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466927 juin 2022 (16H15) – On trouve ce jour un article de de Ramzy Baroud, publié sur le site ‘CommonDream.org’ le 25 juin 2022, présentant d’une manière très complète l’appréciation de Noam Chomsky sur la guerre Russie-Ukraine, ce que nous nommons Ukrisis. Il s’agit d’une appréciation très détaillée, avec son arrière-plan historique devenant l’essentiel du propos, avec l’affirmation que le « fondement » de cette guerre, évidemment complètement absent des présentations de la presseSystème, est tout bonnement « l’expansion de l'OTAN ».
Je reprends ici un de ces “détails” importants que rappelle Chomsky, d’une façon très précise, qui est la cause opérationnelle directe de la décision d’expansion de l’OTAN vers l’Est, prioritairement vers la Pologne. Le passage est ici :
« Chomsky estime que le principal “fondement” de cette guerre, un facteur absent de la couverture médiatique dominante, est “l’expansion de l'OTAN”.
» “Ce n'est pas seulement mon opinion”, a déclaré Chomsky, “c'est l'opinion de tous les hauts fonctionnaires américains des services diplomatiques qui ont une quelconque familiarité avec la Russie et l'Europe de l'Est. Cela remonte à George Kennan et, dans les années 1990, à Jack Matlock, l'ambassadeur de Reagan, y compris l'actuel directeur de la CIA ; en fait, tous ceux qui s'y connaissent ont averti Washington qu'il était imprudent et provocateur d'ignorer les lignes rouges très claires et explicites de la Russie. Cela remonte bien avant (Vladimir) Poutine, cela n'a rien à voir avec lui ; (Mikhail) Gorbatchev, tous ont dit la même chose. L'Ukraine et la Géorgie ne peuvent pas rejoindre l'OTAN, c'est le cœur géostratégique de la Russie”.
» Bien que diverses administrations américaines aient reconnu et, dans une certaine mesure, respecté les lignes rouges russes, l'administration de Bill Clinton ne l'a pas fait. Selon Chomsky, “George H. W. Bush ... a fait une promesse explicite à Gorbatchev que l'OTAN ne s'étendrait pas au-delà de l'Allemagne de l'Est, parfaitement explicite. Vous pouvez consulter les documents. C'est très clair. Bush l'a respectée. Mais quand Clinton est arrivé, il a commencé à la violer. Et il a donné des raisons. Il a expliqué qu'il devait le faire pour des raisons de politique intérieure. Il devait obtenir le vote polonais, le vote ethnique. Donc, il a laissé les pays dits de Visegrad entrer dans l'OTAN. La Russie l'a accepté, elle n'a pas aimé, mais elle l'a accepté”. »
Ce que je veux mettre en évidence, ce sont bien sûr ces quelques mots sur le vote des citoyens américains d’origine polonaise en 1994 (élections midterm) : « Il a expliqué qu'il devait le faire pour des raisons de politique intérieure. Il devait obtenir le vote polonais, le vote ethnique. Donc, il a laissé les pays dits de Visegrad [Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Pologne] entrer dans l'OTAN... »
Cela n’est pas une nouveauté pour nous, mais cela doit être constamment rappelé puisqu’il s’agit bien de la faute, ou de l’escroquerie originelle de toute la séquence jusqu’à Ukrisis ; d’ailleurs, escroquerie bien dans la façon de Clinton, sa légèreté et son absence complète d’intérêt pour les problèmes d’ordre stratégique et de sécurité. Seule comptait pour lui “la communication”, c’est-à-dire, pour des élections, des activités de publicitaires et de relations publiques, tenant la vérité et la réalité pour des facteurs totalement secondaires sinon absolument indifférents et travaillant dans le domaine de l’opportunité démagogique. Promettre l’OTAN à la Pologne pour récolter quelques milliers de voix pour le parti démocrate ? Allons-y gaiement, on prend les voix et après nous le déluge habituel.
Il n’y a strictement rien (quelle blague) des ambitions suprêmement visionnaires d’un Brzezinski chez Clinton, ni des complots des neocons que Bush père avait stoppés net... Tout cela, ces grands desseins géopolitiques dont on fait aujourd’hui des gorges chaudes entre “experts ” et “visionnaires” de l’après-coup, est venu se greffer sur la décision électoraliste de Clinton ; simplement, parce que l’occasion était “trop bonne”, que l’occasion fait le larron et qu’un bel habillage pseudo-stratégique saupoudrée de moraline hystérique et antirusse répandu sur une décision aussi médiocre et banale rehausse le spectacle.
Je trouve que l’occasion est bonne pour rappeler la façon dont nous avons déjà détaillé ces circonstances. Je trouve que quelques beaux esprits, – sans aucune ironie pour le coup, – qui se trouvent englués dans un antipoutisme terroriste (je pense à un Finkielkraut, qui vaut bien mieux que ce qu’il nous raconte sur l’Ukraine) devraient lire le Chomsky, aussi bien que ce que nous rappelons.
Il s’agit toujours de vaincre ce climat terroriste du mensonge, comme dit Michael Brenner pour résumer le climat extraordinaire de censure qui règne (comme Chomsky lui-même le décrit) :
« ...[C’est] comme vouloir percer une barrière spatiale et temporelle inviolable pour tenter de pénétrer dans un autre monde...
« ...En fait, j’ai découvert que [règne] un nihilisme intellectuel et politique. Alors, on ne peut apporter aucune contribution pour essayer de corriger cela simplement par des moyens conventionnels. J'ai donc senti pour la première fois que je ne faisais pas partie de ce monde... [...] Et donc au-delà d'être simplement en désaccord avec le consensus, j'étais devenu totalement aliéné, exclu, et j’ai décidé qu'il n'y avait aucun intérêt à continuer à distribuer ces choses, même si je continue à suivre les événements, à y penser et à envoyer des commentaires plus courts à des amis proches. »
Je vous laisse donc à la lecture, si vous ne l’avez déjà fait, de deux interventions concernant cette escroquerie originelle qui est la cause incontestable de cette guerre et de cette Ukrisis. Nous-mêmes, d’abord, à partir d’un texte du 5 septembre 2008, qui rappelle lui-même d’autres textes des années 1990, où l’on avait bien plus de lucidité, d’informations et d’expérience qu’aujourd’hui...
« Comment cette situation change-t-elle [dans les années 1992-1995] ? Bien sûr, il y a la pression commençante des pays concernés, de l’ex-Europe communiste, qui envisagent l’entrée dans l’OTAN parallèlement, voire prioritairement à l’entrée dans l’UE. Mais cette position-là n’a strictement aucune importance ni le moindre poids au départ. Du côté américain, jusqu’en 1993-94, il n’est pas question d’un tel élargissement, dans tous les cas dans les cercles politiques et stratégiques. Ce qui va imposer le cas au premier plan de la réflexion, c’est une circonstance électorale. A la fin 1993, on prépare les élections midterm aux USA et les démocrates commencent à craindre de solides déboires. (Ceux-ci seront confirmés, par une retentissante défaite en novembre 1994.) Toutes les énergies, tous les arguments doivent être rassemblés. Dans la région de Chicago, où les démocrates ont un fort point d’appui électoral avec une minorité d’origine polonaise, un important élu démocrate, qui tient cette région, vient d’être inculpé pour corruption et disparaît du jeu. Il faut à tout prix reprendre l’électorat en main. Sollicitée par le parti, l’administration Clinton propose de lancer l’idée d’une adhésion de la Pologne à l’OTAN. Présenter cette idée comme une promesse de l’administration doit ramener les Polonais Américains, qui réclament à grands cris cette mesure, du côté du parti démocrate. Cette idée implique évidemment le principe de l’élargissement de l’OTAN, qui devient ainsi, subrepticement, la politique de l’administration Clinton...
» Cela est en complète contradiction avec la politique suivie jusqu’alors. Dans notre numéro [Lettre d’Analyse papier, ‘dedefensa.org & eurostratégie’] du 10 octobre 1994, nous écrivions :
» “L’année dernière, à la même époque (le 21 octobre 1993 exactement, à la réunion des ministres de la défense de l’Organisation), les États-Unis présentaient l’idée du “Partnership for Peace” (PfP). Le but était clair et double : apaiser les pays d’Europe de l’Est qui réclamaient leur entrée dans l’OTAN, sans inquiéter et isoler la Russie. L’interprétation politique du PfP était également claire: l’initiative renvoyait aux calendes grecques le problème de l’élargissement”. »
Maintenant une autre intervention, particulièrement savoureuse quand on constate aujourd’hui combien le personnage a tourné sa veste pour rester en conformité, via le sens du vent de la moralinesque bienpensance. C’est Jacques Attali sur Europe1, le 4 juin 2014 (déjà signalé sur notre site le 15 février 2022)... Intéressant d’autant plus pour notre propos, qu’on y retrouve cette même affirmation, indirectement faite par le biais du comportement du président Obama, que la situation électorale de Chicago, avec la communauté polonaise-américaine tenant le haut du bitume, est le facteur essentiel de la politique américaniste d’élargissement de l’OTAN et de son monstre accouchée d’un total antagonisme antirusse en Ukraine :
Jacques Attali : « ... Crise [ukrainienne] qui peut conduire à la Troisième Guerre Mondiale si on s’y prend mal ... Crise qui s’explique assez largement, sans faire de caricature excessive, par la politique intérieure américaine, et en particulier par le lien qui unit Obama à la ville de Chicago, première ou deuxième ville polonaise du monde, et qui explique l’obsession américain qui est l’obsession polonaise, dont on peut comprendre par ailleurs les raisons, et qui est “tout sauf les Russes”... Ce sont les Polonais qui veulent absolument qu’on écarte la présence russe en Ukraine, ce sont les Polonais qui veulent à tout prix que l’Ukraine entre dans l’OTAN comme ils le sont eux-mêmes... »
Emmanuel Faux : « Vous pensez que Barack Obama est sensible à ce point à ce lobbying russophobe qui agit autour de lui ?
Jacques Attali : « Bien sûr, absolument, il y est sensible parce que c’est un homme de Chicago et que tout ce qui se joue dans cette politique américaine lui est très présent... »
Emmanuel Faux : « Alors, je reviens au décorum... La Normandie pour parler de cette crise, c’est étrange, non ? »
Jacques Attali : « Bien sûr que c’est étrange, surtout qu’on avait un rendez-vous pour en parler à Sotchi et qu’on l’a refusé, qu’on avait un autre rendez-vous la veille à Bruxelles et qu’on l’a raté parce qu’on n’a pas voulu inviter Poutine... Donc, pour des raisons de politique américaine, Obama, qui est obligé de parler avec Poutine, semble le faire par hasard ou en étant forcé, pour dire aux Américains “Écoutez, je ne pouvais pas faire autrement que le voir”... Bon c’est un peu grotesque quoi... »
Concernant Chomsky, on note, en tout début des extraits de l’interview qu’a effectué Ramzi Baroud, un très court passage concernant, on dirait un peu comme “un minimum syndical”, la condamnation morale de la guerre :
« Chomsky nous a dit qu'il “devrait être clair que l'invasion (russe) de l'Ukraine n'a aucune justification (morale)”. Il l'a comparée à l'invasion américaine de l'Irak, la considérant comme un exemple de “crime international suprême”. Cette question morale étant réglée, Chomsky estime que le principal “fondement” de cette guerre, un facteur absent de la couverture médiatique dominante, est “l’expansion de l'OTAN”. »
On doit noter que la deuxième précision ajoutée, qui ne constitue rien moins que l’affirmation de la véritable responsabilité de la guerre (“l’expansion de l’OTAN”) rend aussitôt très incertain le caractère absolu de la condamnation de la guerre réduite aux seules conditions opérationnelles de cette guerre, donc de la Russie prise comme agresseur. Même le parallèle avec l’attaque de l’Irak est suspect :
• L’attaque russe avait un but bien précis et avéré : la protection des populations russophones du Donbass harcelées depuis 2014, constituées en deux républiques autonomes, reconnues par la Russie deux jours avant l’attaque, avec aussitôt un traité entre les trois partenaires et une demande de protection militaire des deux Républiques. La cause avancée de l’attaque est donc à la fois avérée et actée.
• Au contraire, la cause de l’attaque de l’Irak, la possession d’armes de destruction massive, s’est avérée être totalement inexistante malgré tous les efforts de contrefaçons et de falsification des USA dans ce domaine, malgré une pantomime ridicule à l’ONU qui, reconnut et écrivit plus tard le principal acteur, – fut le moment de honte absolue de toute la carrière du secrétaire d’État Powell.
D’une façon plus générale, cette cause de l’intervention russe (refusée par les pays du bloc-BAO affirmant sans la moindre preuve ni indication convaincante qu’il y avait un but de conquête et d’annexion par la force, concernant des territoires autres que le Donbass, voire autres que l’Ukraine) constitue une affirmation que l’‘Opération Militaire Spéciale’ (OMS) n’est pas une attaque déclenchant une guerre nouvelle, mais bien un épisode d’une guerre déjà engagée depuis huit ans, notamment par des harcèlements et des bombardements continus du Donbass par les forces ukrainiennes de Kiev, avec plus de 10 000 morts civils.
On retrouve là nombre d’éléments qui, mettant en question la “condamnation morale absolue” de l’attaque russe, constituent des éléments essentiels de la notion de “Guerre Juste” telle qu’elle est explicitée par Saint-Thomas d’Aquin, et qui sert de référence générale au débat sur “Qu’est-ce que c’est qu’une ‘guerre juste ?’”. On rappellera de nombreux cas où se pose cette question, qui pour justifier une guerre (une attaque), qui pour regretter qu’elle n’ait pas eu lieu. Deux exemples récents d’attaque de type “préventif” ont eu lieu en 1967 (Israël contre l’Égypte et la Surie) et 1973 (l’Égypte contre Israël), sans soulever dans aucun des cas une condamnation de principe d’ordre moral d’un côté ou de l’autre ; même chose, depuis 1989-1991, pour l’attaque de la Serbie (guerre du Kosovo), de l’Irak, de la Libye, etc..
Il existe par ailleurs divers arguments et contre-arguments légaux pour justifier ou condamner l’attaque (le plus récent étant les traités Minsk-I et Minsk-II, dont par ailleurs l’ex-président Porochenko a récemment affirmé qu’il les avait signés sans aucune intention de les appliquer). Le cas de la “Guerre Juste” est défini par trois conditions selon Saint-Thomas :
« Thomas d'Aquin exige trois conditions :
• auctoritas principis : la guerre ne peut relever que de la puissance publique sinon elle est un crime. L'auctoritas principis s'oppose à la décision individuelle appelée persona privata ;
• causa justa : la cause juste ; c'est cette dernière notion qui donne le plus lieu à interprétation ;
• intentio recta : l'intention ne doit pas être entachée de causes cachées mais uniquement dans le but de faire triompher le bien commun. »
Ces conditions ont, depuis, été épluchées et développées à l’infini, tant elles sont complexes et soumises à tant d’interprétations. Le cas de l’OMS russe contre l’Ukraine n’est pas moins conditionnée par divers facteurs conjoncturels, y compris des traités, et, pour notre point de vue et selon l’esprit de la chose, lorsqu’on voit sa genèse proprement extraordinaire d’un Clinton allant draguer les voix des Polonais-Américains à Chicago. Dans ce cas, le burlesque-bouffe des traditions de corruption complètement démocratiques est complété par des “traditions” très modernistes.
Il nous paraît dans ce cas, c’est-à-dire au terme de ce cas et considérant tous les facteurs relatifs, bien difficile de trancher tout cela d’un absolu aussi définitif que la condamnation morale qu’on a partout entendu s’élever dans les cénacles des élitesSystème, et à laquelle l’excellent Chomsky semble effectivement sacrifier comme le fameux “minimum syndical”.
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