“Hypotourisme” massif et “usure du monde”

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“Hypotourisme” massif et “usure du monde”

Le Système est par définition à la fois la chose universelle et s’il va à son terme notre finitude absolue, sinon notre néantisation ; de la même façon prétendent l’être, avec raison, ses productions et incarnations terrestres, comme notre contre-civilisation et l’américanisme qui en sont les rejetons, qui en tant que manifestation à prétention civilisationnelle (justement), qui en tant que courroie de transmission pour en faire le bras armé. Cela implique que toutes les activités organisées et figurant dans les normes sont à l’image du Système, comme lui prospective de finitude absolue et de néantisation. Cela implique (suite) que le tourisme dit “de masse”, est en train de devenir, par réalisation conceptuelle d’une vérité-de-situation et perception transmise à une psychologie crisique en tension paroxystique, un monstre épouvantable chargé de tous les caractères du Système.

Le “tourisme de masse” comme on dit “terrorisme de masse” commençant donc à être réalisé pour ce qu’il est, – “monstre épouvantable chargé de tous les caractères du Système”, – l’on signale bienheureusement depuis 2-3 ans des mouvements d’esprit insurrectionnel à son encontre, ici et là. Mike Beuve, de Spoutnik-France, a interviewé le 7 août 2019 Rodolphe Christin, auteur du Manuel de l’antitourisme et de L’Usure du monde, pour parler de ce phénomène à l’aune du sartrien « L’enfer, c’est les autres ». Il semble en effet que des mesures pour limiter ou contenir ce “tourisme de masse”, ou “surtourisme” comme le nomme Christin, commencent à être prises dans des villes de grands flux touristissimes (Barcelone, Londres,  Venise, Amsterdam sont notamment cités). Des organisations activistes contre cette dynamique sont signalées, comme Arran en Espagne, qui a diffusé le 5 août une vidéo montrant deux militants masqués vandalisant des voitures de location à Palma de Majorque.

Règne de la quantité, disait Guénon : « Selon l’organisation mondiale du tourisme (OMT), le nombre de touristes dans le monde en 2030 devrait atteindre les 1,8 milliard. En 2018, 1,4 milliard de personnes se sont rendues dans un pays à l’étranger (avec au moins une nuit sur place). Un  chiffre en augmentation de 6 %  par rapport à 2017. D’ailleurs, dans son étude prospective publiée en 2010, l’OMT prévoyait de franchir le cap de 1,4 milliard en… 2020 ! »

Faut-il dire “surtourisme”, ou bien pourquoi pas “hypertourisme” (du grec hypér, “au-dessus, au-delà”) ; ou bien encore, pour éviter une suggestion de hauteur bien mal à propos, ne faudrait-il pas dire, du point de vue qualitatif mais en conservant l’aspect monstrueusement quantitatif “hypotourisme” (du grec hypo, “sous, dessous, en dessous”) ? Nous aurions alors un “hypotourisme massif” qui travaillerait à miner par en-dessous, presque souterrainement, la forme du monde conçue comme essence (selon la définition qu’en donne Guénon), exactement comme font les termites, – mais elles, pour une tâche qui a au moins du sens selon le sens de leur espèce.

Le mot “tourisme” est en lui-même déjà suspect. Il fut un temps pas si lointain où l’exclamation “C’est un touriste !” portait une connotation extrêmement péjorative (un peu comme l’on disait, de ce temps-là, “C’est un bourgeois !” ou “C’est un nouveau-riche !”) ; Flaubert l’employa dans ce sens, comme Pierre Louys et tous les grands voyageurs et découvreurs d’autres civilisations du XIXème siècle, qui se distinguaient radicalement des sortes de Bouvard & Pécuchet parcourant les pays lointains pour n’en rien voir sinon les clichés et les références qui les conduisaient à faire l’apologie de leur propre médiocrité géographique et sociale, leur “chez-soi”, chez les autres dont ils foulaient, dont ils désacralisaient le sol. A l’époque où l’on savait encore un tout petit peu vivre, en 1873 pour ce cas, Littré donnait cette définition superbement méprisante : « ‘Touriste’ : Il se dit des voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement, qui font une espèce de tournée dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes. » Il faut retenir le mot “tournée” puisqu’il correspond au mot “touriste”, comme on tourne en rond dans un salmigondis anglo-français bien significatif... « L’origine du mot est anglaise,‘tourist’, qui trouve son étymologie dans le mot français ‘tour’, ou ‘voyage circulaire’. »

Ainsi en arrivons-nous où justement nous voulions en arriver : cette idée de “voyage circulaire”, du “tourner en rond” rejoint l’idée de la rotondité de la terre qui est utilisée comme symbole de la modernité triomphante chez PhG (La Grâce de l’Histoire), Tome-II, comme le relevait justement l’ami Bonnal dans son texte du 30 juillet 2019 : 

« Ce que Hamlet appelle The Distracted Globe (TDG), après avoir écouté le fantôme (I, 5), ce mot global donc, et toutes ses connotations néototalitaires, Philippe Grasset en parle bien, en parle extraordinairement à sa page 200 : 
» “La rotondité de la terre permet de suggérer que l’espace physique prend la forme d’un symbole de l’inéluctabilité de la modernité comme maîtrise du monde (on dira plus tard globalisation du monde, ce qui veut dire sous forme pléonastique globalisation du globe et confirme que le globe terre n’est pas seulement un phénomène physique, et qu’il est également le symbole à la fois de la maîtrise et de la fermeture du monde par la modernité).” »

Dans ce passage, tout en affirmant, sans doute un peu hypocritement ou d’une façon énigmatique (au choix) si l’on connaît le bonhomme (PhG), que « Ce qu’on observe ici n’est pas le regret de la formule “la terre est plate”... », on lit qu’ « Avant la Renaissance, les perspectives, du monde physique étaient inconnues ; avec la Renaissance, on reconnaît son immensité mais également et surtout sa finalité, caractérisée nécessairement par la forme de la rotondité de la terre, devenue globe et devenue nécessairement fermée, emprisonnant d’une certaine façon tous les élans du passé. »

(Effectivement, cette évolution symbolique correspondant à la modernité rompt complètement avec la situation symbolique d’avant. La situation symbolique de “La terre est plate”, renforcée par l’idée du monde connue borné par les colonnes d’Hercule [le détroit de Gibraltar] ouvrant sur une terra incognita ou un cosmos incognitum, où Platon situait l’Atlantide, perspective qui est peut-être, plus loin, celle de l’Éternité ; tout cela constituant un puissant symbole de liberté, sinon de sens de la vie et du monde, alors que la rotondité en tant que symbole en est privée par rapport aux capacités de déplacement du sapiens “qui tourne en rond”, – à moins que l’on prenne en compte une narrative nommée “conquête de l’espace”, une fois qu’on se sera mis d’accord sur la question du nombre de premiers pas sur la Lune, ainsi que sur la marque des semelles imprimées dans la gadoue lunaire...). 

Le symbole qui est présenté ici avec la rotondité de la Terre complètement envahi par le tourisme est celui de l’emprisonnement, et s’il peut s’appliquer au “tourisme de masse”, à l’“hypotourisme massif”, c’est à la fois pour le susciter dans l’immensité du globe terrestre, et l’emprisonner dans sa rotondité, avec comme occupation la tâche de destruction que nous décrivent aujourd’hui les critiques d’une telle zombification, dont Christin. Ainsi, les fonctions essentielles du Système sont-elles symboliquement (et opérationnellement pour certains effets) remplies par l’“hypotourisme massif” : surveillance, occupation/entertainment et contrôle des foules zombifiées, entropisation systématique des espaces investis, perte des identités structurantes, etc.

Les réponses de Christin montrent bien que la résolution du problème ainsi posé, qui apparaît aujourd’hui dans toute sa puissance déstructurante, implique purement et simplement un changement de civilisation, autrement dit selon le jargon dialectique de notre ligne de spéculation, la destruction du Système (Delenda Est Systemum). On voit que chaque grande activité, dont certaines pourraient être d'abord considérées comme anodine et neutre, prennent très rapidement sous la poussée massificatrice et déstructurante du règne de la quantité, une dimension politique et métahistorique impossible à ignorer, avec une aggravation de la Grande Crise qui va avec. On observe également l’imbrication de toutes les situations crisiques créées par le Système (l’économie importante mais très fragile créées par l’“hypotourisme massif”, qui s’effondrerait si cette activité était contrariée, etc.), ce qui implique une impossibilité totale de réforme... Delenda Est Systemum, impossible de sortir de cette prescription vitale.

Ci-dessous, donc, l’interview de Rodolphe Christin, sociologue et auteur du Manuel de l’antitourisme (Éd. Écosociété) et de L’Usure du monde : critique de la déraison touristique (Ed. L’Échappée)

dedefensa.org

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Le tourisme de masse exaspère

Spoutnik France : «Comment expliquez-vous que le tourisme soit désormais perçu comme quelque chose de globalement négatif ? »

Rodolphe Christin : « C’est une perception de la négativité du tourisme qui est récente. En tout cas, récente dans les manifestations visibles qu’elle prend dans les capitales européennes qui, à mon avis, restent minoritaires. On observe quand même un consensus global à la fois des pouvoirs publics, des pouvoirs privés et entrepreneuriaux, sur les bienfaits du développement touristique. En effet, il y a une réalité, pronostiquée par l’organisation mondiale du tourisme (OMT), qui prévoit des flux toujours plus importants de touristes dans le monde. C’est une industrie qui a de beaux jours devant elle, si aucun imprévu ne survient, mais qui effectivement rencontre, de par ses excès de plus en plus de contestations. C’est un nouveau phénomène qui va aller en s’amplifiant parce que les problèmes s’aggravent, notamment ceux liés à l’occupation de l’espace, à l’accès au territoire, ou encore à la gestion des ressources et des nuisances apportées par le tourisme.
» Il y a quelque chose de particulier dans le tourisme c’est que les profits sont privés, mais la prise en charge des coûts occasionnés par celui-ci est bien souvent socialisée, c’est-à-dire que ce sont les pouvoirs publics, nos impôts, qui prennent en charge ces coûts

Spoutnik France : «Quels sont les dangers que représente le tourisme de masse ? »

Rodolphe Christin : « Le tourisme d’une manière générale, et non pas uniquement le tourisme de masse, comporte intrinsèquement des dangers. Le tourisme est une industrie comme les autres, qui a pour ambition de se développer toujours plus, poussé par une logique de recherche de profits maximums comme tout système capitaliste. Le tourisme n’échappe en rien à des logiques qui prévalent pour toute l’industrie. Ce sont donc des problématiques sociales parce que le tourisme occupe l’espace habité par des gens qui vivent sur place. Lorsque le tourisme est très développé, ils ont de plus en plus de mal à vivre normalement leur vie quotidienne parce que lorsque le nombre de visiteurs devient important, l’offre de biens et services se met à leur service, au détriment des résidents.
» C’est aussi un problème écologique, par exemple de gestion des déchets sur les territoires, des ressources en énergie, en eau. Pour cette dernière, dans certaines régions, cela crée des conflits d’usage, par exemple, entre les douches que doivent prendre les touristes chaque jour, voire plusieurs fois par jour lorsque le climat est chaud, l’entretien des terrains de golf sur lesquels ils s’amusent et puis l’irrigation agricole qui permet de produire de la nourriture. 
» D’autre part, le tourisme est un facteur de pollution importante notamment parce qu’il repose beaucoup sur l’usage de l’avion qui est un producteur de gaz à effet de serre extrêmement important. L’impact écologique réside aussi dans les innombrables infrastructures nécessaires au développement du tourisme, qui altèrent les paysages: routes, autoroutes, aéroports, parkings, stations résidentielles, parcs d’attractions…
» En outre, le tourisme pose également une problématique économique. Effectivement, si tout le monde vante les richesses produites par le tourisme, on a aujourd’hui suffisamment de recul pour s’apercevoir que le tourisme n’a jamais éradiqué la pauvreté notamment dans les pays du sud. De plus, l’économie touristique a toujours tendance à mettre sous sa coupe tous les autres secteurs d’activité comme l’hôtellerie, la restauration, le BTP ou même l’artisanat. Or, c’est une économie qui dépend de flux extérieurs au territoire donc elle reste de ce fait potentiellement très fragile. Si pour une raison ou pour une autre les flux de touristes sont contrariés, c’est tout un territoire, toute une région, tout un État qui peut se retrouver dans une situation difficile. »

Spoutnik France : «Les populations locales sont de plus en plus méfiantes face au “surtourisme”. On pourrait citer le cas de Barcelone  où l’on a vu fleurir des graffitis “Tourists go home, refugees welcome” [“touristes rentrez chez vous, réfugiés bienvenus”]. Comment expliquez-vous ce ressentiment ? »

Rodolphe Christin : « Les gens commencent à mal vivre le tourisme, de manière intense et ils le manifestent. Notamment, dans certaines grandes capitales marquées par ce qu’on appelle désormais le “surtourisme”. En effet, ces villes sont confrontées à une croissance rapide de la fréquentation touristique. Néanmoins, c’est important de souligner que, si on en parle beaucoup, car c’est devenu une espèce de concept à la mode, ce phénomène de saturation n’est pas récent. Ces phénomènes existent depuis les débuts du tourisme […], mais ils affectaient des lieux circonscrits dont personne ne parlait. Aujourd’hui, ce qui est nouveau, c’est que ce phénomène impacte les grandes capitales européennes et que les gens se mobilisent pour manifester leur mécontentement de manière ostensible. Nombreux sont les médias qui s’en emparent et donnent de la visibilité à ces mouvements. A titre personnel, cela fait près de 15 ans que je développe dans l’ombre une critique du tourisme et c’est seulement depuis ces deux dernières que les sollicitations affluent.
» Il est important d’analyser, de critiquer le système touristique pour éviter une espèce de ressentiment qui pourrait être parfois xénophobe et qui pourrait s’attaquer aux touristes. »

Spoutnik France : «Comment pourrait-on allier le tourisme avec la préservation de l’environnement et des cultures voire des spécificités locales? Le tourisme “éthique” peut-il être une solution? »

Rodolphe Christin : « Le tourisme éthique, ou solidaire, est un segment commercial de plus, qui est sans doute moins toxique que les autres, mais qui n’est en aucun cas une solution au problème. Il correspond aux envies d’une clientèle qui a envie de se dédouaner des méfaits du tourisme en versant un peu plus d’argent aux sociétés locales, ou en consacrant une part du forfait acheté à la préservation ou à la restauration des écosystèmes locaux. 
» Néanmoins, ces déplacements écotouristiques ou de tourisme équitable se font souvent en avion comme n’importe quel déplacement touristique pour des durées qui sont relativement courtes. Leur impact écologique est loin d’être neutre et, pour ce qui concerne les relations nord-sud, l’échange touristique reste asymétrique: des riches vont visiter plus pauvres qu’eux et ce n’est pas grâce à ce type de tourisme qu’on va éradiquer la misère.
» Le tourisme responsable ne règle pas les problèmes. Si tous les touristes se mettaient à acheter des forfaits de tourisme équitable, très vite ça ne resterait pas responsable, équitable et écologique bien longtemps. »

Spoutnik France : « Finalement, quelle pourrait être la solution idéale ? »

Rodolphe Christin : « De mon point de vue, la solution serait de se livrer à une forme de décroissance touristique, qui reviendrait à prendre le contrepied des logiques du capitalisme et de la société de consommation. Pourquoi a-t-on autant besoin de partir en vacances ? Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce le symptôme d’une vie quotidienne devenue extrêmement harassante, invivable ? Il faudrait donc réfléchir sur les moyens à mettre en œuvre pour transformer cette vie quotidienne.
» Sur un plan politique, à court terme, je serais plutôt partisan de la mise en place d’un moratoire afin de cesser de créer des infrastructures touristiques qui transforment durablement la vie dans les territoires. Par ailleurs, il faut remettre en cause et comprendre ce que cela signifie d’avoir une économie qui serait entièrement dévouée au tourisme. En disant cela, j’ai bien conscience d’être complètement à l’opposé de ce qui se profile. En effet, tous les pays du monde, tous les territoires, toutes les régions veulent développer ce secteur d’activité. 
» Pourtant, l’activité touristique n’est absolument pas compatible avec un monde en transition, en lutte contre les dérèglements climatiques. On parle beaucoup de transition écologique, énergétique, liée notamment aux transformations du climat, mais si on veut répondre à ce défi de manière non hypocrite, il faudra, à un moment donné, revoir tous nos comportements, y compris nos comportements touristiques. Par conséquent, il nous faudra revoir les organisations mises en place pour développer le tourisme. Au-delà, il devient nécessaire d’envisager une sortie du capitalisme vers des sociétés plus égalitaires, qui expérimenteraient ce qu’à la suite de Murray Bookchin j’appellerais des formes d’“écologie sociale”. Comme nous ne sommes pas à la veille d’un tel mouvement, le tourisme a de beaux jours devant lui.
» Après c’est également une réflexion sur le sens de la vie. Souhaite-t-on devenir les figurants de l’industrie touristique ? Voir nos territoires se transformer en parc d’attractions ou en zone commerciale à ciel ouvert ? Est-ce intéressant de vivre dans ce monde-là? C’est une réflexion politique qu’il faudrait mener de manière un peu sérieuse, c’est-à-dire radicale. »