Goldman Sachs’ blues

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Goldman Sachs’ blues

20 juillet 2009 — Sans doute est-ce la futée Arianna Huffington, suffisamment habile pour être assez progressiste tout en ne l’étant pas trop, sans doute est-ce elle, – avec l’aide du Wall Street Journal, rien que cela, – qui résume le mieux l’affaire. Nous parlons, disons, du “sentiment de l’affaire”, du sentiment qui règne, de l’état d’esprit, voire de l’état d’âme si cette chose a encore droit de cotation à Wall Street et de citation chez les intellectuels français qui jugent… Mais bref, – brisons là ces interminables phrases dont dedefensa.org a le sordide secret et passons à Arianna. En fait son propos se résume à sa dernière phrase, bien dans la tradition littéraire où la conclusion doit nous dire tout du propos: «We've reached the point where the only people defending the administration's Wall Street policies are the people benefiting from them – or their good friends, Tim Geithner and Larry Summers.»

Dans son commentaire en date du 16 juillet 2009, évidemment sur HuffingtonPost, la pétulante Arianna se contente, pour faire triompher sa cause, de citer et de commenter deux articles, dont l’éditorial du 16 juillet 2009, du Wall Street Journal. Elle nous confie qu'elle aurait pu en être l’auteur:

«You know that this way of looking at financial policy is dead and buried when Rupert Murdoch's pride and joy is publishing takes that I could happily have written myself.»

Tout le monde semble donc, pour cette fois, d’accord à propos de «ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal», – Goldman Sachs. (Parmi les articles qu’Arianna a empruntés pour mettre en place sur son site, illustrer son propos et renforcer sa cause qui s’avère décidément unanimemnt partagée, on trouve celui, fort court, que Bloomberg.News a consacré, le 15 juillet 2009 aux éclats de Henri Gaino, auxquels nous-mêmes avions cru bon, à nos risques et périls, de nous intéresser. Collusion et fascination, en vérité.)

Il est somme toute assez étrange, après la somme impitoyable de catastrophes scandaleuses et de scandales catastrophiques dont nous a abreuvés cette crise, de voir une telle levée de boucliers à l’occasion de l’annonce des bénéfices et des bonus que Goldman Sachs s’octroie à lui-même et à ses dirigeants bien-aimés. Vrai, il faut entendre tonner le WSJ contre “Goldie Mac” (ou “Fannie Sachs”, après tout), – et, ainsi, résumant toute l’affaire en quelques formules joliment enlevées:

«Goldman will surely deny that its risk-taking is subsidized by the taxpayer – but then so did Fannie Mae and Freddie Mac, right up to the bitter end. An implicit government guarantee is only free until it's not, and when the bill comes due it tends to be huge. So for the moment, Goldman Sachs – or should we say Goldie Mac? – enjoys the best of both worlds: outsize profits for its traders and shareholders and a taxpayer backstop should anything go wrong.»

Les frères en religion partagent en général cette analyse brutale. C’est ce qu’observe François Leclerc, sur le site PaulJorion.com, le 18 juillet 2009, lorsqu’il rapporte une remarque en passant de The Economist: « Il faut être un habitué de “The Economist” pour apprécier ces propos assez inhabituels dans ses colonnes, dans un article à propos des résultats de Goldman Sachs: “Certains seront frappés et les considéreront comme obscènes, étant donné l’ampleur du soutien public nécessaire au maintien de l’entreprise… ”»

Que dire de plus, après un tel déluge, pour ponctuer cette revue bien erratique des commentaires soulevés par l’événement? Pourtant, oui, en passant à un autre registre. Il s’agit de William Pfaff, qui, d’Athènes, le 16 juillet 2009, nous parle du capitalisme, de l’argent et du dieu Midas…

«…Now, to Midas.

»In the June 19 issue of the (London) Times Literary Supplement, the Exeter University classicist Richard Seaford elaborates on an argument he first made in 2004 in a book called “Money and the Early Greek Mind.” This proposed that “the pivotal position of the Greeks” in the world culture of the period they dominated came largely from their invention of money.

»Until money, an individual’s possible possessions had to be tangible, useful, and necessarily limited enough to enjoy and control. One can directly possess only so much property, herds, ships, or enjoy so much food, sex, honors, reputation, and so on, before being satisfied (or sated). But you cannot possess too much money, because money is fungible, transferable, portable, and theoretically unlimited in quantity.

»Money thus isolates the individual because it removes him from the real world of relationships, property, and useful things, to the world of potentially unlimited possession of something whose essential characteristic is that in itself it is useless, while its possession is potentially unlimited. It destroys limits in society and in human relations because it places the individual, or a society, in a position, as Seaford says, of “predatory isolation.”

»This was the plight of Midas. He could not drink, eat, touch, or love, because anything and everything he touched turned to gold. He bore the worst of curses – which he had himself invited, by asking that all he touched would turn to gold. He begged the god Dionysus for mercy, who lifted the curse. Who will lift the curse from us?»

Qui sera notre Dionysos? Pour l’instant, certes, pas de réponse, mais le constat qu’entre Goldman Sachs et la réflexion de William Pfaff, il y a de moins en moins d’espace laissé à la réflexion, de moins en moins d’élan de proposition, le tout étant laissé plutôt à la récrimination. La crise qui se résout selon les vœux du système, c’est-à-dire en n’étant résolue en strictement rien et en préparant des chocs prochains, réduit de plus en plus l’espace du compromis et de la réforme et nous projette dans des positions extrêmes. C’est un processus classique de montée aux extrêmes, – effectivement, une attitude classique de notre époque et de la politique (idéologie et instinct) qui la caractérise.

Le “Moment Goldman Sachs”

Il nous faut apprécier et peser ce moment où, à l’occasion d’un événement qui n’est pas sans intérêt ni signification mais qui n’est pas pour autant de la sorte qui bouleverse le monde, l’accord des esprits semble s’être fait pour mesurer le gouffre béant des choses qui conduisent aujourd’hui notre destin. Cet événement, c’est l’“affaire Goldman Sachs”, qui n’en est pas une stricto sensu, mais qui a pris en un instant les dimensions d’un symbole écrasant, – quelque chose comme le “Moment Goldman Sachs”. Nous n’y penserons plus demain mais aujourd’hui, pour quelques jours, le même souffle a glacé les âmes. En se gardant de jouer les oracles, on peut tenter de trouver une image de la crise dans sa phase actuelle, dans l'examen de la philosophie des bonus des dirigeants conformes de Goldman Sachs.

Il y a là quelque chose d’une signification profonde, à la mesure de l’abysse. En effet, cette préoccupation scandalisée, cette fureur générale, n’a pas de raison d’être, – on veut dire, pas plus que toutes les diverses opérations lancées depuis 9/15, et généralement approuvées, du bout de la plume ou avec enthousiasme, selon le quartier d’où l’on observe la chose. Quand le Wall Street Journal, cette “capitalist Bible” comme l’écrit Arianna, s’enflamme contre Goldman Sachs parce que Goldman Sachs reçoit l’aide du gouvernement, c’est-à-dire, bien entendu, symboliquement et concrètement, l’argent du contribuable, – pour permettre aux patrons de Goldman Sachs d’empocher des bonus conséquents en récompense de leurs sottises conduites à terme, et aux contribuables de s’abîmer dans le chômage, – qu’est-ce que croit donc le Wall Street Journal? Goldman Sachs ne fait qu’appliquer la consigne.

L’on sait bien que l’“intervention” du gouvernement de Washington n’en est pas une, qu’il s’agit simplement de la vertueuse redistribution des richesses, mode-turbo Wall Street. Le capitalisme du XXIème siècle ne nous dit-il pas que tout passe par les banques, qu’il s’agit coûte que coûte d’assurer leur fortune puisqu’après elle, naîtra, dans un futur indéfini mais inéluctable, la fortune des autres. La formule est idéale, sans aucun doute, et idéalement ajustée au modèle capitaliste pur dans son application, celui où, finalement l’argent public doit servir à tonifier certaines puissances et leurs capitaines dont il est avéré que les pratiques et la clairvoyance en font les véritables éclaireurs et bâtisseurs de la prospérité de demain, – en ce sens, Goldman Sachs comme une sorte d’“avant-garde du prolétariat” capitaliste.

Rien n’a changé depuis 9/15 et depuis avant 9/15 parce qu’on ne change pas une formule qui gagne, – car elle gagne, comme le prouve l’actuelle mésaventure de Goldman Sachs et de ses dirigeants. Le système est ainsi fait qu’il est irréformable, non par impuissance, non par travers technique, mais simplement parce qu’il n’est pas concevable qu’il soit réformé. Puisqu’“on ne change pas une formule qui gagne”, on ne la réforme pas davantage.

Rien n’a changé, rien du tout, des conditions qui ont conduit à 9/15. Par conséquent, l’aventure de Goldman Sachs est, dans le paysage général, la plus conforme au modèle qu’on puisse imaginer, la plus respectueuse des règles, la plus “morale” dans le sens du modèle qui continue à être proclamé comme le seul concevable pour l’avenir de l’humanité. Qu’il y ait eu une telle réaction furieuse et gênée montre une fragilité de la psychologie qui n’apparaissait pas lors des crises précédentes. En 1932, le secrétaire au trésor Mellon disait au président Hoover, qui s’inquiétait du sort des hordes de chômeurs traînant dans les rues, qu’il s’agissait d’une opération fort naturelle de darwinisme social, qu’ainsi on se trouverait débarrassé de tous les va-nu-pieds, les jean-foutre et les tire-au-flanc qui compromettent le développement vertueux des choses.

Aujourd’hui, on n’a plus de ces convictions du temps de la Grande Dépression, et le rétablissement du système dans son modèle initial se fait sur la pointe des pieds et avec une mauvaise conscience visible. La triomphale campagne du printemps, des “green shoots” ou “premières pousses”, exigeait, pour donner tous ses fruits dans le champ de la conscience, que la conviction fût réinstallée dans les âmes et dans les cœurs. Le “Moment Goldman Sachs”, suivant le choc précédent montrant que le chômage continue à s’étendre, nous montre au contraire que le système est bien mal préparé aux futurs chocs qui, bien entendu, ne sauraient être évités. Le constat évident que rien n’a changé dans la structure de la chose ne concerne que les formes et les mécanismes. Pour le reste, il apparaît bien que le ver est dans le fruit, c’est-à-dire le doute dans l’esprit et la psychologie fragilisée à mesure. C'est là le signe le plus inquiétant du monde, cette impuissance au “retour à la normale” de la psychologie, laquelle, lorsqu'elle lui est toute acquise, reste l'écrin dans lequel le système peut se sentir vertueux et assurer la pérennité de sa légitimité.