“Her Majesty’s” Grande Muette prend la parole…

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Her Majesty’s Grande Muette prend la parole…


11 janvier 2006 — On a déjà suggéré tout le bien que, nous semble-t-il, l’on peut penser du général (à la retraite) britannique, Sir Michael Rose. L’homme est un pilier de l’establishment militaire britannique parce que c’est d’abord un grand soldat, dans le sens britannique du terme (avec notamment une belle carrière dans les Special Air Services). « Lorsqu’il était dans les SAS, c’était ‘Dirty Tricks’, nous dit une source militaire européenne. Lorsqu’il avait une mission, rien ne l’arrêtait. Il fallait que la mission soit accomplie. » Pour écrire bref en s’inspirant de cette rapide description: Michael Rose n’était pas ce qu’on nomme un “général politique”. Aujourd’hui, on pourrait croire qu’il l’est devenu. On aurait tort.

C’est un cas sans précédent au Royaume-Uni qu’un officier de ce grade et de cette notoriété demande de façon si solennelle, comme il le fait dans le Guardian d’hier (en plus d’une intervention à la BBC, le même jour, dans ce sens), que le Premier ministre soit destitué. Et c’est un cas mesuré, calculé, décidé en toute raison, en ce sens qu’il n’a rien d’accidentel ni de l’effet d’une passion temporaire. Sir Michaël Rose avait déjà lancé le même appel dans une autre émission télévisée (sur Channel Four), chose connue et publiée dès samedi dernier. Le général a tourné sept fois sa plume dans le capuchon de son stylo avant de publier dans le Guardian. On peut, on doit considérer son appel comme significatif. (In illo tempore et dans d’autres circonstances, cette intervention serait considérée comme une intolérable action politique, à la limite de la subversion, de la part d’un officier général. Personne n’a suggéré cette interprétation. C’est un signe.)

Conscient de l’importance de l’acte qu’il abrite, le Guardian vaticine à ce propos, hier également.

« General Sir Michael Rose's call for the prime minister to be impeached over Iraq comes in the same week that the head of the Spanish army has threatened to defy Spain's socialist government by using his forces to prevent Catalonia achieving greater autonomy. Sir Michael is a retired soldier and General José Mena Aguido a serving one (though he is now under arrest), yet both events remind us that the boundaries between democracy and the military are inescapably sensitive. There is much to support in Sir Michael's views on Iraq: that the war was a massively serious act, that it has had dire consequences for Iraq itself and the war on terror, and that Tony Blair got the politics horribly wrong. But the significance of Sir Michael's expression of view — and his comment that he would not lead his troops into a war he considers to be wrong — goes well beyond any embarrassment it causes Mr Blair or any cheer it may bring to his critics. (…)

» […] if civil society as a whole is now entitled to a say about a war, why not the military? Traditionally, of course, the military is the ultimate disciplined service. But a war that divides the nation is also likely to divide the military. Sir Michael was himself a divisive soldier during his Balkan war years. Many would say, on the basis of his record there, that he is not the ideal arbiter of when to stand firm in the face of tyrants and when not to do so. But the current Spanish example - to say nothing of Spain's history - is a reminder of the danger that can follow from allowing the military to make its own judgments about the actions of an elected government. If nothing else, Sir Michael's intervention dramatises the need for further thought about whether military views, and perhaps conflicting military views, should be more publicly aired as part of a modern democratic process. »

Il est intéressant de noter que les arguments de Sir Michaël sont vite expédiés. D’ailleurs, qui douterait que cette guerre a été décidée et conduite, quant au cas qui en fut fait devant le bon peuple et dans les assemblées démocratiques, sur la base au moins de trois arguments essentiels : le mensonge, le mensonge et le mensonge? La question est donc réglée et il reste l’essentiel, qui est le fait lui-même de l’intervention du général.

Dans ce que nous avons mentionné, tant de l’argumentaire de Rose que du commentaire du Guardian, l’essentiel est abordé du point de vue de la démocratie (les militaires peuvent-ils ou ne peuvent-ils pas parler en démocratie?). Ce n’est pas ce cadre que nous choisissons. Pour l’heure, le débat de savoir si les militaires peuvent parler ou non dans le cadre de la démocratie non paraît annexe voire dépassé puisqu’il est tranché, — puisque les militaires parlent effectivement, comme on l’entend avec Rose. Il nous paraît plus important de constater que toutes les circonstances ont été ménagées pour conduire ces mêmes militaires, pourtant connus pour leur réserve (c’est effectivement le cas des Britanniques), à intervenir dans le débat politique d’une façon extrêmement polémique, en demandant la tête du Premier ministre, — c’est-à-dire en laissant l’accessoire (cette guerre était-elle bonne et juste ? Non, bien sur) au profit de l’essentiel. Lorsque Rose parle, on ne s’exclame pas : “Quelle surprise!”, mais plutôt : “Enfin, il y en a un qui s’exprime!”. C’est dire qu’on attendait qu’ils le fassent.

L’important est de constater l’effet de l’action du monde politique, Tony Blair en tête, avec ses spin doctors, son engagement pro-américain et ses lubies néo-impérialistes (voir l’article de Simon Jenkins du 4 janvier dans The Guardian sur « [the]Tony Blair's global machismo »). Ces remarques valent essentiellement, voire exclusivement pour le monde anglo-saxon (ou plutôt le monde américaniste avec certains apports anglo-saxons hors-USA), dont la direction politique est parcourue d’une tendance révolutionnaire et radicale d’une puissance sans précédent. La politique générale suivie par ce corps politico-économique à ramifications transnationales, soutenu par les idéologues extrémistes (hyper-libéraux et néo-conservateurs), engendre des effets déstructurants dans tous les sens et de toutes les façons, qui sont dévastateurs. Certains sont très visibles et ont déjà été mis en évidence. D’autres sont plus cachés mais n’en sont pas moins importants.

La sortie de sa réserve du général Michael Rose en est évidemment un signe. Le fait qu’on puisse parler d’ « une guerre qui divise la nation » au point où l’on discute aujourd’hui de façon si polémique de questions comme la légalité formelle et les mensonges de la guerre, la torture, les manipulations, et enfin la destitution du Premier ministre, — cela, près de trois ans après que cette guerre soit en théorie finie (depuis le 10 avril 2003), — n’est certainement pas une situation politique normale, encore moins une situation démocratique normale. C’est une situation qui corrode chaque jour un peu plus le corps social et culturel national, et cela particulièrement au Royaume-Uni qui est un pays de vieille tradition dont la stabilité dépend du rangement social organisé par des siècles de tradition. Qu’il l’ait voulu ou non, qu’il en ait conscience ou pas, Blair est le dynamiteur en chef dans cette entreprise. C’est là qu’est l’intérêt de l’intervention de Michael Rose, dans la mesure où elle est un signe de ce phénomène.

Le fameux « right or wrong, my country » impliquait, pour les Britanniques, une égale fidélité à la politique appliquée par le gouvernement chargé de diriger la nation. Si l’on écrit au passé, c’est que cette fidélité n’est pas loin aujourd’hui de tomber en lambeaux. Le précepte fondamental de la politique britannique est, par conséquent, en voie de se retrouver dans le même état. C’est ce que nous désignerions comme un acte de déstructuration fondamental. Puisqu’il est de bon ton et de juste prudence de ne plus s’étonner de rien, personne ne s’étonnera que ce courant déstructurant relayé par un Premier ministre qui ne cesse de porter beau son patriotisme et son jusqu’auboutisme guerrier soit si actif au niveau des élites de cette nation, après que la démonstration ait été faite qu’il l’était au niveau international et, au niveau national, dans l’organisation sociale et économique de base (la globalisation, la délocalisation, l’immigration, sont des facteurs qui ont été acceptées sans broncher par nos directions politiques et qui sont des facteurs objectivement déstructurants, quoiqu’on en pense sur les plans moraux, éthiques et autres).

L’intervention de Michael Rose illustre l’effet catastrophique des politiques aujourd’hui suivies en Occident sur le tissu même des sociétés occidentales, et, précisément dans ce cas, sur les couches dirigeantes elles-mêmes. Il s’agit d’un phénomène sans précédent. C’est une façon postmoderne d’aborder le phénomène révolutionnaire, à la façon d’un scorpion qui finit par se piquer lui-même : ces élites, en général partisanes de tous ces mouvements déstructurants qui mettent en charpie les structures nationales, finissent par en être elles-mêmes les victimes.

On a déjà vu des élites autoritaires contres des majorités, ou des majorités révolutionnaires contre des élites conservatrices mais on n’a jamais vu une politique ne reflétant aucun courant national mais tributaire de quelques automatismes aveugles et de la vanité de telle ou telle individualité, contre une opinion nationale qui va des couches populaires aux élites elles-mêmes. Si ce n’est une entreprise nihiliste de déstructuration, alors les termes n’ont plus de sens.