Il y a mystère et Mystère

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Il y a mystère et Mystère

1er juillet 2010 — Nous revenons sur notre F&C du 29 juin 2010, et sur l’un des commentaires de notre lecteur Christian Steiner, ce même 29 juin 2010 dans le Forum du texte. Nous donnons ci-dessous un extrait de ce commentaire, commençant par la citation d’une phrase de notre propre F&C.

«“C’est certainement un bien grand mystère de déterminer pourquoi un système d’une telle puissance matérielle, d’une puissance évidemment invincible si elle est maniée avec subtilité et habileté, est conduit à produire un destin absolument contraire à ses intérêts pour l’essentiel, jusqu’à devenir absolument autodestructeur comme il l’est aujourd’hui.”

»Je vais vous prendre à votre propre jeu, cher dedefensa, puisque c’est vous qui avez armé notre main de la réponse. Mystère ? Ou est le mystère, alors que justement vous définissez ce système en train de s’autodétruire comme porteur de l’idéal de puissance, lui-même précisément définit par l’absence de prise en compte (ou de compréhension profonde) des interactions et de l’équilibre entre les choses du monde – de ce monde humain et non humain qui n’en font qu’un d’ailleurs et donc de leur autolimitation mutuelle…»

Un autre lecteur, Monsieur Laurent Julliard, nous donne un commentaire, le 1er juillet 2010, toujours sur le Forum du même F&C, avec des précisions intéressantes sur les crises des systèmes.

Continuons donc à jouer notre “propre jeu”. D’abord, il pourrait y avoir la remarque qu’au lieu de parler d’un “mystère”, nous aurions du parler d’un “Mystère” avec majuscule, ce qui fait, au moins symboliquement, une bien grande différence. Le “mystère” est, dans le cas de son emploi dans le texte, considéré du point de vue de l’intérieur du système, disons “objectivement” pour cette remarque, c’est-à-dire sans la mise en cause morale et spirituelle de ce système qui va de soi dans nos colonnes (comme monsieur Steiner l’observe lui-même, d’ailleurs, puisqu’il utilise nos propres “armes” et qu’il le dit). Nous avons voulu faire une observation plutôt “technique”, – mais peut-être cette observation était-elle marquée dans son esprit, essentiellement avec la phrase citée, de l’équivalent d’un lapsus dit “révélateur”, – “peut-être”, c’est-à-dire sûrement…

(D’ailleurs, tout le dernier paragraphe de notre texte apparaît comme une conclusion ambiguë, – et nous n’avons pas détesté qu’elle le soit, sinon écrite en partie pour qu'elle le soit… Après avoir tenté d’expliquer certains traits d’organisation du système, conclure en observant que, finalement, il s’agit d’un problème intéressant mais annexe, l’essentiel étant la certitude de la destruction, sous la forme d’une autodestruction, de ce système, et l’important étant d’en explorer la cause. Cette ambiguïté ouvrait une autre réflexion dont on trouve des traces dans nombre de nos autres textes, ce qu’ont bien compris nos lecteurs, et c’est cette réflexion que nous poursuivons.)

Notre observation s’en tenait donc à l’aspect technique. De ce point de vue, nous trouvons effectivement que c’est “techniquement” un mystère que ce système soit à ce point autodestructueur. A notre sens et un peu à la différence de la définition que propose monsieur Julliard parce que nous sommes dans un cas ô combien exceptionnel, loin de refuser le changement (la “crise”), ce système-là, à la différence de tous les autres et pour des raisons qui apparaîtront plus loin évidentes, n’est que changement continuel, mue continuelle, donc crise continuelle d’ailleurs. Il n’a aucune stabilité et ne refuse donc nullement la mue permanente, cette “amélioration” (!) constante du système ; au contraire il l’appelle, la sollicite, l’exige, en éprouve une véritable boulimie, qu’on pourrait aussi identifier comme une pathologie...

Notre observation à ce point, – toujours en nous en tenant à l’aspect “technique”, – et que c’est justement son aspect radical presque jusqu’à la contradiction qui engendre l’autodestruction de ce système. Nous dirions que ce (notre !) système est “trop systématiquement un système” ; il développe jusqu’à l’hypertrophie les tendances d’un système à l’hyper-développement. Il se sur-développe dans le sens de l’hyper-spécialisation, comme toute tendance systémique mais poussée à l’extrême, sans la moindre précaution ni préoccupation d’être contrôlable et de se contrôler lui-même ; il finit par atteindre, – en fait atteint très rapidement aujourd’hui, – des pics de capacités et il bascule dans la non-efficacité et la non-productivité, et même la contre-efficacité et la contre-productivité jusqu’à des situations d’autodestruction, où l’hyper-mouvement de l’hyper-puissance débouche sur la paralysie de l’impuissance (cas du Pentagone, où l’amoncellement d’argent ajouté à un constant développement des technologies aboutissent à l’inefficacité, la paralysie et bientôt l’autodestruction).

Là-dessus, nous élevons le débat d’un cran pour faire la transition : autodestruction, donc tendance de type suicidaire. Effectivement, nous investissons à cette occasion le système, devenu “anthroposystème”, de l’équivalent d’une certaine autonomie, voire de l’équivalent d’une certaine psychologie (d'où la pathologie), voire presque de l'équivalent d'une certaine conscience, et nous jugeons qu’il y a une certaine volonté dans sa course à l’hyper-développement. Quelle volonté ? Celle du “moderne” qui sait inconsciemment qu’il n’est tenu par aucun principe, qu’il a rompu avec la Tradition de l’origine, – par exemple mais si bel exemple, selon René Guénon, – qu’il a perdu toute référence stable selon le docteur-psychiatre Beard. Ainsi sa course à l’hyper-développement, qui révèle sa crise profonde de la rupture avec la substance fondamentale du monde, devient autodestructive et autosuicidaire parce qu’il lui apparaît, au système, à mesure de son développement, qu’il est une imposture, ayant usurpé les principes, la Tradition, les références stables, et que c'est un constat qui menace son existence même. Cela n’est pas un raisonnement assorti de preuves et de démonstrations de notre part mais un raisonnement assorti  d'abord  de notre conviction… Le système est une imposture, comme nous tentons de la décrire en détails dans La grâce de l’Histoire ; le système comme annexion et trahison usurpatrice de la civilisation par une force matérialiste d’une puissance inouïe, que nous pouvons définir, à l’inspiration de Guglielmo Ferrero, comme un déchaînement de l’“idéal de puissance”.

…Et l’on voit alors que notre hypothèse est aussi que ce “mystère“ est peut-être un “Mystère”, et tout s’éclaire éventuellement. Cette “conscience” d’être une imposture qui pousse le système à l’hyper-développement pour tenter d’échapper à cette infamie originelle, et qui le conduit à l’autodestruction qui est en réalité une tendance suicidaire en train de s’accomplir, répond évidemment à une interrogation fondamentale. L’hypothèse est que le système a perçu un obstacle fondamental, d’essence supérieure, supra-rationnel et métaphysique, auquel se heurte sa puissance déchaînée, et qu’il ne trouvera pas le moyen de le réduire, – et qu’il ne reste que le suicide. Le “mystère” est devenu “Mystère”, essentiellement pour ce qui concerne l'identification de cet “obstacle fondamental, d'essence supérieure"”.

La réflexion “supra-rationnelle” et le sacré

Nous plaidons désormais pour que cette sorte d’observation entre dans la réflexion “rationnelle”, – non pas réflexion emprisonnée à la raison mais réflexion utilisant notamment la raison comme outil pour se développer, à côté d’autres “outils”, comme l’intuition, la conviction, etc. C’est-à-dire que nous plaidons pour que la réflexion rationnelle entre, comme un élément parmi d’autres, dans le domaine du “supra-rationnel” sans verser dans la méthodologie impérative et intégriste de l’idéologie, de la croyance, de la foi, etc., même si l’acteur de cette réflexion peut sacrifier à ceci ou à cela, à côté de cette réflexion contrôlée. La réflexion “rationnelle” doit devenir une réflexion “supra-rationnelle”.

C’est ce que nous avons cherché à esquisser dans un passage du dernier numéro (du 25 juin 2010) de dde.crisis, où, justement, nous nous appuyons sur l’article de Naomi Klein tel que nous l’avions commenté, auquel monsieur Christian Steiner fait allusion dans un de ses messages.

Voici le passage en question, dont le titre est «La perception du sacré et de notre sacrilège»

«…Cette idée finalement supra-rationnelle de la “participation” active de la nature du monde dans l’affrontement G4G (forces de structuration contre forces de déstructuration) se justifie par les caractères nouveaux apparus ces dernières années dans la crise générale qui affecte notre civilisation transformée en système. Il s’agit de caractères eschatologiques évidents dans les crises environnementales (encore plus lorsqu’elles se produisent dans une confrontation avec le système du technologisme comme on le voit), de caractères systémiques conduisant à l’hypothèse de système anthropotechniques imposant leurs propres buts, voire leur propre “politique”, etc. Bref, il s’agit d’une époque dont l’ampleur et la substance de son bouleversement dépassent largement le pouvoir de compréhension de la raison humaine, pour ne pas parler de sa capacité à contrôler ce bouleversement. Dans ce cas, il paraît justifié que l’outil de la logique, et la raison elle-même mais ramenée à sa fonction naturelle d’outil, soient mis au service d’hypothèses qui dépassent évidemment les conceptions humaines réduites peu à peu depuis cinq siècles, et impérativement depuis deux siècles, au seul exercice de la raison arbitrairement transmutée de sa fonction d’outil à une fonction suprême d’explication du monde. Manifestement, la crise générale, avec ses dimensions eschatologiques, est aussi une crise fondamentale de la raison humaine et des illusions que cette même raison s’est faite sur elle-même.

»Dans ce cadre de raisonnement très élargi, et audacieusement élargi, il est intéressant de constater combien de nouvelles dimensions, ou d’anciennes dimensions discréditées et ainsi réhabilitées, surviennent dans le discours. Un signe de ce phénomène est certainement le texte que Naomi Klein a publié le 18 juin 2010 dans le Guardian, sur le “oil spill” du Golfe du Mexique. On connaît Klein, économiste de formation, d’obédience marxiste, féministe, puis spécialisée dans une critique superbe du capitalisme tel qu’il nous apparaît dans toute sa dimension absolument maléfique depuis la fin de la Guerre froide. (On pense essentiellement à cette superbe somme que constitue La stratégie du choc, chez Actes Sud, 2007.) Le langage qu’elle emploie dans son texte est extrêmement remarquable...

»“There is something else too. It is the feeling that the hole at the bottom of the ocean is more than an engineering accident or a broken machine. It is a violent wound in a living organism; that it is part of us”... [...] “Monique Harden, an environmental rights lawyer in New Orleans, refuses to call the disaster an ‘oil spill’ and instead says, ‘we are haemorrhaging’. Others speak of the need to ‘make the bleeding stop’”... [...] “Calling the Earth ‘sacred’ is another way of expressing humility in the face of forces we do not fully comprehend. When something is sacred, it demands that we proceed with caution. Even awe.”

»Ces phrases, ces expressions, ces mots ne sont pas indifférents. Ils expriment des pulsions profondes, des sentiments qui renvoient à des références extérieures puissantes, suscitées par les réalités qui se découvrent ou bien qui sont introduites dans la psychologie et dans les jugements qui en découlent à cette occasion. L’être est totalement bouleversé devant le spectacle qui nous est offert, – et Dieu sait s’il nous est offert, car le système de la communication, tel qu’il est marche à plein, que nous sommes aux USA où le spectacle est garanti, que la cacophonie et le chaos des interventions grandissent encore le tintamarre qui va dans le sens de cet effroi indicible devant la destruction du monde.

»La puissance de la crise conduit inévitablement à cette sorte de réaction, dans la mesure où cette crise est de plus en plus perçue, d’une façon violente et évidente à la fois, comme le produit d’un système (le système du technologisme) qui est lui-même le produit de la modernité et de la science que la raison conduit et justifie. C’est dire que, dans l’argument de révolte contre cette situation, on tend à dépasser la raison (sans l’écarter pour en faire un outil utile) pour trouver des arguments supérieurs, dits “supra-rationnels”, qui renvoient nécessairement à des appréciations transcendantales et même sacrées. La personnalisation de la Terre en un être animé dont l’aspect sacré est évident, même si la chose est exprimée avec précaution tant le terrorisme de la raison à cet égard est puissant, constitue un formidable moteur psychologique. Il balaie toutes les critiques et les querelles idéologiques, notamment autour de l’élément religieux (effectivement, quand il est utilisé par l’idéologie), pour toucher à des domaines extrêmement puissants où c’est tout l’individu, et des collectivités entières qui sont touchés dans leur substance même. C’est une évolution d’autant plus compréhensible et acceptable que, de l’autre côté, du côté des défenseurs du système, du forage dans tous les sens, de l’exploitation du pétrole, il existe également le développement d’une fureur de plus en plus supra-rationnelle, mais dans un sens contraire, que certains pourraient juger “diabolique” ou pathologique dans la mesure où cela s’accompagne d’imprécations sur la nécessité de catastrophes eschatologiques rejoignant l’idée d’Armageddon divers...

»A côté de ce pan nouveau d’attitude qui commence à toucher des esprits respectables et nullement jugés comme excessifs ou irrationnels (cas de Naomi Klein), les arguments sur l’économie du pétrole, sur le forage en haute mer selon les profondeurs et les législations, sur le paiement des dégâts par tel ou tel acteur, etc., tout cela paraît fort dérisoire…»