Histoire ou Wiki-histoire ?

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L’historienne Kiron K. Skinner se lamente pour CNN.News, et pour l’avenir de l’histoire en tant que science honorable, ce 1er janvier 2011. Tout cela à cause de WikiLeaks et de ce poison épouvantable des Wiki-câbles.

«…WikiLeaks has introduced a new era in disclosure and other document-revealing sites are following its lead around the globe. They include OpenLeaks, a website planned for this year that would act as a conduit between those who have documents to expose and media organizations that might want to publish them; BalkansLeaks, which reports on political activities in the Balkans; BrusselsLeaks, which focuses on European Union news; and IndoLeaks, which scrutinizes the Suharto government. And there are more.

»Governments require monitoring, but exposures such as those by WikiLeaks and similar outlets may produce unintended consequences. One result may be that fewer records are kept of diplomatic activities, thus curtailing, rather than advancing, transparency and openness. Another is that WikiLeaks and its imitators will transform the study of history.

»Because they can never fully stop this exposure, scholars and statesmen must adjust to this new and evolving reality. […]

»Normally, historians can take a long-lens view of history, while they rely on political scientists interested in explanatory and predictive theory and on investigative journalists to record the present. But in the post-WikiLeaks era they will need to interview political actors in real time themselves and to pay close attention to events as they unfold.

»Determining what was going on beneath those events could get increasingly tricky. The transfer of correspondence and documents has held a trusted place in relations among nations throughout world history. Cables and memos recording the observations and analyses of statesmen, intelligence officials and other government officials have been written with the understanding that they would remain confidential for many years.

»However, now we can expect leaders of all stripes to be more guarded in their exchanges with one another, particularly in the presence of their deputies and note takers. They may focus their conversations on the public record rather than on official decision making. Deputies will be less inclined to describe potentially controversial, revelatory or explosive comments, decisions and strategies in memos of record.

»Put differently, once frank and private interactions among statesmen will become more diplomatic. This will probably lead to greater secrecy and manipulation until technology devises yet more powerful lenses to reveal even the most private state encounters.

»In this environment of heightened confidentiality, democratic leaders who pride themselves on transparency and openness will need to work harder than ever to live up to democratic ideals…»

Notre commentaire

@PAYANT On comprend l’inquiétude de Kiron K. Skinner, devant une prolifération de documents officiels non contrôlés par les autorités officielles… On comprend, mais il s’agit d’abord de bien s’entendre. Kiron K. Skinner est une historienne des plus réputées et respectées, et parfaitement conforme aux canons universitaires du domaine, aux USA. Ses actuelles occupations et titres divers, dont on peut trouver un rappel en marge de son article, en témoignent indiscutablement. Nous parlons donc, par le biais de ses jugements sur l’avenir du domaine, des historiens “scientifiques“, qui travaillent sur les sources directes qui sont d’un accès institutionnalisé par la loi du même domaine, c’est-à-dire par le Système. Il s’agit, en ce sens et d'une façon indiscutable, pour l'essentiel, surtout aux USA et dans nos établissements universitaires occidentalistes, des historiens “officiels”, dont la démarche est présentée comme à la fois scientifique, rigoureuse et objective.

Skinner annonce plusieurs choses, en fonction du nouvel univers-WikiLeaks :

• Moins de sources automatiques et bureaucratisées (“les archives historiques”), plus de nécessités de consultation de sources “vivantes” (c’est-à-dire qui respirent, comme vous et moi), subjectives, pour forcer aux confidences parce que les diplomates voudront protéger leurs sources. Plus de consultations également de sources “ouvertes” (articles dans les médias et sur Internet, publications diverses, livres, etc.), dont on commence à savoir qu’elles valent bien, ô combien, les sources “fermées” et “officielles”. Les historiens devront se coltiner aux nuances des témoignages des acteurs de la politique du monde, à leurs contradictions, à leurs incertitudes, à leur multiplicité, etc. Plus question d’une vérité écrite dans le marbre de la dépêche, du “câble diplomatique”, du biographe “autorisé”, du témoin reconnu comme “officiel” par les autorités et ainsi de suite.

• Les échanges diplomatiques seront plus retreints, retenus, etc. Donc, annonce Skinner en s’en désolant, plus de secret et, partant, plus de manipulation… (C’est-à-dire : un supplément de secret et de manipulation.) Cette affirmation désolante se nuance dans notre esprit du constat de la lucidité… Les archives sont là, aujourd’hui, pour nous livrer toutes les contradictions de l’histoire, c'est-à-dire “secrets” vrais ou faux, manipulations, etc., y compris jusqu’aux épisodes les plus évidents et les plus célèbres, et les plus officiels de l’Histoire. (Par exemple, puisque nous avons étudié le problème avec précision pour le livre Les Âmes de Verdun : pourquoi le chef d’état-major général von Falkenhayn proposa-t-il en décembre 1915 à Guillaume II l’attaque sur Verdun, qui allait mener à la plus grande bataille de tous les temps ? Les versions ne manquent pas et nul n’est capable de donner une réponse assurée, alors que toutes les archives disponibles sont ouvertes, alors que l’événement semble d’une si écrasante évidence...) La conscience de la possibilité de restrictions, de contraintes, voire de manipulations dans les archives, ne fera qu’éclairer de la lumière de l’évidence une réalité le plus souvent dissimulée derrière la dévotion des historiens officiels pour l’estampille que donne le caractère “officiel” d’un document.

• Dans cet environnement nouveau, les politiciens auront moins de possibilités de manifester leur idéal démocratique d’ouverture et de transparence à propos de leur politique, estime Skinner avec une immense tristesse, et vraiment sans rire semble-t-il… Nous avons éclaté d’un rire très sain en lisant l’argument, nous avons pensé au “beginning joke” de toute conférence ou article conforme dans l’establishment, – mais non, l’argument vient à la fin. Ce doit donc être le “conclusive joke”… Passons.

L’argumentation vaut donc le détour, sauf le numéro 3 qui est là pour la décoration. Il se confirme que la crise Cablegate est d’une dimension qui dépasse très largement son actualité. Skinner l’exprime fort bien en énumérant les premiers sites qui poussent comme des champignons et annoncent leur spécialisation dans la diffusion de documents officiels. Inutile de dire que ces “documents officiels” seront truffés de “faux officiels” et de fabrications pure et simple, à côté de documents bel et bien officiels et authentiques. C’est-à-dire que, pour la mystification et le montage, nous ne dépendrons plus des seules manigances officielles (c’est-à-dire du Système) et de leurs relais type sapiens-Système dont dame Miller et le journal de références New York Times sont le plus bel exemple.

En d’autres termes, le mensonge, le montage, etc., ne sont plus l’apanage des sources officielles, et les “historiens officiels” prendront désormais autant de risques que les autres en appuyant leurs thèses conformistes sur des documents “officiels” dont ils n’ont plus aucune certitude qu’ils ne sont pas et ne seront pas contredits par des documents tout aussi “officiels”. L’historiographie type-WikiLeaks ne fait que mettre les pendules à l’heure, – le mensonge et le montage sont partout, et toutes les “sources”, y compris les plus “officielles”, sont frappées de l’incertitude de la subjectivité de circonstance, voulue ou non, provoquée ou pas. On le savait déjà mais on faisait semblant de l’ignorer ; on est aujourd’hui contraint de ne plus l’ignorer.

La profession officielle d’“historien scientifique”, c’est-à-dire en général l’historien du Système qui s’appuie sur l’irréfutabilité du document “officiel” paré de la vertu de l’objectivité pour affirmer sans réplique une histoire officielle qui convient au Système, se trouve plongé dans le chaudron de l’histoire soumise à la perception et à la subjectivité des sources. C’est un important recul imposé à la raison humaine lorsqu’elle se croit toute puissante, qui pare de ses vertus irréfutables cette méthodologie conformiste de l’histoire, et donc un important obstacle opposé à l’“histoire scientifique” dont la méthodologie est nécessairement d’inspiration américaniste, qui a toujours servi les intérêts de l’américanisme parce que l’américanisme s’est toujours montré plus habile que n’importe qui d’autre dans l’art de la transformation des “faits” avantageux pour sa cause en faits objectifs et irréfutables. (Et certes, parlant de l'américanisme, nous évoquons le Système en général.) Cela libère un champ nouveau pour cette catégorie, disparue depuis longtemps, dite des “historiens prophétiques”, qui fut une spécialité française, où l’intuition jouait un rôle important, où la vérité de l’intuition haute se trouvait souvent en contradiction avec la réalité des scribes zélés du Système ; cela tend à réhabiliter cette catégorie et à rétablir le rôle de l'intuition haute contre la prétention scientifique de la raison humaine à l'irréfutabilité. Bref, nous compatissons à la désolation exprimée par l’historienne Skinner, qui devra désormais donner ses cours et effectuer ses recherches à la Carnegie Mellon University et à la la Stanford University's Hoover Institution, avec le risque qu’un loustic, dans l’assistance ou dans les couloirs menant aux toilettes, fasse soudain surgir de sa poche arrière gauche un document “officiel” qui démolit complètement la thèse qu’elle est en train d’exposer.


Mis en ligne le 3 janvier 2011 à 14H27