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20 novembre 2006 — Qui est-ce, “Gulliver”? L’OTAN ou les USA? Mais n’est-ce pas la même chose, l’OTAN et les USA? La réponse étant évidente, passons aux nouvelles du jour. Elles ne sont pas bonnes.
Il est question de l’OTAN en Afghanistan, éventuellement du prochain (la semaine prochaine) sommet de l’OTAN à Riga. A priori, il ne sera pas vraiment question de l’Afghanistan à Riga. C’est assez dire, par conséquent, que l’ombre de l’Afghanistan planera sur le sommet. En réalité, l’Afghanistan est aujourd’hui le seul sujet important d’une Alliance qui vit dans le court terme. Il n’est donc pas prévu d’en parler explicitement ou abondamment au sommet, pour ne pas gâcher le sommet.
La première cause et la cause principale de cette préoccupation afghane est simple. La situation en Afghanistan est très mauvaise, pire encore qu’elle ne paraît. (Cité dans un article de Seymour Hersh sur l’Iran qui est mis en ligne le 19 novembre, l’ancien n°2 de Colin Powell, Richard Armitage : «“Iraq is as bad as it looks, and Afghanistan is worse than it looks,” Armitage said. “A year ago, the Taliban were fighting us in units of eight to twelve, and now they’re sometimes in company-size, and even larger.”»)
L’Afghanistan est le premier conflit réel où l’OTAN est engagée au sol, dans des opérations de combat suivies, dans une campagne militaire systématique. Non seulement les résultats militaires sont mauvais mais le climat politique est exécrable. Toutes les divisions à peine dissimulées du camp occidental, non seulement entre USA et Europe mais surtout entre Européens, apparaissent au grand jour. Nous nous attachons aux divisions entre Européens, ce sont les plus intéressantes à ce point de la situation.
Le 17 novembre, le Spiegel a diffusé sur son site un article mettant en évidence ces divisions.
«Once again this week, the friction that has been steadily building between Germany and its NATO allies flared up as 340 parliamentarians gathered in Quebec City, Canada for their annual meeting. Things are not going well in Afghanistan and allies fighting in the more dangerous southern part of the country are fed up with countries — like Germany, France, Italy and Spain — refusing to send reinforcements from their relatively peaceful sectors in the northern Afghanistan.
»According to the German Green Party defense expert Winfried Nachtwei, who was at the meeting — as quoted by the Frankfurter Allgemeine Zeitung Web site — a British participant said that there are soldiers in Afghanistan who drink beer or tea, and there are soldiers who risk their lives.
»The friction arises out of the very real danger being faced by US, UK, Canadian and Dutch soldiers in the Kandahar region. Forty-two Canadian soldiers and 41 British have been killed in Afghanistan. They trail only the US, which has lost a total of 350 soldiers. Together, the three countries account for 90 percent of total coalition casualties.
»Meanwhile, German troops in the north have been limited by the parliament in Berlin as to engaging in combat -—and have seen little reason to change those caveats despite NATO pleas for more troops and more flexibility.
»Germany makes the point that it has some 2,900 troops stationed in Afghanistan, 6,000 stationed elsewhere in the world, and is tapped out militarily. “We have Lebanon and other commitments,” said Helmut Königshaus, part of the German delegation in Quebec City.»
Ces querelles internes sont la cause principale des tensions actuelles à l’OTAN, et de l’alarme qui ne cesse de grandir chez nombre de commentateurs sur le sort de l’Alliance. Un commentaire caractéristique à cet égard est celui de Robert E. Hunter, ancien ambassadeur US à l’OTAN, le 16 novembre dans The Guardian. Hunter nous déroule le catéchisme en cours à Washington, basé sur les habituelles analyses américanistes. L’important ici est beaucoup moins de rendre compte des réalités que de faire pression sur les Européens.
Hunter nous dit trois choses, en quatrième vitesse et appuyées sur les habituelles contrevérités.
• L’OTAN ne dispose pas d’assez de forces pour l’emporter en Afghanistan et un effort (européen) est nécessaire dans ce sens. Néanmoins, le brio militaire des forces inspirées par l’esprit et la technique américanistes de l’Alliance est tel qu’on pourrait encore s’arranger de cette situation si le reste suivait… (« Nevertheless, Nato would succeed if outside civilian efforts, resources, organisation, and leadership in Afghanistan were equal to its own.»).
• En effet, le principal effort demandé l’est à l’UE, pour que cette organisation fournisse le soutien civil à l’entreprise de “reconstruction” de l’Afghanistan. Pour exister en tant qu’organisation politique majeure et enfin réaliser son “rêve” (?) d’être une organisation équivalente à l’OTAN, argumente drôlement Hunter, l’UE doit se mettre au service de l’OTAN pour toutes les tâches non militaires. Comprenne qui pourra cette logique US (pour exister d’une façon identitaire, vous devez vous soumettre à un autre), — et tout cela dit avec l’habituelle brutalité washingtonienne : «But for Europeans who claim equal status with NATO for the EU's Common Foreign and Security Policy, this is the time to put up or shut up.»
• Si on ne parle pas de cela à Riga et si l’on ne résout pas le problème à Riga, c’en est fait de l’Afghanistan (et de l’OTAN).
«Time is running out for success in Afghanistan. The Nato summit in Riga which takes place on November 28 and 29 may be the last chance to pull that country back from the brink.
(...)
»Even if leaders balk at an extra half-day of meetings to address the most serious threat to Nato's future, the Riga summit can issue a demand that its own 19 dual members, and the rest of the EU, agree to assume shared responsibility in Afghanistan.
Une chose, un détail si révélateur, doit conduire notre réflexion. Le texte du Spiegel détaillant les désaccords entre alliés cite, du côté des “mauvais”, ceux qui ne veulent pas d’un engagement dans la zone “pourrie” du Sud. Ils sont quatre : Allemagne, Espagne, France et Italie. Surprise, surprise… Ce sont les quatre pays que nous mentionnons dans les hypothèses de “noyau dur”, dans notre texte du 18 novembre. En face, parmi les “bons” qui sont mentionnés, deux pays européens, Hollande et Royaume-Uni, dont nous n’envisagerions certainement pas la présence dans ce “noyau dur”, qui en seraient même les principaux adversaires.
En d’autres mots, la crise intra-européenne de l’OTAN en Afghanistan duplique d’une façon presque parfaite les tendances observées dans la crise européenne au niveau de la défense et de la sécurité, et plus largement du point de vue de ce qu’on pourrait nommer “souveraineté européenne”. (Parlons de “tendances” plutôt que d’engagements affirmés dans la mesure où aucune position tranchée n’est discernable, sauf peut-être du côté français pour ce qui concerne l’engagement en faveur de l’indépendance européenne.) Cela montre bien que cette crise de l’OTAN en Afghanistan est sérieuse et même logique puisqu’elle épouse des divergences profondes. Cela admis d’une façon générale, quelques points particuliers doivent être précisés :
• L’engagement ou le non-engagement reflète en général des engagements assez spécifiques par rapport à la “guerre contre la terreur”. Les pays “engagés” semblent partager les choix américanistes à cet égard (accent mis sur l’action militaire), les pays non “engagés” s’en méfient plutôt. Là encore, il y a cohérence, donc accentuation des oppositions.
• Les deux pays identifiés comme du côté atlantiste, les deux pays engagés dans le Sud, le Royaume-Uni et la Hollande, sont également dans une situation fragile. Le Royaume-Uni est dans une crise interne grave (affrontement puis succession Blair-Brown, impopularité des engagements extérieurs, y compris dans la base parlementaire du gouvernement). La Hollande est dans une période de transition (élections après-demain, possible venue au pouvoir d’un gouvernement de centre-gauche). Dans les deux pays, le soutien populaire à l’engagement en Afghanistan est faible. Cela implique que les deux pays prétendument en “position de force” (parce qu’ils font la guerre la plus difficile en Afghanistan, donc qu’ils peuvent se permettre d’être critiques des autres) ne le sont pas chez eux, dans leurs rapports démocratiques avec leurs mandants. C’est fâcheux parce que cela déforce l’argument fondamental de la solidarité et accroît la division.
La particularité étrange de cette alliance atlantique est qu’elle semble avoir pour fonction constante d’offrir un exercice pratique aux contradictions internes existant entre ses membres. Cette particularité est d’autant plus étrange que les partisans de l’Alliance vantent au contraire ses vertus intégratives (les partisans les plus modérés) ou ses pressions d’alignement (les partisans les plus extrémistes). Les désaccords qui pouvaient être dissimulés en temps normal sont exacerbés à l’occasion de l’évolution et de l’activité actuelles de l’OTAN. Il devient de plus en plus difficile d’afficher l’entente jugée nécessaire pour son fonctionnement et sa bonne réputation, et sa justification d’exister au bout du compte. Ainsi l’OTAN est-elle autodestructrice puisque ce qui est jugé nécessaire pour sa survivance (la nécessité de solidarité) semble inéluctablement conduire à l’entretien de ce qui menace sa survivance (l’accentuation des divisions).
Cette organisation présentée comme un complément idéal de l’UE, et un moteur indirect de l’intégration européenne (notamment par l’unification militaire qu’elle organiserait entre ses membres européens), apparaît évidemment très active pour son contraire. Elle accentue les divisions et les affrontements intra-européens, minant en retour, indirectement, l’unité européenne à l’intérieur même de l’alliance. On pourrait dire qu’il s’agit là d’un calcul machiavélique des Américains et l’on n’aurait pas raison. Une “Europe” organisée au sein de l’Alliance (un “pilier européen” disent les bons samaritains d’une “OTAN européanisée”, étrange animal mythique du type Transatlantic Dream) aurait tout d’un self-service à la disposition des Américains, à mesure du potentiel de servilité de la plupart des acteurs européens (avec l’exception habituelle). Au contraire, le désordre entretenu chez les Européens par les brutales pressions otaniennes d’inspiration US directe ou indirecte fait effet de repoussoir et conforte certains Européens dans ce qui ressemblerait à une attitude de méfiance, voire de défiance vis-à-vis des USA.
L’Afghanistan est-il la crise ultime de l’alliance? Cela reste à voir. Il est par contre assuré que si l’Afghanistan devient une véritable crise, par exemple par le biais de difficultés militaires très importantes, voire de quelque chose qui ressemblerait à une défaite militaire, l’alliance sera remarquablement mal équipée et mal préparée, autant politiquement que psychologiquement, pour l’affronter. L’effet au niveau européen sera considérable.
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