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40989 juin 2019 – Je prends ce moyen du Journal-dde.crisis pour une suite, qui n’est pas sans importance ni conséquences du point de vue du commentaire, à l’article sur “les amours contrariées ” du USS Gerald R. Ford et du F-35C . On notera à cette occasion qu’il y a une évolution un peu chaotique mais fructueuse dans la recherche des sources, qui fait que certaines sources nouvelles citées ici auraient pu l’être dans ce même article d’avant-hier, mais qu’il vaut mieux les avoir ratées pour les citer aujourd’hui dans un contexte différent et plus important.
Les sources sont essentiellement au nombre de trois :
• The Drive du 4 juin 2019, qui est “la source à la source” des informations venues de la sous-commission de la Chambre des Représentants, annonçant qu’elle a introduit dans la proposition de loi budgétaire pour FY2020 un élément de langage comme on dit, « une clause d’interdiction de livraison à l’US Navy de la prochaine unité (le CVN-79) de la classe USS Gerald R. Ford tant que cette unité n’aura pas la capacité de déployer des chasseurs embarqués F-35C »... (A noter que cette restriction n’est pas adoptée définitivement : le texte de la loi doit subir plusieurs obstacles avant d’arriver à un accord Chambre-Sénat pour la loi finale FY2020.)
• The National Interest du 6 juin 2019, qui met en exergue, en citant des sources dont The Drive (ci-dessus) que ce n’est pas avant 2027 que les classe Gerald R. Ford pourront déployer opérationnellement des F-35C, ce qui n’est plus seulement anecdotique (occasion de moquer une fois de plus le F-35/JSF), ce qui est vraiment fondamental du point de vue stratégique en raison du délai. (Ce délai est “au mieux”, ne prenant pas en compte divers avatars et autres événements retardateurs nous conduisant au-delà de 2027, qu’on doit planifier dans la rubrique “hautement probables”.)
• Un article du 7 juin 2019 du site WhatDoesItMeans (disons WDIM, pour faire court et simple)... La source, que vaut la source ? La première fois que nous avons cité WhatDoesItMeans et Sœur Sorcha Faal, le 27 février 2012, nous nous sommes expliqués de ce que nous savions et pensions de ce site, et pour mon compte et en toute franchise, – et connaissance et inconnaissance de cause. A cette lumière, je pense que certains éléments de l’analyse générale, et de tendance dite-“complotiste” (sans y voir à mal nécessairement) comme tout ce que publie ce site, valent largement d’être considérés et utilisés, mais, pour mon compte, pour une tout autre spéculation que celle qui y est développée. On tiendra compte de ces “faits divers” d’évaluation, qui seront mieux éclairés plus loin, concernant l’article lui-même par rapport à mes propres supputations.
La ligne générale de WDIM est d’une façon générale “pro-Trump et accord secret Trump-Poutine”, avec des affirmations de complots contre lui, notamment de l’US Navy. Bien entendu, ce n’est pas mon approche et rien n’est changé à cet égard. Quoi qu’il en soit, WDIM fait une intéressante mise en perspective historique pour soutenir sa thèse, notamment d’une US Navy cherchant de son propre chef à provoquer un incident grave avec la marine russe, pouvant déboucher sur un conflit, cela à l’occasion du très-grave incident, avec collision évitée de peu, entre le croiseur AEGIS de l’US Navy USS Chancellorville et le croiseur lance-missile russe Amiral Vinogradov.
Si l’incident peut être expliqué du point de vue des règles de circulation navale (à l’avantage de la partie russe), il peut et doit l’être aussi du point de vue politique car, considérant la situation générale de visibilité des deux navires par temps clair, de leurs routes évidentes, de la connaissance de chacun de la présence et des évolutions de l’autre, il est quasiment évident qu’il y a eu intention de l’une ou l’autre partie au moins d’une manœuvre de provocation. WDIM affirme que l’US Navy a eu cette intention et que son but était de déclencher un conflit, ou dans tous les cas une escalade militaire armée avec la Russie. (Sur le second point [recherche d’un conflit ou d’une escalade armée de la part de l’US Navy], on verra plus loin que cette interprétation n’est ni la nôtre ni la mienne.)
Il est vrai que l’incident surtout dans les conditions de visibilité et d’identification des uns et des autres, rejoint un lot impressionnant d’autres manœuvres de cette sorte qui se multiplient depuis 2014-2016, essentiellement dans des zones navales proches de la Russie ou en bordure de la Russie, pouvant être assimilées à des harcèlements, des pressions et des provocations contre les Russes, par avions (surtout de reconnaissance et de surveillance) ou par navires ; et il est vrai que tout cela est essentiellement le fait de l’US Navy.
Voilà donc la thèse : la Navy, hostile à Trump et à sa supposée politique de rapprochement avec Poutine, conduit sa propre politique de provocation vers un conflit. Encore une fois, mon désaccord est clair sur cette thèse, et il est complet.
WDIM appuie son affirmation sur un arrière-fond historique qui concerne l’histoire de l’US Navy au XXème siècle, et là le rappel ne manque pas d’intérêt. Il faut avoir à l’esprit, en remontant le temps, que l’US Navy est la seule force militaire des USA légitimée par la mention de son existence dans la Constitution : les États-Unis d’Amérique doivent avoir une marine militaire permanente pour défendre leurs intérêts commerciaux et économiques, alors que nulle mention n’est faite de la nécessité de l’existence permanente d’une armée de terre (pour l’aviation, c’est un peu tôt…).
• Après le grand événement de la Première Guerre mondiale qui vit la véritable création d’une armée de terre institutionnalisée, et aussi les premiers pas d’un corps aérien (tout cela fortement imités de l’armée français qui était alors le modèle pour les militaires US), vint le temps de la démobilisation. L’US Navy, qui avait joué un rôle restreint pendant la guerre malgré son énorme puissance, prit une posture politique agressive, d’autant plus que la démonstration du Général Billy Mitchell, du Corps Aérien, coulant le cuirassé allemand Ostfriesland récupéré après la guerre tendait à mettre en cause le socle de la puissance, l’invincibilité des cuirassés. L’US Navy appuya les grandes négociations de limitation des armements portant sur la seule puissance navale tandis qu’elle engageait une course à la puissance avec la Royal Navy. (Dans les années 1926-1930, le seul grand conflit qui était envisagé au niveau mondial était entre les USA et UK, à cause de la concurrence des forces navales, le contrôle des voies maritimes et du commerce mondial, – voir notamment Lowell Denny.) Cette hostilité de l’US Navy pour la Royal Navy se retrouva même durant la Deuxième Guerre mondiale :
« …Selon Mark Perry, dans son livre ‘Four Stars’ (Houghton Miflin, Boston, 1989), l’US Navy avait une stratégie dite de ‘Pacific First’ et entendait n’intervenir que le plus tard possible dans l’Atlantique pour que la Royal Navy subisse le plus de pertes possibles et soit l’obstacle le plus réduit possible à la volonté de domination navale de l’US Navy dans l’après-guerre... »
• Un apport de l’article de WDIM est l’analyse selon laquelle durant toute cette période de l’entre-deux guerres, l’US Navy bloqua tous les efforts de développement de l’armée de terre et surtout du Corps Aérien (USAAC) de cette armée de terre, pour garder la prépondérance stratégique avec l’arme suprême du cuirassé. Parallèlement et paradoxalement, le développement du porte-avions, favorisé par toutes les marines, impliquait le développement de la puissance aérienne qui, à un moment ou l’autre, profiterait au développement de l’USAAC (devenu plus tard USAAF puis USAF).
• J’en suis venu à considérer Pearl Harbor avec une grande ironie, du point de vue stratégique, avec un double jeu de dupes. Les splendides cuirassés de la Pacific Fleet de la Navy furent soit coulés, soit endommagés par l’aviation embarquée japonaise, justifiant les thèses de Mitchell. Les Japonais, qui avaient ainsi démontré la supériorité du porte-avions sur le cuirassé, commirent l’erreur fatale de ne pas lancer une quatrième vague d’attaque le matin du 7 décembre 1941 pour attaquer les deux porte-avions de la Navy qui se trouvaient justement en mer lors de l’attaque. Ainsi laissèrent-ils à l’US Navy l’arme qu’eux-mêmes avaient révélée et utilisée pour anéantir les cuirassés désormais surclassés par les porte-avions. Cela permit à l’US Navy de faire mieux que tenir durant l’année terrible (1942) avec deux batailles (Mer de Corail et Midway) où elle ne perdit pas, avant l’arrivée massive des porte-avions US remplaçant désormais les cuirassés comme puissance centrale de la marine de guerre.
• WDMI introduit ensuite la fameuse “Révolte des amiraux” de 1949, comme signe évident de l’insubordination de l’US Navy vis-à-vis du pouvoir civil US. L’exemple n’est pas très bon : devant l’intention du pouvoir civil de liquider au nom des économies budgétaires tous les porte-avions et de réduire la Navy à une marine de protection de convois au profit des bombardiers stratégiques (B-36) de l’USAF, la “révolte des amiraux” était stratégiquement et militairement tout à fait justifiée. La guerre de Corée le prouva, où les B-36 ne servirent à rien tandis que les porte-avions restants jouèrent un rôle central de projection de forces. De toutes les façons, toute la communauté de défense nationale était en crise à cette époque : il y eut deux démissions de secrétaires à la défense en 1949-1950, dont l’un (Forrestal) se suicida, une démission du secrétaire à la Navy et de plusieurs amiraux en 1949. A mon sens, l’explication de WDMI faisant de la “révolte des amiraux” un complot de la Navy pour attaquer l’URSS est complètement absurde et infondée. A cette époque, c’était plutôt l’USAF, avec le fou-maniaque LeMay, qui méditait d’attaquer l’URSS.
• Pour autant, oui, il existe réellement un sentiment de supériorité et de responsabilité civique de l’US Navy, renvoyant à sa légitimité constitutionnelle, qui la pousse à se considérer comme garante de la paix civile aux USA même… Je rappelle à cet égard le cas que j’ai déjà exposé d’un ami, homme cultivé et diplomate remarquable à qui aucune avanie de l’establishment atlantiste ne fut épargnée et aujourd’hui décédé, l’ambassadeur belge Jan Adriaenssens dont je chéris la mémoire valeureuse sinon héroïque… J’écrivais sur lui le 9 novembre 2017 (JA dans la citation) :
« Tout jeune diplomate à la fin des années 1950, JA était en attente de sa première affectation et il avait quelques mois à perdre. Le ministère lui transmit alors une offre du département d’État de faire une grande tournée dans le Pacifique, avec comme programme de visiter et de connaître l’implantation de l’US Navy dans cette zone si peu connue des Européens. JA passa donc un peu plus de deux mois, peut-être même trois mois, sur la côte Ouest des USA, à San Diego, puis dans le Pacifique et jusqu’au Japon, à Pearl Harbor où se tient le quartier général de la Flotte du Pacifique (IIème et VIIème Flotte), à Guam, à Okinawa, etc. JA rencontra une longue tripotée d’amiraux avec qui ils eut de longues discussions.
» JA était clairement et nettement un antiaméricaniste, ce qui lui coûta certainement une belle carrière. Il n’était pas, pour autant, de cette sorte qu’être “anti” aveugle de quelque façon que ce soit. Il connaissait tout du machiavélisme de mercantis, de maquignon et de saltimbanque des Amerloques, mais il savait également repérer les perles rares. Il en trouva un certain nombre chez les amiraux, dont il garda un excellent souvenir.
» Il me confia bientôt ce qu’il avait retenu d’essentiel de son voyage, que je vais tenter de restituer en substance. “Il y a vraiment quelque chose à part chez ces amiraux de l’US Navy, qui tient de la culture, de la tradition, et aussi d’une grande connaissance de la politique la plus haute. Ils sont très conscients que leur immense puissance a au moins un but intérieur aussi important que le but extérieur de la sécurité nationale. Ils croient que l’Amérique est intérieurement très fragile et qu’elle a besoin de structures institutionnelles très fortes. Ils pensent que des armées puissantes, et particulièrement la Flotte, avec sa force symbolique et traditionnelle, constituent un ciment qui n’est pas inutile à cet égard. D’une façon générale, ils ne sont pas très optimistes, certes non, pas du tout optimistes sur le sort futur de l’Amérique, particulièrement sa cohésion, son unité…”
» AJ me rappelait que l’US Navy était de loin, ou avait été de loin la plus isolationniste des trois forces. Elle l’avait été jusqu’au bout, jusqu’en 1941-1942. L’insistance de King et de Nimitz, les deux amiraux (CNO et commandant dans le Pacifique) qui avaient remplacé les têtes tombées après la surprise de Pearl Harbor dont certains jugeaient que Roosevelt avait sa responsabilité en n’ayant pas tout dit de ce qu’il savait aux marins, leur insistance pour donner la priorité à la guerre du Pacifique relevait toujours du point de vue de l’isolationnisme.
» La situation de l’après-guerre ne les enchantait pas complètement. Pour eux, pour les amiraux, leur présence dans le Pacifique, qui était selon eux l’ère de prédilection des États-Unis d’Amérique, une sorte de Mare Nostrum, n’était pas vraiment expansionniste, mais plutôt de l’“isolationnisme avancé”. Les amiraux n’avaient absolument pas discuté la nomination en 1945 de MacArthur comme “Vice-Roi du Japon”, alors qu’un amiral, Nimitz par exemple, aurait très bien pu y prétendre, étant complètement à parité avec MacArthur dans le Pacifique divisé en deux commandements. Mais les marins n’y tenaient pas, pour eux seul comptait l’Océan et nullement l’expansion terrestre, et ils raisonnaient en termes défensifs de profondeur stratégique, pour protéger les USA et/ou pour préparer la contre-attaque.
» De même, me disait AJ, “on sent que les amiraux sont naturellement des défenseurs de la tradition, ils sont très fiers d’être la puissance militaire originelle, quasi-constitutionnelle, des États-Unis”. D’une façon très significative, je me suis toujours rappelé de cette discussion comme si AJ avait ressenti, chez les amiraux de l’US Navy pris comme un corps et une conscience collectives, une sorte de position de défense, un pessimisme profond sur l’avenir des USA. Ils entretenaient vis-à-vis de la guerre du Pacifique une position très schizophrénique : c’était à la fois le triomphe de la marine, qui terminait avec près de cent porte-avions, comme la plus formidable puissance navale qui ait jamais existé ; mais aussi la fin de l’Amérique isolée, se suffisant à elle-même, isolationniste comme on est exceptionnaliste. L’US Navy avait, elle aussi, ressenti le vertige et l’abysse de ce qu’on nomme sur ce site “le Trou Noir du XXème siècle”… »
• Je pense que cette position d’une sorte de sagesse ou de responsabilité face au pouvoir civil devenu fou s’est encore signalée, de la part de l’US Navy, dans les années 2006-2008, en empêchant une attaque contre l’Iran. Mais, depuis, les choses se sont dégradées très vite, dans la psychologie des amiraux et des marins, à la mesure de la déstructuration et de la dissolution postmoderniste de la société américaine (et des pays du bloc-BAO), qui a acquis une formidable accélération depuis les premières années 2010 et l’entrée sur le haut de l’affiche des nécessités politiques des conformismes sociétaux et du politiquement correct qui anéantissent tout esprit critique et crisique (conscient de la crise), toute démarche de responsabilité. Pour l’US Navy, l’effondrement choisit les voies de la corruption, de la dégradation technique, etc., qui règnent désormais.
Mon sentiment est que cet effondrement, qui suit la pente du pays lui-même et du Système, provoque une réaction de “repli identitaire” désespéré ; et qu’y a-t-il, pour l’US Navy, de plus identitaire de sa puissance que ses grands porte-avions d’attaque ? D’où ses efforts désespérés pour introduire la production et la mise en service opérationnelles de la nouvelle classe du USS Gerald R. Ford, avec les divers artifices et manœuvres budgétaires qu’on a déjà décrites à plusieurs reprises, et ces décisions folles d’incorporer plus tard quelques-unes des capacités essentielles de ces navires pour leur permettre de franchir l’obstacle de l’accord du Congrès. (Outre que je soupçonne les amiraux de n’avoir rien à fiche du F-35, depuis longtemps identifié comme le fer à repasser qu’il est, les très-vieux F/A-18 retapés faisant l’affaire.)
… Quant aux manœuvres de provocation vis-à-vis des Russes, je les classerais dans la même catégorie d’une démonstration sans trop de risque de la puissance de l’US Navy, c’est-à-dire pure manœuvre de communication à consommation interne (médias, Congrès, etc.). Je crois qu’on ne doit voir absolument rien là-dedans qui puisse ressembler à un complot pour déclencher la Troisième Guerre mondiale.
L’avenir crisique de l’US Navy, à mon avis, se trouve plutôt dans un affrontement de plus en plus sévère avec le Congrès pour tenter de faire passer en force ses équipements aux prix déments et aux capacités réduites à leur plus simple expression. Là se trouve le risque d’une nouvelle “révolte des amiraux” qui pourrait prendre un tour dramatique… C’est-à-dire qu’il s’agit d’un aspect de la crise d’effondrement du Pentagone, du point de vue budgétaire et du point de vue du technologisme, avec certainement des épisodes terribles d’affrontement parce que s’il faut sauver le classe USS Gerald R. Ford, il faut également sauver le F-35, ne serait-ce que pour faire sérieux vis-à-vis des Turcs, dont on veut les en priver, et des Indiens, à qui on aimerait bien les vendre – les deux à cause ou en échange de ces maudits S-400 russes.
Je crois bien que nous approchons des éclairs et du tonnerre de l’effondrement du technologisme et, au-delà, du complexe militaro-industriel…
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