en avant à la fois en une “marche forcée” et en une “fuite en avant”. Les périodes heureuses où existe une immanence indiscutable pouvant figurer comme une référence historique, fabriquée ou pas, semblent dissiper le malaise. Ce fut le cas de la guerre froide où l'immanence communiste semblait justifier toutes les énergies modernistes de l'Amérique et dissiper le malaise américain malgré les outrances extraordinaires qu'elle justifiait. Le maccarthysme fut bien accepté par les Américains, il n'interféra en rien dans un optimisme retrouvé qui s'exprima dans l'expansion économique apaisée des années Eisenhower. L'effort de développement du programme spatial menant au programme Apollo de conquête de la Lune, entrepris en 1957-58, fut décrit comme « très proche de l'utilisation de toutes les capacités de la nation. La NASA menait un effort de mobilisation jugé impossible sauf en temps de guerre. » Lorsque Kennedy proposa une coopération spatiale à l'URSS, en septembre 1963, l'initiative fut condamnée dans les mêmes milieux industriels non par opposition politique mais parce qu'une telle possibilité « frustrerait des millions de travailleurs du sens patriotique de l'extrême urgence. » (6) Mais cette sorte de mobilisation est fragile et apparaît à la réflexion comme un masque plaqué précipitamment sur l'affreuse réalité. La peur existe toujours et va se loger dans des recoins inattendus et bientôt révélateurs. Ces mêmes années cinquante de l'optimisme américain furent aussi une période où transparut la peur ontologique de l'Amérique (en attendant la révolte, puisque c'est dans les années cinquante que la révolte des années soixante prit ses racines définitives.) Dans une émission de la BBC (7), on entend le chanteur (noir) de rock and roll Little Richard exposer que le rock àses premiers débuts (1954-55) fut la première diffusion nationale de la culture noire aux États-Unis (« Rock and roll est le nom que les Blancs ont donné à notre rythm and blues, rien d'autre, » explique, goguenard, le producteur de disques [noir] Ron Bartolomew.) Comment Little Richard percevait-il la levée de boucliers contre le rock à cette même époque de ses premiers débuts, avant la notoriété du blanc Elvis Presley ? « Devant cette affirmation de notre identité culturelle noire, les blancs ont eu peur pour leur propre identité. »
Ainsi, par ce biais inattendu qui montre l'universalité du problème, on en revient au major Peters. Sa description pas loin d'être hystérique de l'offensive culturelle nihiliste apparaît alors moins comme un accident, une aberration, que comme l'expression, certes outrancière jusqu'à la caricature mais réelle, d'une tendance bel et bien en marche. La globalisation culturelle, le soi-disant “modèle universel américain” allant de Disney à MacDonald et imposable au monde entier, n'est pas autre chose qu'une machine destructrice des identités (y compris les multiples identités américaines) au profit d'un nivellement informe et non-identifiable ; c'est-à-dire un mouvement qui inspire évidemment et nourrit logiquement les outrances de Peters. Notre hypothèse est qu'il s'agit là de la poussée extrême de cette « peur de tout » qui concerne d'abord, dans le cas américain et à la lumière des explications de Beard, la peur américaine d'être réduit par les autres identités, bien plus affirmées et spécifiques. L'absence de référence historique du Système de l'Amérique officielle (« la perte de la région traversée ») est le moteur même de cette peur. On a souvent identifié, au début des années quatre-vingt-dix, principalement comme une crise de l'identité américaine (8) ce qui était alors perçu de façon vague comme la crise américaine de l'après-guerre froide. Que le triomphalisme de Clinton ou l'extrémisme du nihilisme jubilatoire de Peters ait remplacé la “crise” ne change rien au diagnostic.
Nous voulons proposer avec cette analyse et ces hypothèses une explication générale qui devrait permettre d'apprécier convenablement autant le texte de Peters que le triomphalisme de Clinton ou l'expansionnisme globalisant de Disney. Il y a en effet un comportement spécifique du Système de l'Amérique, évident aujourd'hui dans les rapports des États-Unis avec leurs alliés, sa prétention non à régenter le monde mais à le transformer (au sens substantiel du mot) à son image, qui nous pose un gigantesque problème. L'Amérique apparaît finalement comme elle-même déstabilisée encore plus que déstabilisatrice (bien qu'elle le soit, bien sûr), alors que sa situation intérieure est en apparence très équilibrée et très stable. Cette déstabilisation est un phénomène quasiment psychologique, ce qui ne doit pas nous étonner avec l'Amérique car nous en avons déjà vu des manifestations (la Grande Dépression fut autant sinon plus de caractère psychologique, par l'abattement extraordinaire qui saisit la population, que de caractère purement économique.) La nouveauté qu'introduit le texte outrancier de Peters est qu'il transporte la problématique sur un plan essentiel, celui de la culture. Que cela vienne d'un officier de l'U.S. Army, écrivant dans une revue doctrinale de ce corps, n'en est que plus caractéristique. Il y a là-dedans de quoi faire réfléchir.
Peters décrit une possibilité apocalyptique dont les potentialités existent aujourd'hui. Cela permet de mieux tenter d'embrasser le phénomène américain, et, au-delà, le phénomène moderniste lui-même. Cela permet également d'entrevoir les normes de ce qui pourrait être un affrontement d'un nouveau type, comme nous n'en avons jamais connu auparavant.
La “guerre culturelle” telle qu'elle se dessine n'est pas la guerre d'une culture contre une autre. Il ne peut vraiment y avoir de “guerre” d'une culture contre une autre : il y a des rapports, des échanges, des influences, et le résultat peut être effectivement qu'une culture décline (mais plus souvent elle se transforme). Il s'agit d'un processus somme toute naturel, et surtout exempt d'agressivité prédatrice. Ce n'est pas ce que Peters nous propose. Il suggère l'agression caractérisée, la destruction programmée, l'empoisonnement des autres cultures.
L'essentiel à considérer est ce que cette sorte de réflexion suppose de malaise et de mal-être cachés. Elle rejoint une crise plus générale, que l'Amérique exprime bien plus que n'importe quel autre pays, mais qui affecte d'une façon ou l'autre toutes les nations et tous les systèmes, et qui ne présente aucune cohérence puisqu'elle prévoit aussi bien de s'attaquer à une partie de soi-même. Cette crise est la menace de mort portée contre l'identité, c'est-à-dire l'être soi-même. Ainsi chemine-t-on au milieu des signes de ce qui est non pas une crise de civilisation, mais la crise de la civilisation tout court. « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient touchés » : c'est en tout cas l'actuel état du monde.
(1) Parameters, Summer 1997, pp. 4-14.
(2) Voir notamment notre rubrique de defensa, dd&e Vol12, n°11 ; notre rubrique Contexte, dd&e Vol12, n°17.
(3) “L'Amérique conquiert l'Angleterre”, Ludwell Denny, paru en traduction française chez Gallimard, 1933.
(4) Cette citation ainsi que celles qui suivent (dont des citations de Beard) sont extraites de l'article de Patrick Di Mascio “Les tyrannies de l'idéal : le mal américain et ses remèdes (1880-1918)”, dans “L'Amérique comme modèle, l'Amérique sans modèle”, édité sous la direction de Jacques Portes aux Presses Universitaires de Lille (1993).
(5) Voir notamment “Screening History”, de Gore Vidal.
(6) Paul Mann, Aviation Week & Space Technology, 12 août 1991, “Fear Makes a Dream Come True”.
(7) Premier épisode de la série “Dancing in the Street”, diffusé sur Canal Plus le 29 juin 1997.
(8) Voir les deux articles de William Pfaff “Post-Cold War Search for U.S. Goals” et “Post-Cold War Anxiety : Deep and Tangle Roots”, des 11 et 12 février 1992 dans l'International “Herald Tribune”.
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9 février 2006 – On se rappelle que nous fîmes grand cas in illo tempore de l’analyse de Ralph Peters, que nous surnommâmes affectueusement “le Barbare jubilant”. Depuis, Peters a confirmé son importance dans la pensée destructrice et prédatrice caractéristique de l’étrange nouvelle stratégie américaine. Chroniqueur écouté (au New York Post), écrivain prolifique, plus ou moins neocon mais plutôt plus que moins, Peters est un bulldozer dont la trace chenillée est indispensable à la compréhension de la pensée stratégique américaniste.
Et puis, nous tombons sur ce texte de Peters, publié dans le Weekly Standard (cathédrale du mouvement neocon) du 6 février 2006. Le titre est provocateur mais excellemment trouvé : The Counterrevolution in Military Affairs. Ce texte est bouleversant par rapport à ce que fut la pensée de Peters, notamment par rapport à cet autre texte [de 1997], Constant Conflicts.
Rien n’a changé dans les emportements, les passions, l’espèce de machisme du verbe si caractéristique de la dialectique, voire du style des neocons, et particulièrement de Peters. Pourtant, tout est différent.
The Counterrevolution in Military Affairs n’est pas un mauvais texte, après l’excellent titre qui est comme la contradiction mortelle du Revolution in Military Affairs (RMA), cette drogue dialectique et méthodologique qui affecte l’esprit des militaires US depuis 15 ans et infecte celui de leurs alliés européens. (RMA propose en gros une transformation du monde par la transformation du cadre général de la guerre. RMA présuppose que les conditions générales du monde où se déroulera la guerre, y compris le bon vouloir et la psychologie des adversaires, sera celui qui rend RMA absolument pertinent et, par conséquent, absolument nécessaire.) Peters passe à la moulinette tous les fondements de la RMA, notamment la centralisation et l’appel systématique aux technologies. Toute cette infrastructure est ridiculisée par rapport à l’efficacité exceptionnelle des voitures-suicide.
Lisez donc ces jugements plein de bon sens de notre “Barbare jubilant” :
• « …but too many of our military and civilian leaders remain captivated by the notion that machines can replace human beings on the battlefield. »
• « We are seduced by what we can do; our enemies focus on what they must do. »
• « At the other extreme, a war with China, which our war gamers blithely assume would be brief, would reveal the quantitative incompetence of our forces. »
• « There is, in short, not a single enemy in existence or on the horizon willing to play the victim to the military we continue to build. »
• « We will not be beaten, but we may be shamed and embarrassed on a needlessly long road to victory. »
• « Not a single item in our trillion-dollar arsenal can compare with the genius of the suicide bomber — the breakthrough weapon of our time. Our intelligence systems cannot locate him, our arsenal cannot deter him, and, all too often, our soldiers cannot stop him before it is too late. A man of invincible conviction — call it delusion, if you will — armed with explosives stolen or purchased for a handful of soiled bills can have a strategic impact that staggers governments. Abetted by the global media, the suicide bomber is the wonder weapon of the age. »
• « In the Cain-and-Abel conflicts of the 21st century, ruthlessness trumps technology. We refuse to comprehend the suicide bomber's soul — even though today's wars are contests of souls, and belief is our enemy's ultimate order of battle. We write off the suicide bomber as a criminal, a wanton butcher, a terrorist. Yet, within his spiritual universe, he's more heroic than the American soldier who throws himself atop a grenade to spare his comrades: He isn't merely protecting other men, but defending his god. »
•« We are trained to think in terms of cause and effect — but the suicide bomber merges the two. The gesture and the result are inseparable from and integral to his message. Self-destruction and murder join to become the ultimate act of self-assertion. »
• « We live in a new age of superstition and bloodthirsty gods, of collective madness. Its icons are the suicide bomber, the veil, and the video camera. »
• « All of our technologies and comforting theories are confounded by the strength of the soul ablaze with faith. Our struggle with Islamist terror (other religious terrors may haunt our descendants) has almost nothing to do with our actions in the Middle East. It's about a failing civilization's embrace of a furious god. »
• « Faith is the great strategic factor that unbelieving faculties and bureaucracies ignore. It may be the crucial issue of this century. »
• « As for our military technologies, how, exactly, would an F/A-22 destroy the Chinese will to endure and prevail? How would it counteract a hostile media? »
• « We need to break the mental chains that bind us to a technology-über-alles dream of warfare — a fantasy as absurd and dated as the Marxist dreams of Europe's intellectuals. Certainly, military technologies have their place and can provide our troops with useful tools. But technologies are not paramount. In warfare, flesh and blood are still the supreme currency. And strength of will remains the ultimate weapon. Welcome to the counterrevolution. »
Tout cela est bel et bon, même si certains développements de Ralph Peters peuvent être contestés. Mais, ici, l’intérêt est de voir d’où vient Peters. Dans son texte cité plus haut se trouvent des propositions fondamentales qui sont l’exact contraire de ce qu’il nous chante aujourd’hui. En 1997, la technologie américaine, la culture américaine, la maestria américaine dans le maniement des outils des nouvelles technologies de la communication, allaient totalement marginaliser les extrémistes islamistes archaïques (et, aussi, certaines catégories dépassées de la population américaine). Dix ans plus tard, Peters dénonce avec fureur l’archaïsme paradoxal de la technologie américaine, il reconnaît la puissance paradoxale et l’efficacité de l’action des islamistes archaïques. (Il pourrait ajouter que les groupes les plus influents de la politique US aujourd’hui sont des groupes archaïques, des évangélistes chrétiens radicaux.)
Ci-dessous, quelques extraits significatifs du texte de 1997.
• « The radical fundamentalists — the bomber in Jerusalem or Oklahoma City, the moral terrorist on the right or the dictatorial multiculturalist on the left — are all brothers and sisters, all threatened by change, terrified of the future, and alienated by information they cannot reconcile with their lives or ambitions. They ache to return to a golden age that never existed, or to create a paradise of their own restrictive design. They no longer understand the world, and their fear is volatile. »
• « …The attempt of the Iranian mullahs to secede from modernity has failed, although a turbaned corpse still stumbles about the neighborhood. Information, from the internet to rock videos, will not be contained, and fundamentalism cannot control its children. Our victims volunteer. »
• « These noncompetitive cultures, such as that of Arabo-Persian Islam or the rejectionist segment of our own population, are enraged. Their cultures are under assault; their cherished values have proven dysfunctional, and the successful move on without them. »
• « The laid-off blue-collar worker in America and the Taliban militiaman in Afghanistan are brothers in suffering. It is a truism that throughout much of the 20th century the income gap between top and bottom narrowed, whether we speak of individuals, countries, or in some cases continents. Further, individuals or countries could ''make it'' on sheer muscle power and the will to apply it. You could work harder than your neighbor and win in the marketplace. There was a rough justice in it, and it offered near-ecumenical hope. That model is dead. »
• « In defense of its interests, its citizens, its allies, or its clients, the United States will be required to intervene in some of these contests. We will win militarily whenever we have the guts for it. »
Curieuse évolution, qui éclaire d’une manière singulière l’évolution moderniste de notre temps, et de la civilisation occidentale en général. Bref — et à part, mon Dieu, la contradiction fondamentale, — le texte de Peters est excellent.
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