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28 septembre 2007 — L’Europe connaîtra-t-elle en 2008 une crise à l’image de celle qu’elle a connue en 2005, et qui en serait le complément, voire le prolongement? Cette question est intéressante parce que, si elle est arbitrairement déterminée elle est logiquement justifiée.
L’hypothèse considérée ici est que cette crise portera sur la défense, qu’elle sera (à nouveau, comme en 2005) le fait de la France, qu’elle portera implicitement sur la question: oui ou non, veut-on que l’Europe soit une puissance? Poser cette question, c’est poser implicitement la question de l’“Europe puissance”, ce concept cher à la France, dont on dit en général que les Français sont les seuls en Europe à les partager avec eux-mêmes, que pourtant aucun pays de l’UE ne peut répudier officiellement par devoir de vertu européenne.
(Ce dernier point est si important qu’il mérite un peu d’attention. Par “devoir de vertu européenne”, nous entendons l’obligation où les dirigeants européens, souvent jusqu’aux plus atlantistes, se trouvent d’acquiescer à certains projets qu’ils n’aiment pas, dès lors que ces projets ont l’étiquette “européenne”. Il est quasiment impossible aujourd’hui à un politicien européen, — sauf peut-être un britannique et plus sûrement un polonais, — de réfuter complètement l’idée de la nécessité d’une défense européenne. C’est le fardeau du double-triple langage virtualiste qui est la pratique impérative de l’establishment occidental. La bataille, pour la plupart des politiciens européens, commence aussitôt après l’acceptation rhétorique et contrainte de la chose et se résume à cette proposition: comment vider de toute substance cette idée de défense européenne?)
Il est manifeste, du côté de Sarkozy, que la question de la défense européenne est une priorité. Elle figure comme telle dans son discours du 27 août comme dans son interview à l’International Herald Tribune du 23 septembre. Elle sera posée d'une façon spectaculaire lors de la présidence française de l'UE, en juillet-décembre 2008, et même dans les mois précédents. Elle est explicitement liée, par le président français, à la question de l’OTAN, — mais d’une façon inattendue, inverse de l’habituelle.
Hors l’habillage rhétorique standard (dont Sarkozy lui-même use et abuse, bien entendu) proposant la notion de complémentarité égalitaire entre les deux systèmes, la démarche courante est de faire dépendre le développement de la défense européenne, une fois celui-ci entrepris, d’un lien à établir avec l’OTAN. Cette interrogation du lien avec l’OTAN posée, c’est la question, — en général vite résolue pour la plupart des esprits, américains certes mais aussi européens, — de la sujétion de la première (UE) à la seconde (OTAN) qui est posée, — comment neutraliser telle ou telle tentative européenne en la mettant sous la coupe de l’OTAN? Dans le cas Sarko, la démarche théorique est présentée à l’inverse, avec un lien aboutissant paradoxalement à faire dépendre la bonne marche de l’OTAN (avec les Français réintégrés) du développement d’une défense européenne sérieuse.
Lorsqu’il parle de la réintégration de la France dans l’OTAN (chose que personne à l’OTAN n’a demandée à la France, mais cela ne peut se dire), Sarkozy pose comme l’une des deux conditions impératives de cette réintégration le développement de la défense européenne. Ainsi, l’OTAN deviendrait en théorie comptable du développement d’une défense européenne nécessairement (dans l’esprit des Français) “indépendante”, dont elle (l’OTAN) se défierait par ailleurs comme de la peste, qui ne dépendrait pas d’elle, dont elle ne verrait pas elle-même la nécessité puisqu’elle-même existe et ainsi de suite. Si l’on s’en tient à la logique des apparences et des convenances courantes dans les milieux européens et transatlantiques, l’exigence de Sarkozy est complètement hors de propos, presque surréaliste et baroque; si l’on s’intéresse au réel, elle est extrêmement déstabilisante et porteuse d’une crise européenne grave. Il est possible que, pour les deux cas, personne ne se soit aperçu de rien. La chose n’a d’importance qu’anecdotique, les grands mouvements déstabilisants n'ayant guère besoin de la conscience de ceux qui les déclenchent.
Tout cela, ces intentions paradoxales ou contradictoires, — tout cela n’a pas vraiment de sens, si l’on s’en tient à la logique des situations, des besoins, de la situation de la sécurité, etc., — bref, tout ce qui concerne ce qu’on nomme la “défense”; mais tout cela a énormément d’importance, au contraire, s’il s’agit de dévoiler les situations dissimulées, les sujétions déguisées, les réels engagements politiques, les liens d’influence, etc. On peut alors en revenir à la question de la défense européenne et à notre hypothèse selon laquelle cette question deviendra la grande affaire européenne de 2008 et, peut-être, avec un peu de chance, une crise majeure pour l’Europe. Il s’agira particulièrement, dans le contexte qu’on vient d’esquisser, d’une affaire politique dont le premier effet sera de mettre en lumière, par le biais de l’aspect pratique de l’intention toujours affirmée en théorie de faire une défense européenne, la véritable situation politique européenne à cet égard. Comme l’on dit : “On se comptera”.
Il s’agit d’un changement de priorité qui débouche — involontairement, on en jurerait, — sur une rupture de méthode. Jusqu’alors, les Français approchaient la question de la défense européenne en bonne logique cartésienne, indépendamment de l’OTAN (ensuite se poserait la question des liens avec l’OTAN). Leur but affiché était l’indépendance européenne, rien que cela, et leur approche était donc logique. Cette fois, ils mêlent les deux problèmes. Pour autant, ils respectent toujours la logique, celle du président qui tient à sa quadrature, qui est dans ce cas simultanément de rétablir des liens transatlantiques et d’affirmer la France au niveau européen. (C’est ce que les gaullistes reprochent à Sarkozy, à juste titre toujours en s’en tenant à la logique cartésienne.) Mais la logique cartésienne n’a rien à voir avec la totale perversité de la situation européenne et transatlantique, qui est une dissimulation constante d’une situation de complète sujétion derrière des affirmations à la fois d’alliance avec les USA et d’autonomie européenne.
Nous en revenons à notre paradoxe. L’ingénuité française induite par la logique cartésienne, — dans ce cas, un président qui veut en même temps l’alliance avec les USA et l’indépendance de l’Europe/de la France — se traduit dans la réalité par un machiavélisme parfait parce qu’involontaire; l’ingénuité devenue machiavélisme involontaire est en effet de considérer comme parallèles et complémentaires, conformément au catéchisme, deux ambitions qui sont en réalité contradictoires et même antagonistes. Le sens de la démarche, le fait qu’elle soit française, placent d’abord les autres devant cette contradiction à laquelle ils souscrivent systématiquement.
Le résultat va être en effet de placer les atlantistes européens, c’est-à-dire les Européens soumis aux USA (puisqu’il en va ainsi de la définition de l’atlantisme dans ce cas), c’est-à-dire à peu prèstous les Européens (sauf qui vous savez, — c’est-à-dire la France — malgré les glapissements de la critique franco-française), devant le casse-tête de devoir concilier leur discours faussaire avec la réalité de leur sujétion. On ne peut repousser a priori l’intention française d’un rapprochement de l’OTAN et on ne peut non plus repousser a priori l’intention française d’une défense européenne dès lors que les deux initiatives sont liées. Et le fait est qu’envisager une défense européenne à partir du lien avec l’OTAN permet d’envisager de faire sérieusement une défense européenne qui ne serait pas vidée de sa substance après qu’elle ait été lancée, par l’établissement postérieur du lien avec l’OTAN comme dans la formule originelle.
Le caractère involontaire du machiavélisme français tient à ce que les Français ont tendance à prendre pour vraies certaines affirmations du discours faussaire, notamment concernant l’alliance US. Ils croient, tout en reconnaissant les bandits et les gredins partout où ils se trouvent mais sans tirer de conclusion sur le système, ils croient qu’il existe tout de même une alliance. Ils posent donc des problèmes dont ils jugent qu’on les traitera pour ce qu’ils sont alors qu’en fait on ne cherche qu’à ne pas les traiter. La réalité organise les choses différemment; le discours faussaire est complètement faussaire en vérité, et lorsque ceux qui le disent se trouvent confrontés en plein jour à ce caractère ils sont en difficulté puisqu’ils ont par ailleurs leur devoir de vertu européenne. Quant aux Français, puisqu’ils se jugent en la circonstance parfaitement honnêtes et arrangeants, ils devraient n’en être que plus exigeants, d’une part sur les conditions d’entrée dans l’OTAN, d’autre par sur la nécessité d’une défense européenne.
Face à l’initiative française, les autres pays européens se trouveront confrontés à des pressions insupportables; obligés d’applaudir (du bout des doigts) à la volonté française de réintégrer l’OTAN, enrageant en réalité parce que cette volonté met en question des situations acquises, des postes de commandement, etc., tout ce qui fait le confort et la vertu de l’OTAN; obligés d’appuyer l’intention d’une défense européenne qui les embarrasse en réalité terriblement (voir l’intervention du ministre portugais de la défense, qui fait grand bruit dans les couloirs bureaucratiques et européens où elle est considérée comme “importante” et “courageuse”, — on aura tout entendu).
C’est cette confrontation, avec un Sarkozy pressant comme on le connaît, insupportable, intrusif, culotté et sans scrupules, qui fournit des ingrédients pouvant former une crise européenne majeure. Personne ne la veut, personne ne l’appréhende, les Français moins que personne, qui croient à leur arrangement dans la réconciliation générale et pour la plus grande gloire de leur président, quadrature enfin résolue. Raison de plus pour y croire, à cette possibilité de crise, et faire crédit à Sarko d’une capacité involontaire de créer le désordre dans des systèmes de sujétion bien établis et ronronnant depuis des décennies. Quelques points de fixation de la crise pourraient être ceux-ci:
• Certains pays européens pourraient être prêts à préférer des alliances bilatérales avec les USA à une défense européenne renforcée. (Le cas de la Pologne est le premier à venir à l’esprit. Les Polonais ont déjà dit qu’ils préféraient désormais une alliance bilatérale avec les USA à leur position dans l’OTAN. Quant à une défense européenne…) C'est un bon cas de désordre dans le système européen.
• Certains problèmes et crises en cours risquent d’exacerber encore plus le cas de la défense européenne. Ne peut-on considérer que la notion d’une défense européenne indépendante interfère considérablement sur l’initiative US d’installer des missiles anti-missiles en Europe, donc implique que les Européens se penchent sérieusement sur le problème?
• La question des dépenses de défense va jouer un rôle fondamental, entre ceux qui sont “sérieux” au niveau de la défense et ceux qui ne le sont pas. Des regroupements pourraient s’effectuer selon cette référence, conduisant de facto à une situation de “noyau dur” détaché du reste et perçu comme en opposition au reste.
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