Haïti : comme toujours, France versus USA

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On souligne un peu partout, mais surtout dans la presse britannique, l’aspect de “politisation” de l’opération d’aide à Haiti après le tremblement de terre. Cette “politisation” se fait principalement selon le thème “France versus USA”. On en voit des aspects, notamment avec le texte de Charles Bremner du Times, signalé dans notre rubrique Ouverture libre ce 19 janvier 2010.

Un texte du Daily Telegraph, ce même 19 janvier 2010, sous le titre de “La France accuse les USA d’‘occuper’ Haïti””, appuie nettement dans ce sens, sans pourtant apporter d’éléments nouveaux. Mais l’article met indirectement l’accent sur une tendance bien réelle.

«The French minister in charge of humanitarian relief called on the UN to “clarify” the American role amid claims the military build up was hampering aid efforts. Alain Joyandet admitted he had been involved in a scuffle with a US commander in the airport's control tower over the flight plan for a French evacuation flight. “This is about helping Haiti, not about occupying Haiti,” Mr Joyandet said.

»Geneva-based charity Medecins Sans Frontieres backed his calls saying hundreds of lives were being put at risk as planes carrying vital medical supplies were being turned away by American air traffic controllers. But US commanders insisted their forces' focus was on humanitarian work and last night agreed to prioritise aid arrivals to the airport over military flights, after the intervention of the UN.

»The diplomatic row came amid heightened frustrations that hundreds of tons of aid was still not getting through. Charities reported violence was also worsening as desperate Haitians took matters into their own hands.»

Notre commentaire

@PAYANT Les Américains expliquent, face à ces critiques qui leur sont adressées, qu’il faut d’abord remettre un peu d’ordre, c’est-à-dire prendre le contrôle de la situation, avant de mettre en place l’organisation générale de l’aide. Cet argument est renforcé par un aspect proprement physique: “remettre un peu d’ordre” signifie également dégager les voies d’accès, notamment. Brièvement dit, les Américains veulent d’abord “sécuriser” avant d’intervenir. Cela répond complètement à la doctrine d’intervention US, qui s’applique aussi bien pour les opérations humanitaires que pour les opérations militaires.

Le problème est que les USA, et le Pentagone précisément, ont une conception très large du mot “sécuriser”, par tendance technique naturelle à ces forces armées très lourdes et aux conceptions grotesques à cet égard, autant que par tendance annexionniste et expansionniste propre au comportement US. Du coup, la “sécurisation” peut très vite ressembler à une “occupation”. Or, dans cette opération, il ne faut pas se cacher la réalité: la direction et la coordination reviennent à 100% au Pentagone.

D’où les critiques françaises, plus ou moins atténuées par des efforts diplomatiques d’apaisement, mais qui reviennent d’une façon régulière depuis trois jours. Le point intéressant est qu’il y a là un paradoxe politique.

Les critiques françaises sont menées par les milieux humanitaires, et Kouchner lui-même y est de facto partie prenante (il a eu des déclarations critiques des USA) à cause de son passé, de sa formation, de sa réputation, de sa position singulière de ministre des affaires étrangères de type humanitaire. Ces milieux humanitaires, souvent proches politiquement de la tendance “libérale-interventionniste”, ou liberal hawks selon la terminologie US, suivent en général une attitude ambiguë vis-à-vis des USA, souvent partisane des interventions US présentées elles-mêmes sous le faux-nez de l’humanitarisme. Les “libéraux-interventionnistes” ont appuyé d’une façon ouverte des opérations US ou à direction US comme le Kosovo, l’Afghanistan, voire l’Irak. On retrouve là une tendance post-moderniste qui se présente sous ses propres atours vertueux, mais qui s’avère finalement très proche, sinon complice de la politique expansionniste US.

Aussi le cas haïtien est-il remarquable. Cette fois, l’opération est purement humanitaire, et les Français, autant par la puissance d’influence et médiatique des milieux humanitaires, par les conceptions post-modernistes humanitaires qui dominent la “pensée” politique des milieux intellectuels, par la référence aux liens passés de la France et d’Haïti, veulent y être très présents. Ils se heurtent aux méthodes du Pentagone, strictement interventionnistes, annexionnistes de toutes les souverainetés nationales, intervenant avec une machinerie militaire extrêmement lourde. Leur colère est aussi forte que leur zèle, à d’autres occasions, à soutenir les interventions US.

Ainsi la France se retrouve-t-elle, comme d’habitude, replacée, par un biais paradoxal, dans sa position anti-américaniste classique. Cette position est aussitôt présentée comme telle, surtout par les Britanniques soucieux de resserrer leurs liens avec les USA aux dépens des tentatives françaises dans ce sens, ou bien intéressés par une certaine critique des USA mais qui ne les implique pas eux-mêmes. (Tout cela est très britannique, l’hypocrisie comprise.)

Bien entendu, la position française n’est pas anti-américaniste et encore moins antiaméricaine. Il n’y a pas un pays occidental qui soit, aujourd’hui, plus proaméricain que la France. C’est d’ailleurs une constante des intellectuels français libéraux et progressistes, qui tiennent le haut du pavé germanopratin. Simplement, le pro-américanisme de ces milieux français se fait en référence à une (leur) vision idéale de l’Amérique, et devient critique de l’action des USA si, selon eux, cette action trahit l’idéal en question. En quelque sorte, ces milieux “sont plus américanistes que les Américains”, comme on est “plus royaliste que le roi”. C’est de ce point de vue que les remous politiques actuels sont intéressants à observer. Les commentateurs US, complètement étrangers à ces nuances et intéressés d’abord par eux-mêmes, ne verront dans tout cela, de cette façon primaire qui leur sied, que la résurgence de la position anti-US qu’ils jugent classique de la France.

Définitivement réduite sous Sarkozy à son rôle de “droite la plus bête du monde”, dans tous les cas pour une partie qui est la plus représentative du modèle de la “droite la plus bête du monde”, la droite française montre éventuellement dans cette affaire d’Haiti une admiration pro-US au plus stupide des propos. (Ceci explique cela, plus qu’à son tour.) L’admiration porte sur la puissance US, l’organisation US, avec des accents martiaux et des souvenirs émouvants, du 6 juin 1944 aux USA qui défendent la liberté dans le monde. On ne changera pas cet état d’esprit car peu de choses nouvelles poussent sur une pensée aussi aride que les déserts mongoliens et réduite aux automatismes pavloviens.

De quelque côté qu’on se tourne, en effet la pauvreté de la pensée est d’une remarquable constance et la marque générale du phénomène. Reste l’effet général obtenu, qui fait paraître, une fois de plus, la France comme leader de la contestation US. Jugeons-en avec réalisme sinon cynisme (dans le bon sens du mot): ce résultat est excellent, même s’il ne doit pas étonner, et il faut le prendre comme tel, même si ces causes sont d’une si affligeante pauvreté. La réputation de la France, et la France elle-même, en tant que telle, font toujours mieux et différent que la fulgurante intelligence des Français qui pensent.


Mis en ligne le 19 janvier 2010 à 07H31