Henry Kissinger et notre “guerre humanitaire” au Kosovo

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Henry Kissinger et notre “guerre humanitaire” au Kosovo

Nous ne vivons pas certainement pas sous un régime et dans une société où règnent la police et la censure, ce qui impliquerait la rareté des informations et la difficulté d'en diffuser ; c'est le contraire, nous vivons sous un régime et dans une société où règnent la communication et les professionnels du verbe, ce qui implique l'avalanche continue d'informations et la possibilité d'en diffuser autant que l'on veut et que l'on peut. L'histoire, s'il y en a encore une, dira sans coup férir que notre sort n'est pas nécessairement plus enviable et, pour ce qui est de distinguer la réalité qui est le seul cadre concevable où peut exister notre liberté, beaucoup moins enviable que dans l'alternative évoquée.

(Un régime policier où règnent la police et la censure est une agression contre la réalité. Par conséquent, tout espoir n'est pas perdu : malgré les immenses difficultés, les souffrances et les peines d'être privé de cet accès à la réalité où se trouve évidemment la seule liberté qui puisse nous satisfaire, il subsiste la certitude ultime de savoir que ce régime policier et de censure est la référence négative de la réalité que l'on cherche à retrouver ; en d'autres mots, une agression, même terrible, contre la réalité implique que cette réalité existe. Notre régime est différent : il y a création de plusieurs “réalités” sans liens entre les unes et les autres, — la puissance de la communication permet cela — et l'on peut ainsi perdre tous les rapports possibles, toutes les références qui permettraient de retrouver la “vraie” réalité. En fait de perversion, nous pouvons penser que nous avons notablement progressé ; cette perversion caractérise ce que nous avons coutume de nommer “virtualisme”.)

Il est devenu extrêmement difficile, et dans certains cas, pour certaines personnes, quasiment impossible de percevoir la réalité dans certains événements (et non la réalité de certains événements, car ces événements “existent” toujours, mais le plus souvent totalement interprétés pour influencer la perception). La guerre du Kosovo est, à notre sens, le premier événement de type historique dans ses dimensions à avoir été conçu selon cette technique virtualiste. Son organisation dans la communication qui en a été faite a constitué une remarquable performance d'organisation de déstructuration de la réalité, et de montage d'une autre “réalité”. La chose a été rendue possible, notamment mais de façon décisive, parce qu'elle a bénéficié de la complicité active, intéressée, de la fonction qui, par définition, devrait débrouiller pour nous la réalité du montage virtualiste : la presse écrite, parlée et filmée, a complètement et volontairement endossé ce montage qui rencontrait ses convictions idéologiques. Le résultat fut la « première guerre humanitaire », selon le mot, qui devrait être fameux s'il ne l'est, du Premier ministre Tony Blair.

Les débats du Tribunal International de La Haye dans le procès de l'accusé-vedette Milosevic, quand on en parle, montrent, au travers des commentaires qui l'accompagnent, la persistance complète de cette “réalité” virtualiste qui a transformé l'événement de la guerre de Kosovo : Milosevic, coupable absolu, coupable d'avoir conduit un quasi-génocide sous le nom d'épuration ethnique, après avoir refusé les conditions raisonnables qui lui étaient faites à Rambouillet. Face à cette perception, il est intéressant de citer deux pages du dernier livre de Henry Kissinger, Does America Need a Foreign Policy?. Il s'agit des pages 262 et 263 où Kissinger livre ses réflexions générales sur la guerre du Kosovo.

Henry Kissinger n'est pas nécessairement une référence morale. On note que certaines organisations l'accusent, que des plaintes pour “crimes contre l'humanité” ont été portées contre lui, que des juges attendent de le voir débarquer dans l'aéroport du pays où ils officient pour les lui signifier. Nous noterons simplement, sans nous prononcer sur le fond, qu'un Tony Blair ou qu'un Javier Solana n'ont pas été inquiétés alors que des plaintes semblables ont été portées contre eux, pour le conflit du Kosovo justement ; cela nous conduit à nous demander si les juges et/ou les magistrats en général qui mettent tant de zèle à poursuivre Kissinger, en ont mis autant à réclamer qu'une information semblable soit signifiée à un Tony Blair ou à un Javier Solana. Nous nous demandons si les bombardements du Cambodge de 1970-74 (un des faits retenus contre Kissinger), qui sont hautement critiquables, condamnables à notre sens, mais surtout, certainement, assez peu avisés et inefficaces, — si ces bombardements sont plus déshonorants et plus illégaux que ceux du Kosovo (lesquels n'ont pas eu l'aval de l'ONU, la seule organisation internationale pouvant prétendre à une telle légalité). Jusqu'ici, on n'a pas permis que MM. Blair et Solana en répondent ; et il nous semble que M. Kissinger ne serait pas importuné de la façon qu'il l'est si, par exemple, et par extraordinaire, il était à nouveau secrétaire d'État. Si cela ne tranche rien du cas de M. Kissinger, cela dit tout de notre époque.

Mais puisque que Kissinger est un professionnel de la diplomatie et que, lorsqu'il s'agit de juger d'événements qui en dépendent, son expérience est précieuse, l'intérêt de ces pages 262 et 263 nous paraît évident.

Pour rappel, la thèse officielle, ou, disons, la thèse virtualiste est celle-ci :

• L'accord de Rambouillet a été repoussé par Milosevic et les Serbes dans un geste de défiance à la communauté internationale, alors qu'il s'agissait évidemment d'un “bon accord”.

• Milosevic était un tyran de la lignée de Hitler, représentant un danger qui peut être apprécié selon les normes du danger que constitua le dictateur allemand.

• Milosevic a sciemment déclenché un “nettoyage ethnique” au moment de l'attaque de l'OTAN.

• La “victoire” de l'OTAN a représenté la meilleure issue possible pour les démocraties occidentales et pour la paix et la stabilité dans la région.

Extraits (P.262 et 263) de “Does America Need a Foreign Policy?”, de Henry Kissinger

«…[T]he NATO foreign ministers [...] pushed the Principe of humanitarian intervention to unprecedented lengths and defined a mission for NATO never previously contemplated. It was, in effect, an ultimatum demanding a NATO protectorate over Kosovo and free passage of NATO troops through Yugoslav territory. The so called Rambouillet proposals — named after the castle in France where the talks were held, technically under the chairmanship of the French and British foreign ministers but in fact under the aegis of the U.S. Secretary of State demanded that Kosovo be made autonomous within Yugoslavia under NATO protection, and that the KLA (Kosovo Liberation Army, the Albanian guerrilla force) turn over its arms to NATO forces. NATO was awarded the ultimate security responsibility, backed up by ten thousand Serbian police and fifteen hundred Serbian frontier guards. At the end of three years, an election would determine the future of Kosovo.

» The humanitarian impulses motivating the NATO ultimatum deserve respect. But for anyone familiar with Serbian history, the Rambouillet proposals were certain to lead to war. The country that had fought the Ottoman and Austrian empires, often alone, and had fiercely resisted Hitler and Stalin without the help of allies, would never permit transit of foreign troops or turn a province containing its historic shrines over to NATO. Nor was the KLA an ordinary political movement struggling for autonomy. Beginning as disciples of the Albanian hard line Stalinist ruler, Enver Hoxha, it was described as late as 1998 by Clinton's Special Representative in the Balkans, Ambassador Robert Gelbard, as “without any question a terrorist group.” Its goal was an independent Kosovo and perhaps a Greater Albania, including existing Albania and the Albanian part of Macedonia. A pluralistic, multiethnic democracy including Serbs was not a concept comprehensible in the KLA community.

» At the time the Rambouillet ultimatum was issued, a civil war was in train that had already generated some three hundred thousand refugees and approximately two thousand casualties, but ethnic cleansing on a systematic scale had not yet begun. The legions of refugees that filled television screens after the NATO bombing started were to a much greater degree the result of NATO's actions than the precipitating cause of them.

» And I believe — though, of course, there is no way to prove it — that the desired outcome of an autonomous Kosovo within Yugoslavia — the outcome of the Kosovo military operations — could have been achieved at less cost and in a less convulsive fashion.

» To be sure, the NATO allies justified their actions by vague and basically inaccurate historical analogies : that the two world wars had their roots in the Balkans, or that the war was really directed against a single Hitler like figure, Slobodan Milosevic. But the Second World War did not start in the Balkans, and the First resulted from the way the great powers tied themselves to Balkan factions. And Milosevic was a local Balkan thug, no Hitler, who in the end, was removed by his own people in a domestic upheaval not unlike those that marked the end of all the other Communist autocrats in Central and Eastern Europe.

» Despite many reservations, I supported the Kosovo operation alter it began in many television appearances because I felt that failure of such a major NATO enterprise would have been the worst possible outcome. But military success did not alter my unease over NATO's decision to demand the dismemberment of a state with which NATO members were still maintaining full diplomatic relations and with which NATO had concluded an agreement on Bosnia only two years previously. The Rambouillet demands had marked a watershed in the history of the Alliance because they amounted to insistence on war by a group of nations that had always justified their union as purely defensive. This was all the more true because NATO had just repeatedly emphasised its own defensive nature in urging Russia to acquiesce in NATO enlargement.

» Whatever one's view of the obsolescence of the doctrine of national sovereignty, the combination of flagrant disregard of it by an alliance of democracies and its truculent diplomacy amounted to a departure from the very international norms on which those democracies had insisted throughout the Cold War... »