Gros temps et souvenirs de crise

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Gros temps et souvenir de crise

13 août 2007 — A l’heure où l’on lira ces lignes, on saura… On saura quoi? Si les marchés poursuivent leur chute vertigineuse ? S’ils se reprennent? Si c’est une crise ou simplement une “correction” comme disent les perroquets de service? On ne saura rien.

La particularité la plus marquante d’une crise économique, sa spécificité la plus remarquable, c’est qu’elle n’est pas économique. Il est aisé de dire: une crise va éclater un de ces jours, tous les “indicateurs” le disent. Il est même possible (plus difficile mais possible) de dire : une crise va éclater tel mois ou telle saison. Pour autant, on n’a rien dit.

Monsieur Ben Bernanke, le président de la Federal Reserve, est calme, “cool”, tranquille, sûr de lui. Tout va bien, il tient les choses bien en mains, il ne fait rien. A-t-il tort? A-t-il raison? En octobre 1929, le président Hoover regarda la Bourse s’effondrer. Dans les semaines qui suivirent, conformément à sa philosophie qui est aujourd’hui à nouveau en vogue (le “laisser-faire”), il ne fit rien ou pas grand’chose, cool, tranquille, sûr de lui, — ni alarme, ni alerte, ni mobilisation, ni New Deal. Certains le maudirent de cette criminelle inconséquence. En mars 1930, on le portait aux nues et on le couvrait de louanges. Il venait de dire: «The prosperity is around the corner». De qui se moquait-il? (En effet, que n’a-t-on moqué cette phrase depuis…) Mais le président n’avait pas raisonnablement tort, en bon ingénieur qu’il était, comme, peut-être, Ben Bernanke aujourd’hui, pour le moment présent, en bon prof’ d’économie qu’il est. Entre décembre 1929 et mars 1930, Wall Street était remonté de 74% ; au printemps 1930, l’activité économique avait retrouvé les chiffres de fin 1928, en plein boom.

La suite est connue, de la grande Histoire devenue tragédie; l’effondrement progressif puis accéléré, plus de 10 millions de chômeurs fin 1932, la Grande Dépression, l’Amérique au bord de l’effondrement puis du coup d’Etat, l’Amérique absolument brisée, désintégrée, désespérée… («Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l'hiver (1932-33), vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l'Amérique a cru que la fin d'un système, d'une civilisation, était tout proche.», — André Maurois, Chantiers américains, septembre 1933.)

Dans son livre Rainbow’s End, l’historienne Maury Klein intitule son premier chapitre de présentation de la Grande Crise (le crash de Wall Street et la Grande Dépression) : The Crash as Historical Problem. Notez bien : problème historique et non économique ; et problème historique non résolu, alors que le problème économique (l’explication économique de 1929-33) a reçu une quantité d’explications (économiques) toutes plus valables les unes que les autres et qui, sans doute, s’additionnent, se complètent, etc.; mais explications qui ne nous font rien comprendre du tout. Pourquoi ce hoquet d’une civilisation triomphante, ce KO debout, puis cette civilisation retrouvée et à nouveau proche d’être triomphante, puis son effondrement progressif dans le trou noir de ce qui fut presque sa fin? Pourquoi de cette façon, pourquoi cette séquence spasmodique, pourquoi l’effondrement, puis le redressement, puis la chute dans le gouffre? Pourquoi cette déconnexion, ce dysfonctionnement entre les événements économiques et les événements historiques et psychologiques?

La crise de 29 n’est pas un modèle pour 2007, elle n’est un modèle pour rien, — aucune crise n’est un modèle pour autre chose. Mais le crise de 29 est une leçon. Toute crise économique est historique, et elle est d’autant plus historique qu’elle est importante, qu’elle a des ramifications, d’autant plus si elle recèle la possibilité d’un effet d’entraînement et d’enchaînement. Bien évidemment, c’est l’aspect historique qui est essentiel. La crise de 29 est une leçon dans la manière où elle nous enseigne que l’alerte économique puis, éventuellement, la maîtrise économique de la crise ne nous font quitte de rien de ce qui peut survenir après. La leçon est d’autant plus à retenir que l’environnement historique de la crise possible de 2007, le temps historique où elle se ferait, est incomparablement plus tendu et plus explosif qu’il n’était en 1929.

La crise de 29 fut une “crise systémique” en ce sens qu’elle suscita un enchaînement imprévisible et incontrôlable selon une logique de système. Mais personne ne sut prévoir sur quel aspect du système cet enchaînement allait se développer, et aujourd’hui encore on l’ignore (“The Crash as Historical Problem”). Notre hypothèse est que cet enchaînement fut porté par la logique mystérieuse d’une évolution psychologique irrationnelle et sa gravité fut dans ce que cette logique rencontra (ou créa?) une extraordinaire communauté de la psychologie; il y aurait eu, si l’on veut, l’évolution d’une véritable psychologie collective vers un destin tragique peut-être suggéré originellement par le crash d’octobre 29 sans qu’aucun économiste n’en prenne la mesure, avec sa calculette d’alors.

L’éventuelle crise de 2007 serait encore plus nécessairement une crise systémique que celle de 1929 parce que les vulnérabilités à une telle crise renvoient toutes au système et que lui-même, le système, est manifestement dans un état de désintégration progressive à cause de ses excès insupportables, — d’une façon incomparablement plus grave qu’en 1929. Mais elle ne deviendrait une véritable crise, — “la” grande crise historique que nous sentons tous mûrir, — que lorsque le processus systémique, l’enchaînement, aurait donné ses effets. Peut-être dans la foulée de la crise financière, peut-être pas.

Un lapsus obscur mais lumineux ?

Là-dessus et pour nous mieux faire comprendre, nous enchaînons sur une remarque que nous avons faite et qui nous a été reprochée, une remarque qui est peut-être un étrange lapsus, voire de la catégorie classique du “lapsus révélateur”. Lorsqu’on nous reproche d’affirmer que des spécialistes n’ont pas vu venir la crise alors que certains l’ont vue venir, on fait certainement allusion à cette phrase : «La très caractéristique incapacité des spécialistes à prévoir ou à ne pas prévoir ces crises ne cesse de nous frapper» (Bloc-Notes du 11 août)…

Il n’est pas assuré que nous ayons nous-mêmes réfléchi à toutes les implications de cette phrase, dont nous avouons qu’elle peut paraître obscure mais qu’elle l’est sans doute inconsciemment pour pouvoir mieux exprimer l’ambiguïté de la situation qu’elle prétend décrire. Réfléchissez bien à l’un des deux aspects de la phrase, avec sa double négation pour éviter toute affirmation trop claire d’approbation, parce qu’il recouvre un raisonnement beaucoup plus vaste que nous exposons ici, — aspect qui concerne la justesse prévisionnelle des spécialistes : «La très caractéristique incapacité des spécialistes… à ne pas prévoir ces crises» signifie (deux négations valent une affirmation) que certains d’entre eux les prévoient effectivement. Nous voulons signifier par là qu’en prévoyant la crise dans les normes financières, ces spécialistes enferment effectivement cette crise dans ces normes. Ce n’est pas un crime ni une erreur en soi mais c’est une démarche limitative et même réductrice qui implique une tendance à ne pas voir l’au-delà (si vous voulez, déclenchant la réaction inconsciente: “la crise a eu lieu comme on l’avez prévue, ouf le pire est passé”), peut-être au risque de ne pas se préparer à ce qui suit.

Quelques spécialistes (et même l’un ou l’autre prédicateur, dit-on) avaient prévu le crash d’octobre 29 mais aucun d’eux n’avait prévu ce qui suivit après la sortie de crise (la Grande Dépression après le redoux proche d’être triomphal du printemps 1930). L’euphorie du printemps 1930 («The prosperity is around the corner») rendit plus dévastateur l’effondrement qui suivit, accentuant et multipliant la chute de la psychologie dans le pessimisme désespéré. L’Histoire nous a déjà montré qu’elle opère de main de maître la tactique de la manipulation des crises. Faites donc confiance à l’Histoire plutôt qu’à l’économie.