Histoire de l’histoire américaniste

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Histoire de l’histoire américaniste

Par ailleurs, dans notre rubrique Extraits, nous avons mis en ligne depuis le 5 septembre 2007, un extrait du livre en cours de rédaction La parenthèse monstrueuse. Cet extrait porte sur l’approche historique que nous proposons de la Beat Generation, son rôle politique dans l’histoire US. On fête le cinquantenaire de l’intronisation symbolique de la Beat Generation avec la publication, en septembre 1957, de On the road, de Jack Kerouac, — et sa mise en vente le 5 septembre 1957, jour où était publié un article du New York Times.

L’occasion est bonne d’accompagner cette publication par quelques réflexions sur l’histoire des USA, une sorte d'histoire de l’histoire américaine, ou d'histoire de l'“histoire de l’américanisme”. L’extrait de l’ouvrage en composition que nous présentons, l’ouvrage lui-même, constituent une tentative de révision de l’histoire officielle. Celle-ci, l’histoire officielle, est servie (comme on “sert la messe”) par ceux que nous nommons en général “les historiens assermentés”. Il s’agit de ces historiens qui ont sacrifié aux exigences d’une vie réglé par les consignes et la fortune d’une vie sociale et mondaine imposée par le système, le sens et la substance de la mission qu’est la fonction pour nous sacrée d’historien. Pour “les historiens assermentés”, le catéchisme existe et il n’y a pas de mystère dans l’histoire.

Au contraire, pour nous l’Histoire est d’abord un mystère (ou un Mystère).

La “méthode” de la “subjectivité objectivée” appuyée sur l’intuition de l’historien prophétique

On comprend in fine, en lisant l’extrait que nous présentons sur la Beat Generation, que notre interprétation courante (à nous Européens) de l’histoire des USA, de l’histoire de l’Amérique, est notablement différente de celle que les Américains eux-mêmes ont ressenti et vécu. Au contraire, l’histoire “officielle” des USA, elle, rejoint notre propre version européenne de cette histoire.

Notre approche méthodologique s’appuie plus sur l’intuition, — celle de l’historien prophétique, — que sur le commerce des pratiques studieuses et devenues complètement conventionnelles de la recherche. Pour autant, cette intuition se nourrit de l’expérience, de l’analyse, de la raison en un mot, du spectacle du monde qui nous est donné quotidiennement et où, dans ce temps historique exceptionnel, on peut retrouver tous les signes de la catastrophe qui frappe notre civilisation. L’approche, ou devrait-on dire de façon plus ambitieuse “la méthode”, est de la sorte qu’on pourrait qualifier de “subjectivité objective” ou, mieux, de “subjectivité objectivée” dans un temps où l’objectivité est devenue un “truc”, un slogan convenu, une déformation pathologique, une salade assaisonnée à souhait et selon les recettes différentes des divers intérêts en jeu.

Puisque l’objectivité, — si tant est que la chose existe per se, ce qui est un autre débat, — est si ignominieusement dégradée, nous tentons de la recréer par la voie de la subjectivité. Dans ce cas, la subjectivité n’est pas une vanité d’auteur mais un outil d’artisan, éventuellement d’artiste.

Pessimisme du vécu contre optimisme officiel

Cette idée d’une réinterprétation radicale de l’histoire des USA est contenue dans une remarque faite à propos de la Beat Generation, que nous reprenons souvent tant le langage a, dans ce cas, dépassé la conscience des auteurs de la remarque pour imposer une vérité fondamentale.

Cette remarque, la voici : «Pour ces jeunes Américains [de la Beat Generation], la guerre était le symptôme de leur pessimisme, et non sa cause première.» la phrase résume une surprenante différente de conceptions entre les Américains dans la façon dont ils ont vécu cette tranche capitale de l’Histoire et la façon dont cette histoire est officiellement présentée.

Cette remarque est faite en fonction de l’importance politique centrale que nous attribuons à la Beat Generation, qui est présentée dans la publication déjà signalée d’un extrait de La parenthèse monstrueuse. Cette importance centrale justifie amplement de considérer que la façon dont ils ont vécu et, par conséquent, interprété cette tranche d’Histoire, offre effectivement une interprétation historique de la période.

• Pour cette Beat Generation, mais aussi pour la plupart des Américains, la Deuxième Guerre mondiale n’est pas l’événement central de la période. C’est la Grande Dépression qui occupe ce rang, parce qu’elle est une rupture du système, parce qu’elle est l’effondrement d’une croyance. Cet événement peut tenir lieu de “cause première” de leur pessimisme et la Deuxième Guerre est la confirmation de la rupture de la Grande Dépression, donc le “symptôme” du même pessimisme.

• L’Histoire officielle, au contraire, donne à la Deuxième Guerre la place centrale. A partir d’elle commence une ère nouvelle, caractérisée par l’optimisme conquérant, l’hégémonie soi-disant bienfaisante des USA et du système (capitalisme-démocratie) qu’ils prônent.

… D’où notre thèse centrale sur la Beat Generation, que l’on retrouve dans le texte de notre rubrique Extrait mis en ligne ce 5 septembre:

«Pour ce qui concerne la séquence historique, ma religion est faite à la lumière de ce qui précède. Plus qu’être une rupture, une révolte, un phénomène spontané, la “Beat Generation” est un “pont” entre deux époques de crise. Cela conduit à observer qu’en formant cette continuité, elle marie les deux crises pour nous révéler que les deux crises sont une seule et même crise continuée. La “Beat Generation” est ce qui lie et relie, et marie enfin pour réunir en une seule substance la Grande Dépression, elle-même (la “Beat Generation”) entre les deux, et l’explosion contestataire des années 1960. Dans ce schéma, la guerre n’a plus du tout la fonction de rupture fondamentale qu’elle tient dans l’histoire européenne. Ce schéma pulvérise l’histoire officielle qui, épousant la norme européenne par convenance stratégique et par pédagogie interne, s’articule autour de la naissance de l’“American Century” de 1941.»

Le témoignage des écrivains

L’immédiat après-guerre est un de ces cas où la contradiction entre l’histoire officielle des assermentés du système et le témoignage des esprits de qualité apparaît en pleine lumière. L’histoire officielle, c’est l’Amérique puissante, heureuse, conquérante, optimiste, apportant au monde sa culture de la conquête et de l’optimisme, de la “vie intense” au rythme du swing de Glenn Miller.

Un extrait des Mémoires du dehors, de Philippe Grasset, tente de mettre en évidence ce phénomène de contradiction si significatif, si plein d’enseignement historique (Anatole Broyard, cité dans cet extrait, écrivain et l’un des critiques littéraires les plus fameux du New York Times jusqu’à sa mort en 1990):

«Ainsi soit-il de ces années 1950 et également de “L'influence américaine en France de 1945 à 1954” (fameux bouquin de Irving Wall, décrivant comment la politique US est comme chez elle à Paris, avec quelle impudence, quelle certitude sans frein, durant cette période), – mais ce n'est là qu'un autre signe de l'abaissement de la France. Cette situation historique fourmille de paradoxes, et Paris en est plein, et comme s'il était friand du paradoxe comme définition d’être. Au contraire de l’effondrement français dans la période, il y a le cas américain (les deux vont toujours ensemble pour se contredire symétriquement). Cet après-guerre et les années 1950 sont le temps de l’établissement ferme de l’empire de l’Amérique sur le monde plus encore qu’elle ne le fit plus tard, à la fin du XXe siècle; et celui où par le plus complet contraste, l’Amérique comme la perçoivent certains Américains parmi les meilleurs esprits, où cette Amérique frissonne, décontenancée, effrayée, perdue, angoissée. Écrivant cela, je pense précisément à celui qui m’a inspiré cette idée, Anatole Broyard et son délicieux petit livre, “Kafka was the Rage”. Broyard, jeune homme installé à Greenwich Village en 1945-46 (il est l'ami du cœur passager d'Anaïs Nim), saisit aussitôt ce qui ne paraîtra jamais dans l'historiographie officielle. Ce passage surtout, page 80 de “Kafka was the Rage”, écrit en 1990, peu avant la mort de Broyard, passage que j'ai pris grand soin de noter et que je ne manque jamais de reproduire tant il contredit l'histoire officielle et notre vision elle-même, celle du swing de Glenn Miller, triomphant et qui rythme le pas hollywoodien des G.I.’s débarquant et conquérant l'Europe, l'optimisme au coeur et dans la braguette (ah ! La braguette surtout, la braguette des G.I.’s en Europe), – les G.I.’s présentant son avenir, rien de moins, au Vieux monde ébahi, offrant une aube nouvelle au vieux continent épuisé et perclus d'horreur sans nom, ne faisant de Paris qu'une bouchée et ainsi de suite. Au contraire, voici ce que nous dit Anatole:

»“Looking back at the late 1940s, it seems to me now that Americans were confronting their loneliness for the first time. Loneliness was like the morning after the war, like a great hangover. The war has broken the rhythm of the American life, and when we tried to pick it up again, we couldn't find it — it wasn't there. It was as if a great bomb, an explosion of consciousness, had gone off in American life, shattering everything. Before that we had been too busy just getting along, too conventional to be lonely. The world had been smaller and we had filled it.” (Norman Mailer confirme cela. En 1999, dans une série d’émissions télévisées, il exprime ce même sentiment d’angoisse et de désarroi de l’Amérique d’après-1945, par ailleurs décrite comme si triomphante et sûre d’elle-même.)»

L’histoire officielle US : une histoire faussaire pour justifier la prémisse de la soumission européenne

Notre idée principale est qu’il existe une dichotomie radicale entre l’“histoire officielle” des USA et leur histoire réelle. On dirait que l’“histoire officielle” est une “histoire européanisée” des USA pour les besoins de la cause. Il s’agit de la “conquête” du monde appuyée sur l’Europe, avec la nécessité d’intégrer les grands événements européens dans l’histoire américaniste pour justifier l’affirmation US centrale, justifiant elle-même l’occupation de l’Europe par les USA («America [is] A European Power» [Richard Holbrooke, Foreign Affairs, mars/avril 1995]).

Cela nous conduit à observer que, dans ce cas de l’histoire officielle, ce qui doit être désigné comme une “science historique” apparaît effectivement comme une “science de la communication”, dans sa sous-branche “manipulation”, pour figurer comme un moyen au service du système. Cette manipulation entraîne toutes les mésententes et les quiproquos. Elle suscite les fables comme celle des “valeurs communes”, de l’“amitié transatlantique”, etc. Elle fournit l’avantage vital et décisif de ne pas avoir à démontrer ces lieux communs faussaires qui sont autant de fausses prémisses destinées à écarter toute interrogation contestatrice des liens de soumission de l’Europe aux USA.

Bien entendu, l’histoire européenne développée par les historiens assermentés européens qui acceptent le lien de vassalisation confirme cela. Les deux conflits mondiaux ne sont plus compris dans leur spécificité européenne mais, avec leur intégration dans l’histoire US, en tant que faire valoir de la légitimation des USA comme “European Power” pour après-1945, — c’est-à-dire vassalisation de l’Europe par les USA. L’intervention US en 1917 et en 1943-44 est présentée comme militairement décisive (terme absolu) alors qu’elle n’est qu’importante en termes relatifs.

(On montre aisément, si l’on s’intéresse à cette version, que, dans aucun des deux cas, l’intervention US ne fut décisive. La guerre de 1914-1918 fut gagnée en mai-août 1918 alors que la première intervention importante de l’U.S. Army sur le front date de septembre 1918, avec l’offensive de Saint-Mihiel. La guerre de 1939-45 en Europe fut gagnée en 1943, avec la victoire britannique sur l’Afrika Korps et les victoires décisives russes de Stalingrad et de Kharkov. Le même jugement doit être porté sur l’apport US en matériel de guerre : important mais jamais décisif et n’impliquant aucun engagement fondamental. De toutes les façons, les USA, même les isolationnistes US, étaient d’avis de vendre du matériel de guerre à la coalition anti-nazie, même si les USA n’étaient pas entrés en guerre.)

Le plus grand événement : la Guerre Civile ou la Grande Dépression?

Au contraire, l’appréciation intuitive, notamment au travers de témoignages et de la mesure de l’évolution de la psychologie nous indiquent que la Grande Dépression est le seul grand événement central de l’histoire des USA du XXème siècle. Il dispute à la Guerre de Sécession la place de premier événement de l’histoire tout court des USA.

(On retrouve, dans la rubrique Extrait déjà mentionnée, dans le texte extrait de La parenthèse monstrueuse, une analyse de la Grande Dépression, ses prémisses et ses conséquences, son poids formidable sur la psychologie américaine, etc.)

Il s’agit d’un événement d’une puissance sans précédent, qui menace les structures même des USA dans la mesure où il met en cause le capitalisme lui-même. Toutes les fonctions essentielles de l’américanisme sont réunies, et toutes menacées. Il s’agit d’une attaque radicale, de type holocauste du point de vue du système. Tout cela devait disparaître avec la Deuxième Guerre mondiale et la “narrative” optimiste qui s’installa. La Beat Generation fut le seul phénomène collectif, — c’est notre thèse, — à outrepasser cette consigne et à poursuivre l’histoire véridique US.

L’importance des années 1960 dans l’histoire US se mesure moins dans la crise du Vietnam que dans la crise intérieure, qui est une “suite”, à un tiers de siècle de distance et notamment grâce à la Beat Generation, de la Grande Dépression. De même, la réaction de la direction capitaliste (Manifeste Powell et la suite) est un phénomène complètement spécifique à l’Amérique mais d’une puissance considérable. Dans cette continuité, les événements extérieurs, — Guerre froide, chute de l’URSS, — sont d’abord considérés pour leurs effets intérieurs, notamment sur l’entretien du complexe militaro-industriel.

Substitution avec “la parenthèse monstrueuse”

La thèse de “la parenthèse monstrueuse”, dont est extrait le texte sur la “Beat Generation”, est qu’il s’est opéré une substitution des problèmes et tensions essentielles, notamment grâce à l’évolution décisive de l’histoire américaniste utilisée comme outil de virtualisation. L’accent des grands problèmes est passé du fondamental (questions du modernisme, du “fordisme”, du mécanisme) aux affrontements idéologiques. Ce faisant, les questions de mise en cause des fondements de la civilisation occidentale et moderniste ont été gommées au profit d’une solidarité jugée nécessaire, imposée par les événements, etc.

Ce à quoi nous avons assisté depuis 1989-91 est un phénomène intéressant et important. L’américanisme installé à l’extérieur autant par sa puissance que par la légitimité que lui conférait la “narrative” historique qui l’“européanisait”, a décidé d’y demeurer. Au lieu de “regagner” son berceau naturel (ce que réclamaient les isolationnistes), l’histoire américaniste est restée dans son entreprise extérieure (dans sa bulle extérieure?) tandis que l’Amérique restait séparée de son histoire.

Selon cette interprétation, l’attaque 9/11 est évidemment la réunion des deux histoires : la “narrative” extérieure et la réelle. Le choc de la chose tient bien entendu à la confrontation brutale de perceptions qui s’ignoraient. Les Américains se voient soudain chargés d’une responsabilité dont ils ignoraient qu’elle fut leur.

La situation actuelle, effectivement globalisée, est une globalisation du conflit implicite qui exista dans les années 1940-60 entre le courant capitaliste (généralement située à droite, mais selon un étiquettage contestable) et le courant “contre-culturel” (souvent situé à gauche de façon arbitraire, — Kerouac était par exemple un conservateur forcené).

ll est très important d’insister sur cette idée signalée succinctement. Il ne s’agit pas d’un affrontement idéologique classique droite-gauche, comme on trouvait à l’époque en Europe. C’est en cela que cette histoire américaniste du XXème siècle préfigure la situation actuelle bien plus que l’histoire officielle. Il s’agit d’une lutte autour d’un système, avec d’une part des forces favorables à ce système, avec, d’autre part, d’autres forces qui veulent le réformer, d’autres qui veulent le révolutionner sinon le détruire. Plus que deux idéologies qui s’affrontent, ce sont deux courants, avec des fortunes changeantes, des désertions et des ralliements divers, et tout cela autour d’un système central qui est, si l’on veut, la seule idéologie existante. Dans cette période apparaît clairement le prototype de notre situation présente: non un affrontement entre des idéologies mais l’affrontement autour de la seule idéologie existante, sinon possible, réalisée sous une forme systémique.

On comprend la permanence de ce conflit à un siècle de distance, lorsqu’on lit cette remarque de Gugliermo Ferrero, résumant dans sa préface de Reconstruction, Talleyrand au Congrès de Vienne, 1814-1815 la période qu’ouvrit le conflit de 1914-1918 : «En 1914, nous nous sommes heurtés, tout à coup, à quelques terribles réalités que toutes nos chères fictions nous cachaient. Depuis lors, un tragique conflit déchire le monde. Une partie de l’humanité s’enfonce encore davantage dans les illusions brumeuses où le monde lui apparaît tel qu’elle voudrait qu’il fût. Une partie s’efforce de redécouvrir la réalité de l’histoire du monde, de rectifier à la lumière de tant de déceptions les définitions primordiales qui donnent un sens et une direction à la vie.»

Pour le reste et pour conclure, rassurons-nous : depuis le 11 septembre 2001, l’histoire américaniste est entrée dans l’histoire du monde. Rencontre explosive. La remarque de Ferrero est à nouveau complètement actuelle, sans restriction aucune.