Historien virtualiste ou historien du virtualisme ?

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Historien virtualiste ou historien du virtualisme ?


1er octobre 2006 — Bob Woodward est une star dans tous les sens du mot. Journaliste héroïque (le Watergate, 1973-74), interprété par Robert Redford au cinéma (All the President’s Men, 1976), dans cette saga héroïque à la gloire de la liberté et de l’indépendance de la presse US que fut la mise à nu du scandale qui emporta Nixon ; devenu journaliste institutionnel au Washington Post et auteur comblé ; vendeur de best-sellers, millionnaire, vedette de l’establishment ; pratiquement historien officiel de l’instant washingtonien, recevant directement les confidences du président pour son livre Bush at War et Plan of Attack ; et ainsi de suite…

State of Denial, énorme opération de promotion du nième best-seller de Woodward, en vente à partir de demain aux USA, est aussi une curieuse leçon d’histoire pour nous, chroniqueurs indépendants et dissidents. Dans State of Denial, Woodward, après avoir détaillé et publié le contraire, confirme les pires choses qui furent écrites sur l’administration Bush depuis qu’elle est en guerre. Du point de vue de votre bibliothèque historique, le caractère le plus intéressant de State of Denial est certainement la contradiction qu’il apporte à Bush at War et Plan of Attack, notamment dans les domaines qui font l’essentiel de l’historien : la psychologie des héros, leur comportement, etc.

On pourrait aussi bien dire qu’un journaliste audacieux en même temps qu’assuré de faire un bon coup, — il s’agit de Bob Woodward, vous connaissez ? — a pris cette résolution : “je vais écrire un livre que je vais appeler ‘State of Denial’, où je vais me payer l’auteur de ‘Bush at war’ et de ‘Plan of Attack’, le fameux journaliste-historien Bob Woodward”. C’est à peu près ce que nous dit l’obscur commentateur du nouveau livre de Woodward, Michiko Kakutani, lorsqu’il commence sa recension du livre de Woodward (State of Denial), dans le New York Times du 30 septembre :

«In Bob Woodward’s highly anticipated new book, “State of Denial,” President Bush emerges as a passive, impatient, sophomoric and intellectually incurious leader, presiding over a grossly dysfunctional war cabinet and given to an almost religious certainty that makes him disinclined to rethink or re-evaluate decisions he has made about the war. It’s a portrait that stands in stark contrast to the laudatory one Mr. Woodward drew in “Bush at War,” his 2002 book, which depicted the president — in terms that the White House press office itself has purveyed — as a judicious, resolute leader, blessed with the “vision thing” his father was accused of lacking and firmly in control of the ship of state.

»As this new book’s title indicates, Mr. Woodward now sees Mr. Bush as a president who lives in a state of willful denial about the worsening situation in Iraq, a president who insists he won’t withdraw troops, even “if Laura and Barney are the only ones who support me.” (Barney is Mr. Bush’s Scottish terrier.) Mr. Woodward draws an equally scathing portrait of Secretary of Defense Donald H. Rumsfeld, who comes off as a bully and control freak who is reluctant to assume responsibility for his department’s failures, and who has surrounded himself with yes men and created a system that bleached out “strong, forceful military advice.” Mr. Rumsfeld remains wedded to his plan to conduct the war in Iraq with a lighter, faster force (reflecting his idée fixe of “transforming” the military), even as the situation there continues to deteriorate.»

Un peu plus loin, Michiko Kakutani nous confirme cette première analyse en nous expliquant que “vraiment peu de choses dans cette analyse générale sont neuves, bien sûr”… Le “bien sûr” nous en dit beaucoup. Tout de même — pour justifier son bifteck, comme on dit — Woodward nous apporte des détails inédits, comme il se doit, et certains doivent être intéressants. Sur l’essentiel, il confirme pompeusement et avec sa plume professionnelle tant admirée ce que les indépendants et les dissidents ont écrit depuis quatre ans et que la presse MSM, et lui-même bien entendu (à commencer par ses Bush at War et Plan of Attak), ont démenti, dénoncé, moqué et vilipendé.

«Startlingly little of this overall picture is new, of course. Mr. Woodward’s portrait of Mr. Bush as a prisoner of his own certitude owes a serious debt to a 2004 article in The New York Times Magazine by the veteran reporter Ron Suskind, just as his portrait of the Pentagon’s incompetent management of the war and occupation owes a serious debt to “Fiasco,” the Washington Post reporter Thomas E. Ricks’s devastating account of the war, published this summer. Other disclosures recapitulate information contained in books and articles by other journalists and former administration insiders.

»But if much of “State of Denial” simply ratifies the larger outline of the Bush administration’s bungled handling of the war as laid out by other reporters, Mr. Woodward does flesh out that narrative with new illustrations and some telling details that enrich the reader’s understanding of the inner workings of this administration at this critical moment.»

Quand vous lirez un article de Woodward, songez-y…

Nous n’avons bien sûr pas lu State of Denial. Nous avons à peine parcouru Bush at War et Plan of Attack. Tout cela ressort du temps dont nous disposons et du faible accès aux nouveautés qu’on nous consent. Qu’importe, en vérité? (Mieux même : cela nous fait gagner du temps.)

Nous savions que GW Bush est un personnage médiocre, et que même ses communications avec Dieu manquent du souffle qui sied aux grandes entreprises de l’Histoire. Nous savions que Rumsfeld déteste Rice, qu’il s’entoure de “béni-oui-oui” et qu’il casse les reins des militaires. Nous savions que la guerre en Irak est un désastre sans précédent, quelque chose qui n’est pas descriptible par le langage critique commun. Nous savions qu’il ne suffit pas de dire que cette administration et le reste fonctionnent au mensonge, qu’il a fallu inventer un mot (“virtualisme”) pour décrire quelque chose de différent, une attitude psychologique générale qui est leur “state of denial” (leur “refus de la réalité”, si l’on veut).

Le commentaire sur le livre de Woodward peut donc se faire sans avoir lu le livre de Woodward. Il consiste en quelques points. Nous en avons sélectionné trois.

• Au regard de ce que le journaliste-historien officiel nous dit de la période qu’il décrit et nous souvenant de ce qu’il en fut dit, nous voilà confirmés dans l’idée que l’information officielle (celle du gouvernement et celle de la presse MSM qui la relaie) est certainement l’une des sources d’information les plus contestables aujourd’hui. On peut même avancer l’hypothèse que l’information officielle est aujourd’hui la plus contestable de toutes les sources d’information, qu’elle est proche du zéro en matière du crédit qu’on doit lui accorder, qu’elle a surtout comme intérêt de nous faire savoir ce que nos dirigeants voudraient que nous croyions. (Encore que, même ce point-là n’est pas assuré parce qu’il n’est pas sûr qu’ils ne croient pas ce qu’ils nous disent de croire, se montrant à cet égard parfaitement des virtualistes.)

Au reste, Woodward, devenu soudainement audacieux, a montré samedi ce qu’il fallait penser désormais de l’information officielle. The Observer de ce dimanche nous rapporte ceci :

«In the TV interview Woodward accuses Bush of keeping the real situation in Iraq secret from the American public and playing down the true level of violence. “There's public [information] and there's private. But what did they do with the private? They stamp it secret. No one is supposed to know,” he says.

(…)

»Woodward's book says that insurgent attacks in Iraq are now running at a rate of about four an hour and that officials believe the situation will get worse next year. That allegation is particularly damaging to the administration, which has staked its reputation in mid-term Congressional elections on its ability to win the war. It also flies in the face of regular Republican claims that the situation in Iraq is improving.»

• La deuxième remarque est que l’enchaînement de la psychologie est aujourd’hui la marque principale de l’époque. (Ce conformisme de fer s’appelle, lorsqu’on atteint aux dimensions d’une architecture de perception jusqu’à constituer une sorte d’“idéologie de la psychologie”: le virtualisme.) Cet enchaînement de la psychologie est évidemment comptable de tous les jugements et la mesure des actes du temps. Pour rester dans la réalité ou la regagner, et pour rapporter l’Histoire, il faut, aujourd’hui, nécessairement être un “dissident” de l’esprit.

• La troisième remarque se veut plus précise. Si State of Denial dit vrai sur Bush et son entourage et démolit Bush at War et Plan of Attack qui prétendaient dire vrai sur le même Bush et son même entourage, quel crédit pouvons-nous accorder à ce que Woodward & compagnie écrivent aujourd’hui sur ce qu’il se passe aujourd’hui? Notamment, dans le pompeux et glorieux Washington Post? Peanuts, ou bien nada. Il vaut mieux attendre trois ou quatre ans pour un bon commentaire.