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801Il y a une compétition en ce moment au Pentagone: qu’est-ce qui parviendra à faire plus sérieux? Le programme JSF ou le programme de remplacement des ravitailleurs en vol de l’USAF? Le second est en train de prendre une longueur d’avance avec la dernière nouvelle, laquelle suit, ou plutôt renforce le cirque tonitruant, en route depuis 2001, puis 2006, avec de plus en plus de numéros de solistes, entre le Pentagone, l’USAF, Boeing, Northrop Grumman/EADS et EADS seul, l’Europe et les USA bien-aimés, le GAO de temps en temps. Il s’agit d’une offre russe en bonne et due forme de l’Illiouchine/UAC Il-96 comme remplaçant des KC-135 de l’USAF.
Les commentateurs US et autres, tous de la sphère occidentaliste, en ont un peu la plume coupée… Puis ils se sont repris. L’analyste pontifiant et de bon conseil du Teal group Richard Aboulafia, qui annonçait le triomphe universel du JSF en janvier 2000, nous confie: «What a completely bizarre idea. There would be enormous political, technical and performance barriers. It will not happen… […] The Il-96's operating economics have more in common with the KC-135's than with the Airbus and Boeing jets scheduled to replace the KC-135s.»
Il faut lire les commentaires des lecteurs de cet article du Seattle Times, d’où est extraite cette déclaration, du 20 mars 2010 sur le sujet (Seattle, de l’Etat de Washington, proche d’Everett où se trouve la principale usine de montage de Boeing). C’est un déluge de sarcasmes et d’éclats de rire, mais nullement contre les Russes, plutôt contre le Pentagone et le reste, y compris les analystes type-Aboulafia.
Le Wall Street Journal du 20 mars 2010 annonçait également la nouvelle, ainsi que Defense News daté du 19 mars 2010. Notons ces remarques de ce dernier texte:
«The [Russian] move Friday coincided with talks in Moscow between U.S. Secretary of State Hillary Clinton and Putin, the Russian prime minister.
»Putin lamented that bilateral trade had plummeted $20 billion in 2009 to $16 billion as a result of the economic crisis, although he said the economic potential of the U.S.-Russia partnership remained high. “I appreciate you raising the economic relationship because we are committed to broadening and deepening ties between our two economies, our business leaders and investors,” Clinton said.»
Par conséquent, il apparaît que l’offre paraît bien sérieuse, telle qu’elle est résumée par le Seattle Times…
«Russia's government-owned aerospace company will announce Monday it is competing against Boeing for the $40 billion refueling-tanker contract, a Los Angeles attorney for the company said Friday.»
»United Aircraft of Moscow plans to unveil a U.S. partner and offer a modified version of its Ilyushin Il-96 wide-body plane, said John Kirkland, a Los Angeles lawyer representing the group. The still-unidentified partner, “a U.S. public company and existing defense contractor,” would assemble the planes in the U.S., he said. The Russian interest in the tanker bid was first reported Friday by The Wall Street Journal.
»United Aircraft was formed under the authority of then-President Vladimir Putin in 2006 to combine the most famous names in Russian aviation: Sukhoi, Tupolev, Ilyushin, MiG.
»Kirkland acknowledged it faces “significant hurdles ... there are obvious security issues, there are sanctions and restrictions on buying things from Russia.” He insisted, however, that “the Il-96 meets every single one of the final RFP (request for proposal) requirements, and it comes in at a lower price (than Boeing), so if it's a fair competition, we win.”»
@PAYANT Il y a quelque chose d’irrésistiblement symbolique dans cette affaire. Personne ne pouvait songer une seconde qu’une telle proposition pût être conçue, y compris les Russes, jusqu’en 2007-2008, quand ils se sont vraiment convaincus qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond du tout dans l’empire du monde, le système occidental-américaniste, et notamment en son cœur tout puissant qu’est le Pentagone.
Il est évidemment de peu d’intérêt de gloser autour de l’évolution “libre-échangiste” du Pentagone, qui aurait peu à peu évolué vers l’idée d’un marché ouvert, des vertus de la compétition, etc. L’histoire du KC-X, futur KC-45, remise trois fois sur le métier depuis 2001 et des péripéties sans nombre, illustre le chaos qu’est devenue la structure du Pentagone, le mécanisme de ce système dont plus personne ne peut assurer le contrôle. In illo tempore, une telle compétition (y compris avec EADS) n’était pas concevable, parce que les USA possédaient tous les outils pour s’en passer, y compris la compétence et la concurrence minimale, au moins entre deux fournisseurs. Aujourd’hui, tout cela a disparu et surnagent quelques monstres incontrôlables, tournés vers des spécialisations diverses, refusant de prendre quelque risque temporaire que ce soit sur leurs propres trésoreries. Cette incompétence reflète celle des organismes gouvernementaux, tandis que le rôle de surveillance du Congrès devient un frein général à tout arrangement à l’amiable qui permettrait d’espérer sortir de l’imbroglio. Il n’y a, dans l’histoire de la compétition des ravitailleurs en vol, strictement aucune ligne politique cohérente, y compris protectionniste comme le clament les Européens, mais un désordre grandissant qui a été décisivement aggravé par les réformes de l’époque Clinton, transformant le processus de sélection et d’acquisition du Pentagone en un processus conforme aux mœurs et coutumes du marché libre. Ainsi, ce qui marchait très, très mal a été transformé en quelque chose qui ne marche plus du tout.
C’est le spectacle de cette incompétence complète, de cette paralysie de la décision, qui conduit les Russes à tenter leurs chances, très sérieusement après tout. Il se dit en marge de cette affaire que le projet n’est pas nouveau, que Poutine, qui a un intérêt particulier dans le développement de l’industrie aéronautique, en aurait parlé à Obama (est-ce lors de leur rencontre de juillet 2009 à Moscou ou à une autre occasion, par intervention téléphonique?); et il se dit encore qu’il aurait reçu l’assurance du président US que l’offre russe serait considérée avec la plus grande bienveillance.
Il y a une tendance irrésistible, pour tous les spécialistes de l’aéronautique, de l’aviation militaire et de l’industrie aéronautique, comme on l’a vu avec Aboulafia, à ne pas prendre cette offre au sérieux. Les arguments sont nombreux et, en général, émis sur un de ces tons impératifs que le spécialiste emploie pour clouer le bec au commentateur généraliste. Les principaux obstacles sont d’ordre structurel, portant sur les procédures, les processus, les méthodes logistiques, les systèmes de contrôle, etc., bref tout ce qui rend possible une intégration d’un matériel de cette importance dans une force de l’importance de l’USAF, où tout est fait pour empêcher l’intégration de matériels qui ne correspondent pas aux normes de ses fournisseurs habituels. Il y a aussi l’obstacle politique de l’offre venue de la Russie, ex-URSS, mais sans doute le pouvoir washingtonien fera-t-il tout ce qu’il lui est possible de faire, c’est-à-dire assez peu, pour écarter cet obstacle et montrer à la Russie la bonne volonté et l’ouverture des USA. Il y a encore celui du mystérieux “répondant” US, la société nationale qui coopérerait avec UAC, alors que plus personne n'est disponible parmi les grands fournisseurs. (Northrop Grumman s'est retiré, Boeing est compétiteur pour lui-même, Lockheed Martin n'est pas intéressé, selon le connaisseur Loren B. Thompson, – d'ailleurs la même question se pose pour une éventuelle relance de l'offre EADS... Là aussi, le désordre règne.)
Par conséquent, si l’affaire se développe jusqu’à une réelle participation de l’Il-96, c’est plutôt du côté du symbole qu’il faudra considérer la chose. La participation de l’avion russe démontrera simplement que le système US n’est plus fermé, qu’il ne fonctionne plus dans cet espace auto-suffisant qui était jusqu’alors la marque de son exceptionnalité et de sa puissance, qu’il est trop enfoncé dans son état de désordre et de crise pour encore pérenniser cette position de puissance auto-suffisante. Avec EADS, la chose pouvait être considérée comme amorcée, mais elle ne l’était pas fondamentalement parce qu’il s’agit d’alliés de l’OTAN dont la vision symbolique fait, peu ou prou, des auxiliaires des USA. Même si cette vision choque certains Européens, même si elle n’est pas acceptée par certains autres, encore plus rares, elle reste puissamment sous-jacente dans la conscience américaniste. Dans tous les cas, l’Europe fait partie du système occidentaliste-américaniste où les USA peuvent encore cultiver, pour eux-mêmes, la prétention d’y avoir tout à dire. Rien de semblable avec les Russes, dont la souveraineté et l’identité stratégiques sont avérées grâce à Poutine et à Medvedev.
On fera ici la différence avec l’affaire Mistral/France. Dans ce cas, comme on l’a déjà dit, il s’agit de la coopération bien comprise entre deux nations souveraines, avec la bonne face de la France qui agit à double face, plus que jamais avec Sarkozy. Dans le cas des ravitailleurs US, avec une entité (les USA) qui ignore absolument tout du phénomène de la coopération, une incursion même pacifique, même selon les normes des offres de marché, dans un programme d’une formidable importance stratégique du domaine également très sensible qu'est celui de la défense, constitue effectivement un acte intrusif, dont l’effet est de souligner le désordre et la crise de l’américanisme. Au moins peut-on espérer que Saakachvili dénoncer une fois de plus cette incursion de l'“ennemi” au coeur de la puissance qu'il chérit.
Mis en ligne le 22 mars 2010 à 06H09
• ...Pour compléter ce dossier, douze heures après notre publication, voir, sur Ouverture libre deux textes sur son évolution.
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