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345Dans un système à structure crisique installée, tout problème, tout désaccord se transforment instantanément en crise – et cette transformation même conduit à l’irrésolution du problème et du désaccord parce que la crise a introduit des facteurs passionnels et incontrôlables. D’où l’accumulation de crises irrésolues. Fareed Zakaria, directeur de Newsweek International, a une vision inverse: aux USA, c’est leur transformation en crise ou l’intervention d’une crise qui permet aux problèmes et aux désaccords d’être résolus. La clef, c’est l’immense mythe romantique de l’union nationale du système, et évidemment des citoyens qui le vénèrent, avec en prime les vertus de la théorie de la montée aux extrêmes censée résoudre les problèmes et désaccords “annexes” (selon l'adage de ce général US disant au général belge Briquemont: «nous autres, aux USA, on ne résout pas les problèmes, on les écrase»).
Ainsi Zakaria pense-t-il que, pour résoudre le chaos du débat sur le système de santé, il faut que ce chaos devienne une crise. Sans doute ne s’est-il pas aperçu que ce chaos est un chaos, justement parce que le débat n’en est plus un mais qu’il est devenu une crise.
Il défend donc sa thèse dans le Washington Post, ce 17 août 2009. D’abord le constat: comment les crises résolvent les problèmes…
«We've seen in recent weeks the twin personalities of the U.S. government. One is impressive, the other deeply worrying. First, the good news: We have increasing evidence that Washington's response to the global financial collapse was effective. Last fall, the financial markets seized up, credit froze and the economy went into a nosedive. Almost every metric by which we judge the economy moved into its darkest territory since the 1930s. And this happened at the worst possible time. A lame-duck U.S. president faced an opposition party in charge of both houses of Congress. It was a recipe for paralysis, bickering and inaction.
«In fact, the administration and Congress collaborated fast and well, and within two weeks Congress appropriated a staggering $700 billion to rescue the financial system. As the Bush administration left office, it worked closely with the incoming Obama team, which continued the basic framework of the rescue, modifying some aspects of the Bush programs and adding others…»
Vision si romantique des choses qu’on n’ose émettre quelques réserves, pour ne pas trop faire de peine. Zakaria oublie le chaos du mois de septembre 2008, Paulson commettant erreur sur erreur, Bush paralysé convoquant les candidats pour prendre des décisions, la Chambre refusant de voter le “plan Paulson” une première fois et le faisant une deuxième fois sous la menace voilée de la proclamation de l’état d’urgence, les centaines de $milliards balancés aux banques dont on sait désormais de source confirmée que cela n’a servi à rien de cela à quoi c’était destiné, ainsi préparant les futures crises, encore plus dévastatrices … Quelle résolution, quelle habileté, America the beautiful! Tout cela, pendant que la crise économique dévaste le pays et le fait de plus en plus ressembler à un pays du Tiers-Monde en perdition.
Il faut dire, pour comprendre la rigueur du raisonnement de Zakaria pour 9/15 (nécessité de la crise pour que le pays se réveille), qu’il considère comme exemplaire d’efficacité et d’intelligence la riposte fulgurante des USA à 9/11… (Quant à parler d’une “réaction rapide” après Pearl Harbor! Monsieur Zakaria lit-il les livres d’histoire réglementaires? – Ce qui expliquerait tout.) «There is something about America – the system, the government, the people – that allows us to react to a crisis with astonishing speed. Think of Pearl Harbor, or even Sept. 11. Whatever one may think of the Bush administration's later strategy, in the weeks after 9/11 both parties came together and crafted important policies – getting international cooperation in making counterterrorism a top priority, improving safety on airplanes and in airports, tracking terrorists and their money, chasing al-Qaeda. These actions have helped to keep terrorists on the run and continue to make it difficult to plan and execute spectacular attacks.»
Mais alors, la querelle sur les “soins de santé”, ce n’est pas du tout ça, par contre. Zakaria se lamente en appelant de ses vœux une riposte type Pearl Harbor-9/11-9/15…
«Now, to see the weakness of the American system, consider the past two weeks and the debacle of the health-care debate. […]
»Meanwhile, the political debate is unreal, with conservatives suggesting that President Obama is endorsing euthanasia and murder boards, and turning America into Russia. (I guess they haven't noticed that Russia isn't communist anymore.) The lack of serious discussion is tragic, because the Democrats' proposals leave much to be desired. They include only a few, vague measures to rein in costs, and the chief one – a medical board – assumes (improbably) that Congress will cede massive powers to five unelected people who would have the power to deny people treatments and drugs. The likely scenario is that expanded coverage and new benefits will be enacted, while the cuts and curbs will be pushed off to be tackled another day.
»Health care is the nation's most serious long-term problem. Social Security, government pension liabilities, state-government deficits and energy dependence all pose the same issue. Each of these problems is getting worse by the day, yet the political system seems unable to take them on and make major reforms. On these critical issues, America is caught in a downward spiral. It makes you wish for a crisis.»
Fareed Zakaria est un homme influent. Sa vision correspond à une analyse répandue dans l’establishment washingtonien; c’est peu dire qu’elle est désolante, c’est mieux dire qu’elle correspond à une extraordinaire construction orwellienne qui confirme que ceux qui pensent selon le schéma de 1984 sont bien les dirigeants qui s’auto-virtualisent et nullement les populations auxquelles ils dispensent la compétence de leur authoritative autorité. Faire de la réaction US à 9/11 et à 9/15 autant de succès relève effectivement de la vision orwellienne des événements. La seule chose où le jugement de Zakaria est acceptable est celui de l’incompétence, de la médiocrité et de la fantasmagorie qui caractérisent les réactions des dirigeants US dans le débat sur les “soins de santé”. Simplement, ces caractères étaient déjà les mêmes lors de 9/11 et lors de 9/15, avec le résultat qu’on peut voir (9/15, résultant en bonne partie de le dégradation de l'économie suite à la guerre en Irak suivant 9/11, etc.), et Zakaria est partie prenante dans la sauterie, avec ces commentaires attentifs et satifaits durant la période.
Ce que montre son article, par contre, et c’est cela qui est intéressant, c’est, à nouveau et comme toujours dans la situation US en dégradation constante, le constat de l’impuissance du pouvoir autant que de ceux qui, comme Zakaria, sont censés l’influencer de leurs conseils éclairés. La “solution” que préconise Zakaria, implicitement, est bouffonne et désespérante, sinon complètement dépassée. (“Bouffonne et désespérante”: déclencher une crise pour dramatiser le problème et le résoudre, et comment? En mobilisant la Garde Nationale et en envahissant le Mexique? Ou bien, “solution complètement dépassée”: n’est-ce pas déjà une crise, entre l’impasse politique telle que Zakaria la décrit et les différentes folies à la limite de la violence auxquelles on assiste?) Ou bien, encore, car l’on se doute qu’il faut évoquer cette hypothèse, Zakaria pense à autre chose, à un nouveau 9/11 ou à un nouveau 9/15, qui “ferait l’affaire” pour détourner l’attention. On peut toujours avancer cette hypothèse, puisque c’est désormais le machiavélisme de bazar récurrent de tout commentateur bien né à Washington lorsque la machine se bloque, c’est-à-dire tous les trois mois et à intervalles de plus en plus rapprochés. D’autre part, cela remplira d’aise tous ceux qui travaillent sur ce scénario depuis l’attaque du 11 septembre, ou bien même depuis l’explosion du Maine, dans le port de La Havane en 1898, qui donna aux USA un motif d’attaquer Cuba. Tout cela ressemble à une pantalonnade fatiguée autour d’un zombie épuisé (le pouvoir US tenant le rôle du zombie).
La seule crise sérieuse qui puisse caractériser cette affaire du débat sur la santé publique, outre le débat lui-même, c’est effectivement celle du pouvoir washingtonien et de son impuissance, c’est-à-dire l’accentuation de l’érosion de ce pouvoir du “centre”, dans ses effets indirects – et l’article de Zakaria renforce bien entendu cette perception, grande reconnaissance pour cela. L’effet structurel important à attendre, c’est l’accentuation de la tendance à la dévolution en cours aux USA, entre les Etats de l’Union et le “centre” de plus en plus impuissant. C’est, dans tous les cas, sur le terme, la seule utilité qu’on puisse trouver à cette affaire.
Mis en ligne le 18 août 2009 à 13H30