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4330Reprenons ce thème du génie populaire, génie passif que la Tradition a pu informer depuis longtemps. Comme on l’a vu Guénon, méprise l’actuelle « élite » qu’il ramène justement à la classe moyenne, au bourgeois de Taine ou de Balzac. C’est une classe artificiellement créée par les échanges commerciaux devenus omnipotents (« l’économie devenue folle » de Guy Debord devenu sur la fin gauchiste transgressif – comme Mélenchon !) et par la progression/centralisation du pouvoir étatique que j’avais étudié dans mon livre sur l’exception française (le Coq hérétique publié en 1997 aux Belles Lettres).
On rappellera cette belle phrase du pauvre Francis Fukuyama toujours cité, souvent insulté, mais rarement lu. Je le cite en anglais, quand il parle de la liquidation de la caste aristocratique compromise par son thumos, son culte du courage et de l’honneur :
« Hobbes and Locke, the founders of modern liberalism, sought to eradicate thymos from political life altogether, and to replace it with a combination of desire and reason... The bourgeois was an entirely deliberate creation of early modern thought, an effort at social engineering that sought to create social peace by changing human nature itself. »
Le bourgeois c’est l’altération de la nature humaine. C’est aussi simple et dur à admettre que cela. Et le bourgeois européen énarque est une calamité eschatologique. Il détrôna le roi et liquida le peuple à qui la révolution fut vite confisquée (voyez Etienne Chouard qui est très bon à ce sujet).
Il était donc normal qu’à partir du dix-septième ou du dix-huitième siècle on observât cette dérive grande-bourgeoise, haineuse d’une tradition à laquelle elle ne comprend plus rien sinon par un biais universitaire tortueux, mais à laquelle le peuple a souvent été rattaché, presque inconsciemment, de Perrault et de La Fontaine à Jean Cocteau et Jean Marais (voyez à ce sujet cinéma ma Damnation des stars ou mon Histoire du paganisme). De la même manière le peuple reste attaché au sol (le koulak…) et à une patrie que le bourgeois a oubliée, et à une famille que le bourgeois veut maintenant, entre ses logiciels et ses livres de comptes, reformater. Ajoutons que ce type de bourge peut garder des attributs traditionnels (catho pratiquant avec quatre ou six enfants) tout en liquidant le peuple dont il obère la malheureuse destinée.
Reprenons Guénon qui certes n’est pas populiste mais qui nous rappelle pourquoi le populo vaut plus que le bourgeois euro, bobo ou parigot qui veut le remplacer :
« La conception même du folk-lore, tel qu’on l’entend habituellement, repose sur une idée radicalement fausse, l’idée qu’il y a des « créations populaires », produits spontanés de la masse du peuple ; et l’on voit tout de suite le rapport étroit de cette façon de voir avec les préjugés « démocratiques ». »
Paradoxalement le peuple est rattaché au sacré et au traditionnel, donc, dit Guénon, au suprahumain :
« Comme on l’a dit très justement, « l’intérêt profond de toutes les traditions dites populaires réside surtout dans le fait qu’elles ne sont pas populaires d’origine » ; et nous ajouterons que, s’il s’agit, comme c’est presque toujours le cas, d’éléments traditionnels au vrai sens de ce mot, si déformés, amoindris ou fragmentaires qu’ils puissent être parfois, et de choses ayant une valeur symbolique réelle, tout cela, bien loin d’être d’origine populaire, n’est même pas d’origine humaine. »
Le peuple aide cette tradition à survivre :
« Ce qui peut être populaire, c’est uniquement le fait de la « survivance » quand ces éléments appartiennent à des formes traditionnelles disparues ; et, à ce égard, le terme de folk-lore prend un sens assez proche de celle de « paganisme », en ne tenant compte que de l’étymologie de ce dernier, et avec l’intention « polémique » et injurieuse en moins. »
Sa mission est noble au peuple, entre les contes, les mythes et les fêtes :
« Le peuple conserve ainsi, sans les comprendre, les débris de traditions anciennes, remontant même parfois à un passé si lointain qu’il serait impossible de le déterminer, et qu’on se contente de rapporter, pour cette raison, au domaine obscur de la « préhistoire » ; il remplit en cela la fonction d’une sorte de mémoire collective plus ou moins « subconsciente », dont le contenu est manifestement venu d’ailleurs. »
Le peuple est ignorant ! Le fait qu’il soit ignorant n’est pas un inconvénient, bien au contraire (voyez le paysan Platon de Tolstoï dans Guerre et paix, la Félicité du Cœur simple de Flaubert par exemple) :
« Lorsqu’une forme traditionnelle est sur le point de s’éteindre, ses derniers représentants peuvent fort bien confier volontairement, à cette mémoire collective dont nous venons de parler, ce qui autrement se perdrait sans retour ; c’est en somme le seul moyen de sauver ce qui peut l’être dans une certaine mesure ; et, en même temps, l’incompréhension naturelle de la masse est une suffisante garantie que ce qui possédait un caractère ésotérique n’en sera pas dépouillé pour cela, mais demeurera seulement, comme une sorte de témoignage du passé, pour ceux qui, en d’autres temps, seront capables de le comprendre. »
Pour moi qui réside une partie de l’année en Espagne ces lignes sont du petit lait. Personne n’y lit sauf les excités du national-régionalisme ou de Podemos, mais tout le monde en général participe d’une confrérie et d’une tradition inconsciente.
Tout est dit par Schiller dont j’ai rappelé ces lignes lumineuses écrites dans ses Lettres vers 1795 :
« Ce fut la civilisation elle-même qui infligea cette blessure à l’humanité moderne. Dès que d’un côté une séparation plus stricte des sciences, et de l’autre une division plus rigoureuse des classes sociales et des tâches furent rendues nécessaires, la première par l’expérience accrue et la pensée devenue plus précise, la seconde par le mécanisme plus compliqué des États, le faisceau intérieur de la nature humaine se dissocia lui aussi et une lutte funeste divisa l’harmonie de ses forces. L’entendement intuitif et l’entendement spéculatif se confinèrent hostilement dans leurs domaines respectifs, dont ils se mirent à surveiller les frontières avec méfiance et jalousie ; en limitant son activité à une certaine sphère, on s’est donné un maître intérieur qui assez souvent finit par étouffer les autres virtualités. »
Le peuple gardien de la Tradition malgré la modernité bourgeoise ? Guénon donne un bon exemple avec les fêtes de la Saint-Jean :
« La Saint-Jean d’hiver est ainsi très proche de la fête de Noël, qui, à un autre point de vue, correspond aussi non moins exactement au solstice d’hiver, ainsi que nous l’avons déjà expliqué. Un vitrail du XIIIe siècle de l’église Saint-Rémi, à Reims, présente une figuration particulièrement curieuse, et sans doute exceptionnelle, en rapport avec ce dont il s’agit ici : on a discuté assez vainement la question de savoir quel est celui des deux saints Jean qu’il représente ; la vérité est que, sans qu’il faille voir là la moindre confusion, il représente les deux, synthétisés dans la figure d’un seul personnage, ce que montrent les deux tournesols placés en sens opposés au-dessus de la tête de celui-ci, et qui correspondent ici au deux solstices et aux deux visages de Janus. Signalons encore incidemment, à titre de curiosité, que l’expression populaire « Jean qui pleure et Jean qui rit » est en réalité un souvenir des deux visages opposés de Janus. »
Sur Janus et son symbolisme je recommanderai Ovide (Fastes, livre I).
Guénon rappelle que même la fête foraine remplacée par Disney avait sa dimension (on pense à Tati, à Jour de fête) :
« D’autre part, les amateurs de « folklore » pourront remarquer également que le vulgaire « mât de cocagne » des fêtes foraines n’est lui-même rien d’autre que le vestige incompris d’un rite similaire à ceux dont nous venons de parler ; dans ce cas aussi, un détail particulièrement significatif est constitué par le cercle suspendu au haut du mât et qu’il s’agit d’atteindre en y grimpant (cercle que le mât traverse et dépasse d’ailleurs comme celui du navire dépasse la hune et celui du stûpa le dôme) ; ce cercle est encore manifestement la représentation de l’« oeil solaire », et l’on conviendra que ce n’est certes pas la soi-disant « âme populaire » qui a pu inventer un tel symbolisme ! »
Conclusion ?
Il faut constituer un bloc anti-bourgeois et anti-fric en France, qui nous sauvera de la disparition et de la famine, de l’abrutissement culturel (voyez la Crétinisation par la culture de mon ami Paucard) et de la canaillerie médiatique (en France depuis un mois je n’allume pas la télé ; je ne le peux plus). De ce point de vue je rappellerai ce passage de Lucien Cerise dans une interview désormais fameuse :
« Maintenant, si vous voulez vraiment mettre les gens mal à l’aise dans un dîner en ville, faites un tour de table en demandant à chacun combien il gagne, puis orientez la discussion sur les différences de revenus et de capital, les clivages et les hiérarchies que cela induit en termes de qualité de vie, voire d’espérance de vie, et est-ce que c’est bien mérité ?! Vous verrez le résultat. J’ai déjà testé, ambiance marécageuse ou électrique assurée (c’est selon). C’est encore pire que de passer pour le facho de service car vous ne correspondez à aucun rôle prédéfini. »
Et sur cette belle tirade d’une lectrice nommée Léa de vududroit.com :
« Bref, si on a bien compris, créer un bloc bourgeois « ni droite, ni gauche » était l’erreur à ne pas commettre, parce qu’elle a engendré un bloc anti-bourgeois « ni droite, ni gauche », à savoir le peuple uni, le pire cauchemar de la bourgeoisie qu’elle tentait d’éviter depuis des décennies en multipliant les clivages artificiels (les contre ou pro « gender », le féminisme, le voile islamique, etc). »
Devenir le cauchemar du bourgeois libéral-libertaire, humanitaire et cybernétique, en réconciliant Marx et Guénon, voilà en effet un beau programme !
René Guénon – Symboles de la science sacrée, chapitres I à 4, classiques.uqac.ca
Nicolas Bonnal – Tolkien, le dernier gardien (Amazon.fr) ; la Damnation des stars (Filipacchi) ; Le Coq hérétique (Les Belles Lettres)
Francis Fukuyama – La Fin de l’histoire et le dernier homme (archive.org)
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