Gorbatchev encalminé dans la tempête…

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Gorbatchev encalminé dans la tempête…

6 février 2009 — La rapidité étant la marque des événements en cours, même lorsqu’il s’agit d’“événements” dont l’effet est de bloquer la marche “des événements en cours”, faut-il s’étonner de commencer à lire des appréciations sur le sort d’Obama qui se trouverait de plus en plus freiné, – on n’ose écrire encore “paralysé”, – dans ses entreprises réformistes (si “entreprises réformistes” il y a, au fait), – et, surtout dans sa lutte contre la Grande Crise? On ne s’en étonne pas puisqu’on ne s’étonne plus de rien dans une époque aussi riche en prolongements inattendus et imprévus.

On lit déjà par ailleurs, dans un Bloc-Notes d’aujourd’hui, combien un climat extrêmement partisan règne actuellement à Washington. C’est une caractéristique générale très amère, très lénifiante après l’enthousiasme de la période entre l’élection d’Obama et son inauguration, et ses premiers jours de gouvernement. Bien entendu, tout cela est assombri, écrasé par la crise, dont les nouvelles sont chaque jour plus désespérantes, plus pressantes, plus affolantes. Il y a également certains à-coups, certaines erreurs de conduite de la nouvelle administration, qui participent à l’alourdissement du climat. L’affaire du retrait précipité du l’ancien sénateur démocrate Tom Daschle du gouvernement Obama, dit-on, n’est pas la moindre et porte un coup sévère aux plans intérieurs d’Obama.

Tom Daschle, ancien chef du parti démocrate au Sénat, est un homme de grande expérience dans les questions de santé publique, auteur d’un livre de référence sur cette question. Il a soutenu Obama dès l’origine et a été constamment un proche du jeune sénateur, puis du candidats à la présidence. Daschle, nommé au ministère équivalent de notre Santé Publique, était un homme-clef dans le dispositif politique d’Obama, un conseiller très proche et un inspirateur d’une éventuelle politique intérieure avec une dimension “sociale”. L’affaire qui l’a poussé à se retirer n’est pas excessivement pendable, si on la compare aux affolantes nouvelles concernant les bénéfices, bonus et autres dans le domaine financier qui s’est écroulé à Wall Street. C’est une question d’impôts non réglés, et aussi d’une voiture de fonction avec chauffeur fournie à Daschle par un de ses clients étrangers et richissimes dans ses affaires privées. Deux autres membres de l’administration Obama ont eu des problèmes fiscaux, dont l’une (Nancy Killefer, nommée “Chief Performance Officer” dans l’administration) a préféré se retirer. Dans ces cas également, les affaires sont mineures mais elles tombent sous le coup de la loi (pas les bonus et les extravagants bénéfices de Wall Street) et l’obligation disons de “vertu apparente” du système, extrêmement codifiée, joue à plein. Ces départs contribuent fortement à une impression de début de discrédit, de mise en cause de la compétence de l’administration Obama. Cela nous semble complètement excessif, mais cette sorte de circonstance, – contrôle rigoureux de ce qui peut faire un problème de relations publiques et de “politiquement correct” (ou “moralement correct”?) selon les normes conformistes chez les hauts fonctionnaires, – est devenue une des règles impitoyables du fonctionnement du système. L’administration Obama n’a pas su éviter le champ de mines.

Accessoirement, l’on relève également les premiers bruits de mésentente au sein de l’équipe Obama, dans ce cas, au sein du groupe le plus important puisqu’il s’agit de l’équipe économique chargée de la lutte contre la crise. Il s’agit d’une mésentente qui devient publique entre Paul Volcker et Lawrence Summers, deux personnalités de grand poids, qui ont triomphé dans l’établissement du système actuel, et qui sont évidemment choisies pour réparer les conséquences catastrophiques des tares du même système. (Comprenne qui pourra mais poursuivons.)

Bloomberg.News en fait un rapport ce 5 février: «Paul Volcker has grown increasingly frustrated over delays in setting up the economic advisory group President Barack Obama picked the former Federal Reserve chairman to lead, people familiar with the matter said. Volcker, 81, blames Obama’s National Economic Council Director Lawrence Summers for slowing down the effort to organize the panel of outside advisers, the people said. Summers isn’t regularly inviting Volcker to White House meetings and hasn’t shown interest in collaborating on policy or sharing potential solutions to the economic crisis, they said.»

Autre cas, l’affaire du “stimulus plan”, pièce fondamentale de la priorité de l’administration Obama, la lutte contre la crise, connaît une infortune assez proche, dans tous les cas dans ses avatars d’un cheminement sans gloire au Congrès. Mais il y a pire dans cette mesure où les tractations en cours, les difficultés dans les négociations, les manœuvres diverses, commencent à avoir un sérieux impact sur le public, jusqu’à porter ombrage à l’intérêt et à l’efficacité attendue de la mesure. Il s’agit là d’une affaire encore plus sérieuse dans l’immédiat que le départ de Daschle, dans la mesure où l’on touche directement et d’une façon fâcheusement révélatrice au domaine essentiel de la popularité du nouveau président.

Selon Bloomberg.News ce 5 février: «Americans voice growing concern over the cost of President Barack Obama's economic stimulus plans and assail as a weakness the disagreement in Washington over how to spend the money. Two opinion polls show support dwindling. In a Rasmussen Reports survey, 37 percent of Americans backed the legislation in Congress, down from 45 percent two weeks ago, while 43 percent opposed it. In a Gallup opinion poll, 38 percent wanted the bill passed as it stood while 37 percent wanted major changes.

»Obama's fellow Democrats and rival Republicans in Washington are looking for signs of shifting opinion over the landmark bill meant to help rescue the U.S. economy from its worst recession since World War Two. Even Democratic voters have reservations. Some voters decry a lack of political consensus; others argue the government should do more to explain the plan's benefits to voters. Obama took office on January 20.»

Le président Obama est conscient de cette situation et lance un appel au public. Dans le Guardian de ce jour: «Barack Obama began drawing down on his political capital to protect his economic rescue plan yesterday, saying the package was a crucial part of his election promise to bring change to Washington. In appeals to voters, he said the plan was essential to the change Americans voted for last November when they elected him.» Cet appel est sans doute nécessaire, sans que l’on sache s’il sera suffisant, et avec parfois quelques doutes à l'esprit. Le résultat net, pour l’instant, est de faire paraître Obama sur la défensive; mais non, plus que “paraître”, d’ailleurs, effectivement Obama est sur la défensive. Cela, deux semaines après une inauguration que tout le mode s’accordait à considérer comme évidemment triomphale. Nous sommes dans une turbo-époque.

…Et les gens sérieux s’inquiètent, non, – paniquent, en vérité, car nous sommes “au bord de l’abîme”. Paul Krugman nous dit, ce 6 févier que l'Amérique est “sur le fil du rasoir”, position inconfortable s’il en est. Le Progress Report, également du 6 février, nous rapporte les exclamations d’Obama, parlant des dignes sénateurs (“Est-ce que ces types sont sérieux?”)…

«Yesterday, President Obama strongly condemned members of both political parties for characterizing the economic recovery package before Congress as a “pork” spending plan for pet projects: “[W]hen you hear these attacks deriding something of such obvious importance as this, you have to ask yourself, ‘Are these folks serious?’” Despite the loss of 600,000 jobs last month alone, debate over the American Recovery and Reinvestment Act of 2009 has been reduced to petty bickering over extremely small portions of the overall recovery plan. Marching to Rush Limbaugh's drumbeat, conservatives spent all week on cable news caricaturing tiny portions of the bill – including provisions that they had previously supported – in order to score political points and embarrass the Obama administration. But these antics have distracted Washington from “the reality that we may well be falling into an economic abyss”...»

Voici l’“encalminage paroxystique”…

Disons-le aussitôt, car c’est bien ce qui nous arrête principalement: ce rythme, ce changement des tendances, la rapidité des événements, la volatilité des opinions et des soutiens, tout cela constitue un phénomène d’une très grande puissance et d’une très grande originalité. Il faut avoir à l’esprit que l’administration Obama a aujourd’hui 17 jours d’activité, que nous sommes passés de l’enthousiasme de l’inauguration au constat que cette inauguration était assombrie par les perspectives évoquées par Obama, à l’hyper-activité des premiers jours, maintenant à ce qu’on pourrait désigner, selon une audace néologique évidente et raisonnable, l’“encalminage” de cette même administration. Une source diplomatique française observait hier, se référant aux seules erreurs commises par Obama, – y compris des “erreurs” comme le départ de Daschle: «A ce point, la réputation politique du président Obama a perdu une bonne part de son lustre. Obama a utilisé une portion notable de la tolérance pour les “erreurs de jeunesse” dont bénéficie tout nouveau président pour sa “lune de miel” avec le public.»

Ce jugement nous paraît fondé et il nous paraît cruel à la fois. Une “lune de miel”, dans le langage classique de la politicaillerie washingtonienne, c’est au moins les “cent jours” (les “cent premiers jours”). Nous en sommes à 17 jours! Non, il y a autre chose qu’une simple fluctuation naturelle au monde politique, autre chose que les erreurs éventuelles d’Obama, que la hargne des républicains, etc. Il y a un climat d’une extraordinaire exacerbation qui fait effectivement que les événements assez courants de la vie politique, notamment d’une administration à ses débuts, sont littéralement transmutés en des remous formidables qui bouleversent tout. Cette remarque, qui se veut absolue quant au climat que l’on tente de décrire, est relative quant à l’enchaînement des séquences; c’est aussi parce que l’enthousiasme de l’élection a été une exacerbation du sentiment public, c’est aussi parce que l’optimisme roboratif qui a accompagné l’observation de la transition d’Obama, et des premiers jours de son administration, a été une exacerbation du commentaire, – que le changement d’humeur à l’occasion du premier accroc, du comportement des républicains, etc., prend des allures funèbres également exacerbées dans l’autre sens, à partir desquelles on serait tenté de trancher: “Obama, c’est fini”… Mais pire encore, à l’intérieur même de ces constats existent d’autres comportements, qui sont des épisodes relatifs entre eux, qui sont exacerbés eux-mêmes par le même climat signalé, – et le comportement des républicains est un de ces phénomènes, comme le jugement qu'on a des perspectives immédiates de la crise.

Il y a désordre à Washington, et cela n’est pas nouveau. Ce qui l’est, nouveau (mais pas illogique, en fait, à l’intérieur de ce cadre de désordre), c’est l’exacerbation systématique des composants de ce désordre, pour la raison qu’on a dite, qui provoque ces hauts et ces bas extrêmes, ces tensions dans tous les sens. Bien entendu, la cause fondamentale est évidente, – l’on parle de la crise, de la pression qu’elle exerce sur les psychologies, sur les comportements, de la proximité de l’abîme et du fil du rasoir, etc. C’est bien la crise qui manipule Washington aujourd’hui, comme une tempête sans fin, dans tous les sens, et pas seulement l’administration Obama, puisque, finalement, tous seront victimes et comptables de l’effet général de la séquence qui sera obtenu.

Cela conclu, il reste qu’Obama va se trouver beaucoup plus vite qu’on pouvait attendre face à des choix, c’est-à-dire à des dilemmes, – et, à un moment, peut-être rapidement, face à un choix qui serait un, – le dilemme fondamental. Cet enchaînement de tensions contraires suscite une évolution vers une situation qu’on pourrait qualifier, en utilisant le néologisme déjà vu, d’“encalminage paroxystique”, – et, aussi, “encalminage paradoxal”. Le fait d’être encalminé, pour un navire usant des forces naturelles pour se déplacer (un voilier), c’est l’immobilité à cause de l’absence de vent; dans le cas qu’on décrit, c’est l’immobilité au milieu d’une tempête extraordinaire de puissance, mais qui est transcrite dans un tel désordre qu'on croirait presque à l'organisation, que toutes les forces qu’elle suscite finissent par s’annuler et imposer l’absence de mouvement. (Pourrait-on dire un “encalminage ‘à la cape’”? L’allure dite ‘à la cape’ étant une petite voilure, – grand’voile réduite d’une part, foc tourmentin d’autre part, les deux voiles bordées à contre et exerçant des forces contraires et qui s’annulent, – qui, dans une tempête, est censée immobiliser le voilier dans la position de plus grande stabilité possible, puisqu’avec la portance des voiles qui joue tout de même son rôle stabilisateur.)

Même si le “stimulus plan” est rapidement adopté (peut-être ce week-end), d’ailleurs avec divers aménagements nés de concessions réciproques qui vont nourrir des rancœurs selon sa fortune future et qui nourrissent déjà son impopularité, la probabilité grandit d’autres actions gouvernementales nécessaires pour tenter de bloquer l’évolution catastrophique actuelle, qui résonne dans tous les esprits et sous toutes les plumes. Il y aura à nouveau, très rapidement, des passes d’arme avec la minorité républicaine du Congrès, qui juge politiquement avantageux de tenir un rôle largement plus important que ce que devrait lui donner sa position politique, même si ce rôle s’avère profondément nihiliste. Il y a de fortes chances de voir se renforcer la situation d’“encalminage paroxystique”…

Dans tous les cas, et quelque examen de navigation classique qu’on fasse subir au barreur, la position d’Obama prend une voie délicate. On sait bien quelle en est la cause. On a déjà dit qu’au contraire de FDR en 1932-1933, à qui il devrait ressembler pourtant par divers aspects, Obama a écarté une politique de rupture pour une politique d’unité nationale, d’ailleurs avec les événements favorisant cette voie. Il est en train de découvrir que la politique d’unité nationale pourrait bien conduire à l’impasse décrite par l’allure de l’“encalminage paroxystique”. Si c’est le cas, les circonstances vont très vite le (re)mettre devant le dilemme qui n’aura été que repoussé depuis le choix à-la-FDR qu’il n’a pas fait: choisir la rupture (dans ce cas, l’affrontement avec les républicains, la dénonciations des républicains, éventuellement l’appel à un soutien populaire, etc.) ou accepter la probabilité de l’échec, voire de la chute. La rupture ne garantit rien (pas plus la victoire que l’échec) mais l’échec ne garantit rien que l’échec.

Bien entendu, cette circonstance ne peut qu’en appeler à l’hypothèse qu’on se doit de constamment garder à l’esprit, l’hypothèse dite “American Gorbatchev”. On retrouve Obama confronté aux chaînes que lui impose le système; les chaînes sont une chose difficile à apprivoiser, parfois il faut tenter de les rompre. La tempête y invite et y invitera de plus en plus.