Ici Radio-Free-USA, un fou parle-t-aux fous

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Ici Radio-Free-USA, un fou parle-t-aux fous

14 août 2016 – Hier, lisant les vertigineuses nouvelles, en nombre vertigineux, dont vous ne pouvez rien distinguer le vrai du faux, ni même plus si le vrai et le faux existent, je me disais que Coluche, s’il avait poursuivi sa candidature de 1981 et fait campagne, n’aurait pas fait mieux que The Donald dans son dessein, construit ou pas, conscient ou non, de ridiculiser le Système... Pour résumer, je m’interrogerais de cette façon : est-ce Le-Donald qui est fou ou bien est-ce The Donald qui est en train de les rendre fous ? Vous savez, la question mérite d’être étudiée très attentivement, car tous ces jugements sévères, furieux, horrifiés, bienpensants, très moralisants, très comme-il-faut, très corrompus-chic et démocratiquement-usurpateurs, qui l’accablent et l’excommunient, qui le vouent aux gémonies et à l’enfer-et-damnation, hors de la communauté de notre-civilisation du monde, tout cela vient de gens qui souscrivent plus ou moins mais des deux mains par le fait même, à la politique démente de leurs pays qui est en train de détruire le monde et leur pays avec lui au nom de leur contre-civilisation et de la cotation en bourse de Lockheed Martin. Pour qui a un peu de temps à lui, cela laisse à penser.

D’toutes les façons, hein, Le-Donald est mort, fini, balayé-je-me-fous-du-passé, plus le droit à la parole, clown bientôt sans emploi, – voilà un premier fait qui est répété, et répété depuis au moins neuf-dix mois ; dix, vingt fois démentis, dix-vingt fois repris comme une révélation d’expert ou l’antienne d’un simple d’esprit. Cette fois plus question d’y revenir … D’ailleurs, ce sont les sondages, qui hoquetaient diversement et suspectement depuis juin dernier, qui se sont enfin unis pour trancher dans le vif, et même dans le gras : il est fini n.i.-ni-ni, le-Trump. Cela nous vaut certaines figures de gymnastiques de type-olympique, comme cette histoire de Mr. Alan Abramowitz, créateur du modèle de prévision statistique Time for Change pour les présidentielles qu’il utilise pour contribuer aux travaux du centre statistique Crystal Ball du Policy Center de l’Université de Virginie.

D’un côté, il nous est dit que le modèle a donné les résultats populaires justes de toutes les présidentielles depuis 1988, d’un autre côté il nous est dit que le modèle donne Trump gagnant le 8 novembre par 51,4% contre 48,6%. Embarras de Mr. Abramotwitz, on comprend pourquoi. D’où sa “décision inhabituelle” de “laisser tomber son modèle” nous dit en quelque sorte Washington Examiner (« However, in an unusual move, Abramowitz is throwing his own model under the bus ») ; parce que, explique Mr. Abramowitz, d’une part Trump est un candidat si inhabituel, parce que d’autre part il est si impopulaire ; du coup, Mr. Abramowitz donne Hillary largement gagnante, comme tous les autres sondages de Crystall Ball, et tous les sondages en général, – parce que, en un sens qui est le bon, il importe que tous les sondages soient d’accord, et, en un sens qui est le meilleur concevable, il est évident qu’ils ne peuvent se mettre d’accord que sur la victoire d’Hillary. (Parce que Hillary est une candidate absolument conforme et qu’elle a un taux d’impopularité qui est à peine croyable, ce qui mesure chez elle, contrairement à Trump, une popularité exceptionnelle puisqu’elle est une candidate conforme, et qu’alors son impopularité est en fait une popularité parce que c’est conforme, et qu’en fait elle est une candidate, etc...) Les sondages fonctionnent tout à fait bien conformément à cette logique-là : statistiques constamment réactualisés par le bon sens type-Système, qui est une sorte de sens des aiguilles du montre allant d’un sondage à l’autre pour se confirmer les uns les autres et se conformer les uns aux autres, avec des experts calibrés au millimètre, calculette dans la main gauche, le doigt de la vérité pointé vers le ciel avec la main droite... J’ai pris rendez-vous chez mon psy pour Mr. Abramowitz, histoire de voir, et pour le Washington Examiner aussi, pour servir de témoin de moralité puisqu’il nous dit le même jour (avant-hier) qu’il nous conte l’aventure de Mr. Abramowitz : « The public opinion polls aren't lying: Donald Trump is losing to Hillary Clinton. »

Tout est dans ce même ton, débridé, enlevé, une sorte de rodéo, un manège échevelé plein de surprises, de serments et de sermons, où tous les acteurs et les commentateurs coiffés de leurs entonnoirs désignent le nouveau-venu en faisant la ronde autour de lui : “Re-gar-dez-le-euh, il est fou, il est fou, il est fou !”. Tout le monde attend qu’il disparaisse, qu’il abandonne et s'abandonne, de honte d’exister, de terreur d’avoir osé prétendre, et puis d’épuisement et d’ahurissement devant son effondrement (notamment dans les sondages, on l’a vu). Lui n’en a cure, braillant et tweetant à tout va...  A la vérité, je ne sais rien du vrai et de faux dans tout cela, et si le vrai et le faux existent encore chacun de leur côté ou ensemble, dans ce fantastique désordre créé par cet éléphant lancé dans le magasin des bobards sans fin du Système, qui pleuvent sans arrêt sur lui et qui semblent ne guère laisser de trace, – car un éléphant qui trompe énormément, ça a la peau dure.

Un homme du Donald, Dick Pavensie, a fait un article où il explique la situation selon lui : ils s’acharnent tous contre lui comme si l’heure était venue de l’achever mais ils ne savent plus où ni comment frapper alors qu’il nous reste encore près de trois mois, et Hillary elle-même est à bout de force : « Les médias emploient une tactique que les Marines appellent “arrosez et priez”. Ils n’ont pas d’objectif spécifique mais ils savent qu’ils sont bloqués dans un coin, alors ils s’agitent furieusement dans tous les sens avec leur doigt bloqué sur la détente en mode automatique. Hillary elle-même semble comme un boxeur inexpérimenté cherchant à tout prix à lancer le coup pour un KO décisif parce qu’elle sait qu’elle ne tiendra pas les 15 rounds... [...] Il y a une stratégie. Il y a une méthode qui marche ici. Quand l’ennemi vous a encerclé, cela ne signifie qu’une chose, c’est qu’il n’y a pas moyen pour lui de s’échapper. Nous nous trouvons exactement où nous voulions être en août. »

Vous dire ce que je pense de tout cela, et qui l’emporte, et qui est en train de se leurrer lui-même, voilà une tâche bien difficile et qui, finalement m’importe peu. Il ne m’importe pas même de savoir si celui qui juge que Trump est un falseflag planté par Hillary pour faire le ménage du côté républicain et lui ouvrir une voie royale en s’autodétruisant, soulève un lièvre de grosse dimension ou une bulle prête à éclater comme n’importe quelle bulle... (Grands Dieux, pourquoi aurait-il fait cela, The Donald ? Pour les beaux yeux d’Hillary ? Pour sauver l’Amérique et l’establishment ? Pour avoir une réduction d’impôts ? Pour devenir le secrétaire d’État de la future présidente ? Gloups...) Ce que je vois par contre, c’est cette exacerbation qui n’en finit pas de monter, d’enfler, de grossir, de s’élargir et de monter encore plus, cet antagonisme incroyable que même les langueurs du mois d’août n’apaisent en rien. A ce point, je commence à penser sérieusement que plus rien n’importe, ni les programmes, ni les résultats du 8 novembre, ni le vainqueur d’ailleurs – s’il y en a de ceci et de cela, – plus rien n’importe sinon cet emportement vertigineux dans l’affrontement, communication et psychologies exacerbées à un point de tension inimaginable.

L’une des choses les plus importantes qu’ait lancée Le-Donald dans ses diverses et très nombreuses exhortations vocales, et qu’il ne cesse de répéter, c’est l’objurgation qu’il fait à ses électeurs de surveiller les bureaux de vote pour prévenir toute fraude, car il y aura fraude ça c’est sûr selon son jugement impératif. Il a déjà lancé un document où chacun peut s’inscrire pour devenir “observateur officiel”-selon-Trump des élections du 8 novembre, et qui s’engage donc à être à son poste, à son bureau de vote, aux matines sonnantes ce jour-là. Depuis qu’il a lancé cette idée, les accusations ont fusé, comme à chaque fois qu’il lance une idée : “Il délégitime l’élection présidentielle en contestant par avance ses résultats” (sauf s’il est élu ?... Mais alors, c’est l’autre côté qui contestera ?)  Pour cette fois, sans nul doute, l’accusation est fondée : Le-Donald est en train de délégitimer les élections présidentielles des USA-2016... Et en quelque sorte, pour mon compte, c’est-à-dire pour ce que, moi, j’attend de ces élections, – cela pourrait bien être un coup de génie ! Car délégitimer les présidentielles c’est délégitimer le processus fondamental, c’est délégitimer le Système en quelque sorte.

On imagine l’allure que pourrait prendre son idée dans l’encourageant  climat volatile qui déchire la Grande République. Commentant cette idée de Trump lançant un formulaire d’inscription pour ses partisans, pour qu’ils s’inscrivent comme “observateurs des élections”, le site ZeroHedge.com fait ce commentaire : « Bien que les lois varient d’un État à l’autre, les partisans qui font campagne pour un parti politique sont en général bannis des bureaux de vote selon les lois sur l’intimidation ; de ce fait, il nous semble que tout cela tournera assez mal du fait que les activistes de “BlackLivesMatter” seront sûrement conduits à faire la même chose... Pour vérifier si aucune “intimidation” n’a lieu. »

Certes, au train où vont les choses, où la tension ne cesse de monter, où partout on jette de l’huile sur le feu, qui pourrait écarter l’idée d’un tel antagonisme où aucun des deux côtés ne pourrait accepter la victoire de l’autre ? (J'imagine, avec une ivresse singulière mais sympathique, ce que deviendrait, entre Clinton et Trump, un remake de la foire d'empoigne qui, avec après le blocage et le recomptage de la Floride, opposa GW Bush à Gore en novembre-décembre 2000.) Puisque le Système est faussaire (“rigged” disent Trump, ses partisans et ses sympathisants), puisque l’Amérique est déjà plongée dans le simulacre d’une guerre civile et puisque nous sommes dans une époque de simulacre où le simulacre plus que tout autre chose accouche des événements, nous voilà tout proches du point où rien ne peut plus sortir de ce Système qui ne soit soumis à la contestation, y compris par les partisans du Système lorsqu’ils jugent que ce qui en sort sous leurs yeux est antiSystème. Ainsi peut-on voir se dessiner la logique diabolique de ces élections USA-2016, – “diabolique” pour “diabolique”, c’est-à-dire “diabolique” dans un sens inverti et vertueux renversant la logique du Diable, comme pourrait sembler l’être une Œuvre au noir (*) pour contrer l’œuvre du Diable : le Système paralysé dans le processus fondamental de la direction-Système de l’américanisme, au terme du processus, comme frappé par la folie des hommes, d’ailleurs simulacre de folie ou pas qu’importe... “Chers concitoyens, nous sommes tous fous...”

Le “-t-” de “un fou parle-t-aux fous” dans le titre, c’est une gâterie syntaxique de mon cru, très hors-directive des autorités langagières, simplement parce que cela sonne mieux à l’oreille, que cela se rapproche plus du style Radio-Londres. Ainsi est-ce une façon d’affirmer qu’il y a là une communauté en train de se faire : celle des fous qui rendent fou le Système par leurs folies diverses et antagonistes, qui résistent et se révoltent par la folie, quoiqu’ils en veuillent et même pour ceux qui prétendent défendre le Système. Certes, “un fou parle-t-aux fous”, c’est-à-dire que, fou ou pas, Le-Donald, dans son rôle de composition ou pas d’intrus dans le Système, d’antiSystème, est en train de les rendre tous fous, et le Système avec eux, et lui-même emporté par sa folie qu’on espère butée, têtue, tenue ferme sur sa position. Quelle meilleure ambition, quelle plus belle quête que de rendre fou le Système, même si l’on ignore que c’est le dessein suprême de l’étrange processus qui se déroule sous vos yeux ?

 

Note

(*) « La formule “L'Œuvre au noir”, donnée comme titre au présent livre, désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Œuvre. On discute encore si cette expression s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l'un et l'autre. » (Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir)