Hagel & l’AIPAC

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Hagel & l’AIPAC

La confirmation de la nomination de l’ex-sénateur républicain Chuck Hagel comme secrétaire à la défense s’est faite sans trouble excessif le 26 février, après les agitations qu’on avait connues. Hagel a été confirmé par 58 voix contre 41, après un vote préliminaire largement majoritaire (76 voix pour) qui a clos la procédure de filibuster. (Dans ce dernier cas, il s’avère que nombre de partisans du filibuster, – dont Graham et McCain, –ont admis que les démocrates ne bougeraient pas dans leur soutien à Hagel, cette situation conduisant la procédure de filibuster à l’échec. Ils ont préféré voter contre pour pouvoir défendre une position de respect des procédures du Sénat, notamment le soutien aux nominations essentielles du gouvernement une fois qu’il est assuré que celles-ci bénéficient de la majorité.)

Aussi l’intérêt de cette confirmation se reporte-t-il sur un autre aspect, mis en évidence par plusieurs commentateurs. Il s’agit de l’attitude et de l’influence du puissant “lobby sioniste” AIPAC dans cette bataille. La chose est intéressante et marque peut-être un tournant. On se rappellera que nous avions nous-mêmes relevé l’attitude ambiguë et incertaine de l’AIPAC avant la bataille de Hagel au Sénat. Il s’agit du texte du 9 janvier 2013, des Notes d’analyse sur la nomination de Hagel où nous consacrions un passage sur la position de l’AIPAC.

«Dans ce domaine de l’épisode de la nomination de l’“équipe” de sécurité nationale, et de Hagel précisément, c’est sans aucun doute le volteface de l’AIPAC qui est le fait le plus impressionnant. Nul ne doutait que le lobby pro-israélien, cette machine à diffamer et à lyncher par la rumeur qui terrorise Washington, allait “crucifier” Hagel comme il avait fait avec Chas Freeman au printemps 2009… C’est exactement ces termes que choisit Justin Raimondo le 24 décembre 2012: “The Crucifixion of Chuck Hagel.” Qui avait l’âme romantique et le regard œcuménique pouvait alors distinguer dans les traits fins et tristes de Chuck Hagel la perspective du martyre postmoderne, ce Golgotha de la communication que représente le lynchage par la rumeur et la terrorisation des anathèmes dont le Lobby a le secret maléfique.

»…Et badaboum, rien du tout ; et le Lobby de se dégonfler comme une outre bien trop prétentieuse et au-dessus de ses moyens, et de protester de son allégeance à l’autorité suprême, lorsque le président a fait entendre son verdict et annoncé la nomination… […]

» Il n’empêche, l’AIPAC s’est débandé. Nous posons l’hypothèse que ce n’est pas BHO qui l’a fait reculer, parce que ce n’est pas son style et qu’il n’a montré à aucun moment qu’il s’agissait d’une occasion exceptionnelle pour lui, qui le transcenderait ; parce que, jusqu’ici, et en plusieurs occasions, BHO n’a pas fait reculer l’AIPAC, et a reculé plutôt devant l’AIPAC. Jusqu’à la Noël, il était évident que l’AIPAC pouvait rassembler ses troupeaux de parlementaires pourris jusqu’à l’os pour les faire gémir contre le dangereux, l’antisémite, l’anti-gay, le démoniaque Chuck Hagel. Tout se passe comme si l’AIPAC s’était trouvé dans la même position que le BHO que nous avons décrit, frappé par le même mal de multiples capacités (employons ce terme plutôt que “vertus” et “qualités”, qui seraient trop inappropriées pour l’AIPAC) qu’il ne parvient plus à coordonner, à rassembler efficacement.

»Nous décrirons plutôt cet épisode de l’affrontement raté et éludé entre l’AIPAC et BHO, avec, selon les références d’in illo tempore, la défaite probable du président et Hagel jeté par-dessus bord, comme un signe de plus de l’encalminage de la situation de paralysie et d’impuissance à Washington. Même les forces les plus vives du Système, donc les plus maléfiques comme l’AIPAC, se trouvent frappées et touchées…»

• A la lumière de ce qui s’est passé le 26 février, et notamment ce fait fondamental qu’aucun démocrate n’a voté contre Hagel à aucun moment, – et Dieu sait si les démocrates sont sensibles aux sirènes terrorisantes, et aussi sonnantes & trébuchantes de l’AIPAC, – Justin Raimondo aborde dans son commentaire le cas spécifique des special relationships entre les USA et Israël, et le rôle de l’AIPAC. (Dans Antiwar.com, le 27 février 2013.) Il constate avec une jubilation non dissimulée que si l’on a bien tenté de crucifier Chuck Hagel pour le crime de lèse-divinité du monde d’antisémitisme, les clous n’ont pas tenu et Hagel s’en est bien mieux sorti que Jésus-Christ… Ce qui n’est pas vraiment, mais pas du tout, à l’avantage de l’AIPAC. (Pour Raimondo, la position de l’AIPAC que nous signalions dans notre texte référencé ne représentait rien. Il ne l’avait même pas mentionnée dans ses nombreuses analyses, la considérant sans doute comme une simple manœuvre tactique. Par conséquent, il considérait que l'AIPAC avait agi sans retenue contre Hagel, et la nomination d'Hagel lui apparaît alors comme encore plus significative.)

«More importantly, anyone who pointed to the powerful Israel lobby as a decisive force in the making of American foreign policy was similarly and routinely smeared as an anti-Jewish bigot. Yet Hagel has done precisely that – and, hey lookee lookee, he’s in the Pentagon drivers’ seat! Israel’s American lobby has done much to weave a mystique of invincibility around itself, but this was always an illusion: now that spell has been broken, and, from this point on, their road will be a lot harder. Hagel was right to say the Israel lobby rules by intimidation, and his victory means their bullying will matter a lot less from now on. […]

»For those who have longed for the liberation of American foreign policy from the iron heel of the Israel Firsters, the split in the Lobby is good news indeed. And while the disagreement is (so far) over strategy and tactics, rather than some substantive policy difference, it still works to the advantage of those who want a foreign policy that puts America first, second, and third.

»The Israel lobby has long denied its very existence: indeed, anyone who pointed it out, such as John Mearsheimer and Stephen Walt, was subjected to potentially career-destroying vilification. Accused Israeli spy Steve Rosen, former top AIPAC official, was right when he compared the lobby to a night flower that blooms only in the dark. However, now that exotic blossom has been hauled out into the light – and we can sit back and watch it wilt under scrutiny.»

• Dans le corps de la citation que nous faisons de son analyse, Raimondo cite lui-même un article de Daniel McCarthy, de American Conservative, le 26 février 2013. McCarthy s’attache notamment à analyser le comportement du “lobby sioniste”, The Lobby ou l’AIPAC, durant la bataille de la nomination de Hagel. McCarthy constate d’abord que les activistes pro-sionistes ont réussi à investir l’entièreté du parti républicain, notamment en précipitant des sénateurs de tendance Tea Party (tel Rand Paul, lors du premier voter du filibuster) dans la tendance dite War Party des républicains… C’est une victoire, mais non de l’AIPAC en soi, mais de l’aile extrémiste de l’AIPAC, notamment représentée par le milliardaire et membre du crime organisée Sheldon Adelson ; c’est donc une victoire d’une AIPAC en cours de déstructuration, et avec des relents de mauvaise réputation (celle d’Adelson, roi de l’industrie du jeu de Las Vegas connectée au crime organisée), qui commencent à être un peu trop puants pour l’apparence pompeuse à laquelle le Congrès tient beaucoup.

«Even after losing the cloture vote, and with Hagel all but confirmed at this point, the Sheldon Adelson wing of the GOP might think it’s time to pop the champagne: its power over the party’s foreign-policy direction looks assured, the Tea Party caucus has been fully integrated into the war party (and went to greater lengths than McCain to attest to its fealty—though McCain, of course, had nothing to prove), and any Republican who dares voice realist qualms about Mideast policy has been put on notice. There won’t be any more Hagels in the future.

»On the other hand, this intra-party triumph comes at an extra-party cost. No Democrats defected on cloture, and none are expected to do so on the final confirmation vote. AIPAC itself did not take up the fight against Hagel; this was specifically the fight of the right wing of the Israel Lobby. Until now, the core lobby has mostly faced trouble on its left, from groups like J Street and people like Peter Beinart. Now it has a right-wing problem as well, from “ultras” who don’t accept that core lobby’s line that Israel policy should be bipartisan and who have tightly entwined themselves with GOP. What Adelson and Kristol and their friends in the Senate have done is to make Israel a more partisan issue than it has been hitherto—and what’s worse, the party the ultras have aligned with is the one that looks set to be out of power for some time to come.

»This is great news for the J Street side of things, as it means that they might be able to take advantage of this partisan polarization and the erosion of the lobby’s center ground to move Israel policy within the majority party in the direction of peace. Hagel and a number of other alienated ex-Republicans may be inclined to help with that.»

Nous assistons ainsi à une expérience intéressante, qu’on peut juger avoir été développée par le Système lui-même dans le cadre de l’accélération de sa dynamique d’autodestruction : la corruption des structures de corruption par elles-mêmes, étape finale avant la dissolution des restes des structures brisées. Bien entendu, nous parlons de corruption psychologique essentiellement, – la mention de la corruption vénale ne valant pas l’encre pour la signaler par écrit, puisqu’allant de soi comme l’oxygène pour les poumons. La corruption psychologique, notamment représentée dans ce cas par l’extrémisme paranoïaque et la mauvaise réputation de personnages tels que Adelson (avec des répondants, pour la paranoïa, tels que Lindsay Graham du côté des parlementaires), suscite effectivement des phénomènes de fragmentation et de déstructuration de cette force fondamentale de la situation politicienne de Washington qu’est l’AIPAC. Cette corruption psychologique se manifeste indirectement dans le fait de rompre l’unité du Lobby, par conséquent l’unité de son action et l’efficacité que lui donne le fait même de sa puissance lorsqu’il agit d’une façon unitaire.

Cette situation est effectivement substantivée par la comptabilité parlementaire : le fait d’avoir rameuté tout le parti républicain au Sénat sur une position si extrémiste (victoire des extrémistes de l’AIPAC) est largement compensé par le fait de n’avoir eu aucun démocrate contre Hagel malgré toute la grossière et furieuse phraséologie dénonçant l’“antisémitisme” de Hagel (défaite des extrémistes de l’AIPAC). (Sur ce dernier point, il est évident que des efforts ont été faits par l’aile extrémiste, les Adelson et compagnie, comme l’avait laissé entendre Graham après le premier vote [voir le 16 février 2013] favorisant le filibuster. Graham avait dit espérer que des démocrates se rallieraient à sa propre position, pour non seulement poursuivre le filibuster mais arriver à renverser les votes en faveur de Hagel et donc refuser de confirmer la nomination.) Ainsi, plutôt qu’interpréter la situation en déplacements de tendances, avec des efficacités diverses et antagonistes, il faut interpréter la situation en termes de déstructuration de l’AIPAC présentant pour la première fois sur une affaire de cette importance une position désunie, véritablement déstructurée, et perdant effectivement son poids et surtout son aura de puissance bipartisane. Du coup, l’AIPAC apparaît, autant que les autres centres de pouvoir, soumis aux pressions déstructurantes et dissolvantes générales qui parcourent le Système et les organismes qui en dépendent ; du coup, des concurrences se révèlent et la défense victorieuse opposée aux extrémistes Adelson-Graham a été notamment basée sur le constat que leur action endommageait gravement un autre instrument fondamental du Système, qui est le bon fonctionnement de la machinerie parlementaire (le Sénat, en l’occurrence), avec ses accointances diverses (notamment avec le Pentagone), ses us et coutumes, etc. (Voir le 9 février 2013.)

Nous rejoignons à nouveau notre texte cité plus haut du 9 janvier 2013… Entre ce jugement du 9 janvier et aujourd’hui, après la confirmation de Hagel, bien entendu la situation s’est notablement dégradée, – la situation de l’AIPAC et celle du Système à Washington dont le Lobby est un des composants majeurs, – puisque l’impuissance de l’AIPAC mise alors en évidence s’est effectivement traduite par cette situation de déstructuration qu’on a décrite, qui est un processus actif de dissolution engendré par cette impuissance  : «Pour nous, c’est bien cela : le parcours désormais probablement victorieux de Hagel, alors qu’on le jugeait absolument impossible deux semaines plus tôt, n’est que la marque d’une dégradation supplémentaire du Système à Washington. Cette dégradation a, comme c’est souvent le cas dans ces occurrences d’inversion d’une situation invertie, un effet paradoxalement vertueux, et involontairement certes, par simple logique d’antithèse. Il émousse considérablement, jusqu’à la paralysie, la puissance d’un AIPAC. La paralysie et l’impuissance les frappent tous et nul n’est épargné, – parce que c’est une question de climat, de pesanteur d’un Système à l’agonie, et non plus de moyens, – situation classique pour nous, désormais, de la séquence équationnelle surpuissance-autodestruction.»

...Et il ne faut pas s'y tromper. Le résultat de cette passe d'armes, avec l'évolution de l'AIPAC qu'on a vue, n'est certainement pas un réarrangement permettant éventuellement une politique extérieure US moins dépendante de la pression de l'AIPAC, – comme Raimondo semble l'attendre, d'une façon bien compréhensible. L'implacable Système regnante, le résultat de cette passe d'armes sera encore plus de désordre, et encore plus d'impuissance par conséquent, avec des centres de pouvoir encore plus déstructurés et agissant dans tous les sens. C'est un pas de plus dans la marche de l'“effondrement par dissolution” (voir notamment le 31 janvier 2013).


Mis en ligne le 28 février 2013 à 05H31