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23 novembre 2005 — C’est Greg Mitchell, de Editor & Publisher, qui a le plus clairement proposé l’analogie du “moment”, entre l’intervention du député John Murtha et celle du présentateur de CBS Walter Cronkite en 1968. La chose est ainsi présentée dans notre ‘F&C’ du 22 novembre:
« L’idée se résume autant qu’elle est symbolisée par l’interrogation de savoir s’il ne s’agit pas du “Murtha moment”, — comme il y eut, pour le Viet-nâm, le “Cronkite moment”. Comme on l’a déjà vu, l’idée est notamment présentée par Greg Mitchell, de Editor & Publisher, le 17 novembre, le soir même de l’intervention de Murtha: « For months, media watchers have wondered if we would any time soon witness another “Cronkite moment” — some sort of dramatic statement by a mainstream media figure that would turn hearts and minds against an ill-advised war, for good. It hasn't happened. But perhaps a not-very-famous, 73-year-old gentleman named John Murtha will be the new Cronkite. » »
La question que nous proposons ici est bien de savoir jusqu’où l’on peut pousser cette analogie. Partant, on aura une bonne idée de ce qu’il faut penser de l’analogie entre le Viet-nâm et l’Irak.
Ce qu’on a nommé le “Cronkite moment” désigne la prise de position du présentateur de la CBS, parti au Viet-nâm pour observer de plus près les circonstances de l’offensive du Têt (février 1968) et qui affirma à cette occasion que la guerre était perdue pour les Américains. Le président Johnson (LBJ) commenta: « If I've lost Walter Cronkite, I've lost Middle America. » Le “Cronkite moment”, c’est encore plus cela: le moment où LBJ bascula et décréta qu’il avait perdu parce que Cronkite changeait d’avis.
Que vaut cette idée du “Cronkite moment” par rapport à la guerre du Viet-nâm? Il s’agit d’un événement important, de type médiatique et non stratégique, — mais, sans doute la première fois d’une façon aussi visible, aussi indéniable, où l’événement médiatique fut complètement, fondamentalement et directement stratégique. Le 17 avril 2004, alors qu’on parlait d’une “nouvelle offensive du Têt” dans le cadre de la guerre de l’Irak, Arnaud de Borchgrave écrivit, dans un commentaire pour le Washington Times :
« Any seasoned reporter covering the Tet offensive in Vietnam 36 years ago is well over 60 and presumably retired or teaching journalism at one of America's 4,200 colleges and universities. Before plunging into an orgy of erroneous and invidious historical parallels between Iraq and Vietnam, a reminder about what led to the U.S. defeat in Southeast Asia is timely.
» Iraq will only be another Vietnam if the home front collapses, as it did following the Tet offensive that began on the eve of the Chinese New Year, Jan. 31, 1968. The surprise attack was designed to overwhelm some 70 cities and towns and 30 other strategic objectives simultaneously. By breaking a previously agreed-upon truce for Tet festivities, master strategist Gen. Vo Nguyen Giap in Hanoi calculated that South Vietnamese troops would be caught with defenses down.
» After the first few hours of panic, the South Vietnamese troops reacted fiercely. They did the bulk of the fighting and took some 6,000 casualties. Viet Cong units not only did not reach a single one of their objectives — except when they arrived by taxi at the U.S. Embassy in Saigon, blew their way through the wall into the compound and, guns blazing, made it into the lobby before they were wiped out by U.S. Marines. But they lost some 50,000 killed and at least as many wounded.
» Gen. Giap had thrown some 70,000 troops into a strategic gamble that was also designed to overwhelm 13 of the 16 provincial capitals and trigger a popular uprising. But Tet was an unmitigated military disaster for Hanoi and its Viet Cong troops in South Vietnam. Yet that was not the way it was reported in U.S. and other media around the world.
» It was television's first war. And some 50 million Americans at home saw the carnage of dead bodies in the rubble and dazed Americans running around. As the late veteran war reporter Peter Braestrup documented in “Big Story,” a massive, two-volume study of how Tet was covered by American reporters, the Viet Cong offensive was depicted as a military disaster for the United States. By the time the facts emerged a week or two later from Rand Corp. interrogations of prisoners and defectors, the damage had been done. Conventional media wisdom had been set in concrete. U.S. public opinion perceptions changed accordingly. »
Oublions tout cela (le Têt, la situation sur le terrain, la guerre). La guerre se passait at home et la victoire sur le terrain fut ainsi trahie. Les défenseurs de la puissance américaniste peuvent développer ce constat pour s’en indigner. On leur rétorquera que cette façon de “faire” les événements extérieurs chez soi est une caractéristique omniprésente et quasiment exclusive de la psychologie américaine et de la démocratie américaniste, — l’une et l’autre que ces mêmes défenseurs de la puissance américaine portent régulièrement aux nues. So what ? … Finalement, l’histoire retiendra de cette période ceci, toujours décrit par Borchgrave: « …America's most trusted newsman, CBS' Walter Cronkite, appeared for a standup piece with distant fires as a backdrop. Donning helmet, Mr. Cronkite declared the war lost. It was this now famous television news piece that persuaded President Lyndon Johnson six weeks later, on March 31, not to run for re-election. His ratings had plummeted from 80 percent when he assumed the presidency upon John F. Kennedy's death to 30 percent after Tet. Approval of his handling of the war dropped to 20 percent, his credibility shot to pieces. »
Répétons lourdement cette évidence : l’épisode peut paraître injuste aux amateurs de cette chose qu’on nommerait “réalité objective”, aux stratèges, aux durs de l’U.S. Air Force comme le général Curtiss LeMay qui voulait ramener le Viet-nâm « à l’âge de pierre ». Mais “qui t’a fait roi”? Qui a inventé la démocratie médiatique, qui évoluera jusqu’à nous en virtualisme, sinon le système américaniste qui le paye au centuple durant cet épisode?
Maintenant et hors du symbole que nous acceptons aisément (“moment pour moment”), quelle comparaison avec aujourd’hui? Beaucoup plus de différences que de similitudes.
• Le “Cronkite moment, c’est d’abord l’effondrement psychologique d’un homme, LBJ. Par avance, il déclare qu’il ne résistera pas à l’érosion du soutien du public qui suit le Têt. D’une certaine façon, il précède cette érosion; d’une certaine façon, il y contribue largement; d’une certaine façon, il en est peut-être même la cause psychologique cachée. La prise de position de Cronkite est un des éléments déclencheurs de l’accélération d’une évolution du public et, surtout, de l’évolution d’une psychologie (LBJ).
• Rien à voir avec aujourd’hui. GW a été réélu et n’a plus d’échéance politique devant lui. Du point de vue du jugement sur la guerre, sa conduite, sa validité, sa justesse, il est solide comme un roc: cette guerre est une bonne guerre et la victoire récompensera tout cela. Il y a fort à parier qu’il sera encore demain dans cet état d’esprit, et qu’il le sera même lorsque le dernier GI aura quitté Bagdad (le départ du dernier GI de Bagdad étant salué, comme chacun sait par avance, comme “une formidable victoire de la démocratie américaine”, — “Mission accomplished”, si vous voulez). Contrairement à LBJ, GW ne connaît pas le doute ni le déchirement d’une alternative. Dans ce contexte, la prise de position de Murtha (le “Murtha moment”) ne déclenche rien, et pas plus au niveau du public. Murtha l’a dit explicitement: « The public turned against this war before I said it. The public is emotionally tied into finding a solution to this thing, and that's what I hope this administration is going to find out. » A la différence de Cronkite qui est un déclencheur (l’un des plus importants) parmi d’autres, Murtha est un révélateur (l’un des plus importants) parmi d’autres. L’analogie du symbolisme est acceptable mais pas au-delà.
• Car, aujourd’hui, la situation est infiniment plus grave. Pas sur le terrain, pas dans la guerre, qui importe peu à Washington malgré son cortège de souffrances. La situation est infiniment plus grave à Washington même. La nausée des mensonges est en train d’être remplacée par la nausée des scandales (mensonges mis à jour) et la nausée de l’irresponsabilité, — jusqu’aux cas les plus surréalistes (projet d’attaque contre Al Jazeera aujourd’hui; projet d’attaque contre l’UE demain si l’UE insiste trop concernant les avions de la CIA, pourquoi pas?). Tout cela révèle un extraordinaire désordre.
Différence des “moments”: l’instabilité du pouvoir à Washington est un facteur qui n’existait pas en 1968. Le pays était secoué par la contestation anti-guerre, mais celle-ci n’impliquant que les Noirs, les étudiants et les marginaux de gauche. Le système n’a jamais été secoué dans son tréfonds par un mouvement populaire de cette sorte. A part un héros comme le sénateur Fulbright, jusqu’à l’annonce du départ de LBJ le 31 mars 1968, l’establishment washingtonien fut remarquablement stable dans son soutien à une politique vietnamienne qui pouvait être rationnellement défendue. Ensuite, campagne présidentielle aidant, le départ du Viet-nâm devint “une option” mais qui était envisagée comme une politique possible; très vite, elle fut prise en compte par l’establishment et devint la seule politique possible, avec de puissantes options radicales dans le parti démocrate (Bob Kennedy, Eugene McCarthy) et l’option “réaliste” chez les républicains (la vietnamisation de Nixon). Ce n’est pas le cas aujourd’hui comme l’on sait, où l’on voit l’establishment ligoté à une politique absurde et dévastatrice, — mais à laquelle il ne semble pas y avoir (encore?) d’alternative. C’est peut-être en cela que le “Murtha moment” va apporter du nouveau. On verra.
La prise de position de Cronkite en 1968 était importante, indirectement, par ses effets sur l’évolution et sur le maintien de la paradoxale stabilité du système. (Que cela ait mené ensuite, en 1972-76, vers une position dangereuse d’instabilité, d’ailleurs à ce moment liée à une réelle paralysie, c’est une autre histoire qui dépasse le “Cronkite moment” et même le Viet-nâm.) La prise de position de Murtha est importante directement, par ce qu’elle nous dit de l’instabilité et de la paradoxale paralysie du système. Les situations sont différentes. Le système va beaucoup plus mal aujourd’hui, — l’Irak est infiniment plus grave que le Viet-nâm.