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1335On oublie May, Merkel, et on parle des vraies femmes inventées par les génies du cinéma.
Extrait de mon livre sur Hitchcock et la condition féminine (Amazon.fr).
Vertigo se raconte simplement. Un homme tombe amoureux d’une femme qu’on lui demande de suivre à distance. Cette femme disparaît et il en voit une autre qui lui ressemble. Il en fait une copie de celle qu’il a connue avant de se rendre compte que cette copie a déjà servi. Il a aimé deux fois le corps de la copie de la même femme, jamais son original. Cette dimension très religieuse donne à ce film sur la mimésis son incomparable aura. Borges parle d’un dieu vers qui l’on remonte et que l’on connait indirectement (Almotasin), saint Paul de ce miroir à travers lequel nous percevons le mystère du monde. La recherche du mystère d’une âme devient la quête suprême dans ce film sans égal. Après on bascule dans la recherche du sosie et la fabrication de la copie. Tout le délabrement du monde moderne industriel (rappelons qu’un chevalier d’industrie est d’abord un homme malhonnête, un aventurier, un monteur de coups). L’industrie chez Pline c’est quand l’homme ne prend plus son temps.
De la même manière si la Femme est une image de la perfection, de la présence divine, de la divinité même, on comprend pourquoi le film fascine. Parce que l’on se rapproche du mystère essentiel de la vie humaine : tenter de trouver l’éternité, Dieu, à travers le jeu de la contingence quotidienne. Quand on oublie cela on est dans notre société de consumation et on attend de crever. Vertigo joue encore avec un puissant référent religieux et chrétien et les deux auteurs du roman d’entre les morts ne cessent dans leur livre de citer Orphée et Eurydice. D’où le titre du roman d’ailleurs : d’entre les morts. Au grand moment de sa quête le personnage principal –James Stewart donc dans le film – pense avoir ramené son Eurydice des enfers et par le simple jeu des apparences et d’une coiffure en chignon aux airs de grand vertige. On cite même Jakob Böhme dans le roman pourtant populaire qui inspire le plus grand film du cinéma. Car Vertigo est la parabole sur Hollywood, notre bonne vieille usine à rêves. Vertigo est le film qui nous raconte comment nous finissons par adorer des fantômes fabriqués artisanalement d’abord puis à la chaîne. Ajoutons My Fair Lady et Sunset Boulevard de Billy Wilder et on aura la meilleure réflexion sur cet ombrageux sujet.
C’est Truffaut qui voyait dans la geste de James Stewart celle d’un metteur en scène désirant créer sa créature de cinéma. Car il fabrique une créature de rêve à partir d’une créature de chair. Et en effet on est tous tombés amoureux d’une actrice qu’on nous a montrée au cinéma, qu’on nous transformée et fabriquée. Il y a des fausses Guenièvre dans le roman de Lancelot, il y aurait de copies de femme parfaite. On se rappelle que dans l’excellent L.A. Confidential un démiurge crée des sosies de belles actrices pour satisfaire une bonne clientèle. Mais ce démiurge est un simple pornocrate cette fois, pas un mari qui veut tuer sa femme ! De la même façon cette reproduction industrielle de belles filles oniriques a une dimension terriblement malsaine et vaine, qui a contribué à l’appauvrissement de notre psychisme, de notre vie quotidienne et de nos sociétés transformées en « conglomérat de solitudes sans illusions (Debord). »
Mais le cinéma aime piéger les artistes comme je l’ai montré dans mon livre sur la damnation des stars. Ils deviennent des prisonniers de leurs propres rôles. L’heureux amant de telle actrice tombait amoureux du personnage, pas de la femme, comme ce toréro malin qui allait raconter aux copains la nuit de rêve qu’il avait passée avec la pauvre… Ava Gardner ; Rita Hayworth se plaignit aussi d’un similaire destin, et l’on sait ce qui arriva à Norman Jean Baker…
Autant de rôles, autant de maris, et de marris, comme je disais dans mon chapitre sur les drôles de rôles. La blonde muée en femme fatale est la femme prisonnière, comme la pauvre Kim Novak dans le film hitchcockien, dont le modèle meurt deux fois. Lui-même (Hitchcock) n’a cessé de rêver de sosies. La jeune épouse dans Rébecca rêve de plaire à son mari noyé dans ses cauchemars en imitant l’épouse atroce disparue. Et Hitchcock cherche ensuite des sosies à Grace Kelly devenue princesse à travers des actrices plus ou moins heureuses comme Janet Leigh, Eva Marie-Saint ou bien Tippi Hedren. Icone post-hitchcockienne notre Catherine Deneuve (que j’aimai en peau d’âne enfant) joua aussi ce rôle de femme sublime en papier glacé. Pour foules en goguette.
Dans ce film on oublie que le personnage principal, que l’on voit assez peu, est l’ami assassin, comploteur et génie, qui arrive à créer une vraie copie de sa propre femme pour en justifier la disparition ! Ce démiurge (il veut que l’acrophobe tombe amoureux de son épouse modélisée) est plus présent dans le roman de Boileau et Narcejac. Ce roman sinistre est lié à la deuxième guerre mondiale. Après la guerre et la défaite ce n’est plus la France.
Il est bon de rappeler aussi que Boileau et Narcejac parlent des arrière-plans ésotériques du film. Le mari crée donc une copie, vraie créature de fortune deux fois manipulée par le désir masculin (syndrome Higgins, voyez my fair lady qui fait d’une fille de la rue comme Elisa une parfaite mais malheureuse princesse de cour), et James Stewart la recrée, sans que l’on sache trop pourquoi finalement. Il aime un souvenir (la madeleine de Proust qui donne son nom à l’héroïne !), il sait que son ouvrière n’est pas l’original, que lui reste-t-il alors sinon une copie, comme ce collectionneur pas assez fortuné qui va se payer la copie d’un tableau de maître. Le vertige douloureux va se produire quand il saura qu’il a été floué et qu’il a aimé une actrice (qui est tombée amoureuse, les mimes tombent toujours amoureux) et pas une femme de rêve. Une ombre un reflet, une copie...
La chute moderne (le péché originel ?) est là toute proche. Du reste Chrysostome nous met en garde contre le théâtre car nous tombons amoureux de l’actrice et après le spectateur en oublie sa femme ! Il préfère voir, rêver, se souvenir que vivre !
« Ne voyez-vous pas que ceux qui reviennent du théâtre sont amollis? Cela vient de ce qu'ils prêtent une grande attention à ce qui s'y passe: ils sortent de là après avoir gravé dans leur âme ces tournements d'yeux, ces mouvements de mains, ces ronds de jambes, les images enfin de toutes ces poses qu'ils ont vues produites par les contorsions d'un corps assoupli ? »
La femme peut sortir de tout cela bravement bien sûr :
« …la femme, qui avait été autrefois l'instrument du démon, a brisé la force du même démon ; ce vase fragile et délicat, est devenu une arme irrésistible ; des femmes bravent maintenant la mort… »
Mais revenons à Hitchcock.
Dans fenêtre sur cour aussi, à la si belle Grace Kelly qui vient dans la nuit de son appartement, James Stewart préfère le lointain (la télé-vision) jouer au Peeping tom, au voyeur, avec ses voisins. La réalité lui plait moins, même si belle, que l’illusion vue de bien loin. Il faudra que la belle se risque dans l’appartement du tueur pour que le voyeur se remettre à la désirer. Nous devenons une race de Peeping Tom, dit la masseuse génialement interprétée par Thelma Ritter (tout le génie du film en cinq minutes de leçons de cette bonne dame d’un autre temps, celui d’avant l’intelligence et la psychanalyse) qui voit James Stewart se vider par son regard et devenir toujours plus impuissant. A la fin il n’y a plus qu’un bras de disponible comme celui que nous avons aujourd’hui pour changer de… chaîne. Ô Platon, ô caverne !
Boileau et son compère étaient très conscients de la dimension métaphysique de leur film. Ils évoquent Böhme (si l’on parle kabbale, évoquons la shakina qui est la présence divine manifestée par une femme), la crise mystique du personnage et une bonne dizaine de fois le nom d’Eurydice avec toute la dimension rétrocessive du mythe. Etre Orphée c’est regarder en arrière pour être sûr de rater sa vie et sa nana. Hitchcock montre dans sa conclusion délirante – (une bonne sœur arrive sur le clocher, effraie la blonde, la pousse à la mort, se signe et sonne les cloches !) combien il aurait fallu se purifier au lieu de se laisser aller.
La vraie femme chez Hitchcock c’est celle qui correspond au dieu d’Hölderlin : il existe peut-être mais dans un autre monde (zwar leben die gotter… in anderer welt…) plus pointu que le nôtre.
Nicolas Bonnal, la damnation des stars (Filipacchi) ; Alfred Hitchcock et la condition féminine (Amazon.fr)
Spoto – la vie de Hitchcock