«Ils ne sont pas comme nous…»

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«Ils ne sont pas comme nous…»

7 avril 2010 — Nous nous arrêtons à une nouvelle significative d’une de nos références du système de l’américanisme, – qualification pas toujours flatteuse pour cette source, mais réellement significative. Il s’agit d’un commentaire de Loren B. Thompson, du 6 avril 2010, sur la crise afghane qui se développe à Washington, à l’occasion du comportement du président Karzaï. (Nous en avons vu un développement général hier, 6 avril 2010.) Thompson intervient sur son site du Lexington Institute, dans la rubrique Early Warning.

«A growing chorus of conservative, meaning Republican, commentators are complaining about the behavior of Afghan president Hamid Karzai. They object to widespread corruption in his government and a drift toward anti-Americanism in his rhetoric and actions. Some of these conservative critics have begun to suspect that the problem isn't so much Karzai himself as Afghan political culture. They are right, for much the same reason that Vice President Joe Biden was right when he argued last year against increasing the U.S. military presence in the country. Afghanistan is not going to be a stable or secure country for the foreseeable future, because it is simply too backward – too illiterate, too superstitious, too divided. That's why Osama bin Laden set up shop there in the first place.

»If Al Gore had been elected president in 2000, most Republicans would have come to this realization many years ago. But because their party ran the entire U.S. government for the first six years of the “global war on terror,” they elected to concentrate their intellectual powers elsewhere. Now that the Democrats have controlled the White House for over a year, it is safe for conservative doubters to come out of the closet and acknowledge the obvious – that the Afghans aren't like us, and the only reason they tolerate our military presence in their country is because we spend a billion dollars per week trying to protect their narco-warlord political system.

»President Obama knew what a mess the country was before deciding to increase U.S. troop levels to 100,000 personnel, but in this as in so many other of his initiatives, he was following through on commitments he stated over and over again during the presidential campaign. Obama has done more to wipe out the remnants of Al Qaeda during his initial five fiscal quarters in the White House than the Bush Administration did during its last five years, but even as he embraced his military commanders' judgment on how to deal with the Taliban, he had the good sense to insist on a limit to the time America would spend trying to turn Afghanistan into a halfway peaceful place. He has also been realistic enough to abandon the Bush Administration's fantastic rhetoric about bringing western-style democracy and free-market economics to a country where many people still doubt the desirability of letting girls go to school…»

Notre commentaire

@PAYANT Nous avons déjà souvent parlé de Loren B., et cité ses interventions. C’est un personnage typique du système de l’américanisme; se présentant sans aucune réserve, et honoré comme tel par des titres divers, comme un commentateur objectif, indépendant et bien informé des intérêts du système; notoirement subventionné par Lockheed Martin (notamment) pour certains domaine, notamment le programme JSF, qu’il traite pourtant comme s’il était “objectif, indépendant”, sans la plus petite hésitation; par ailleurs, effectivement “bien informé” et commentant d’une façon indépendante les intérêts du système, d’une façon très instructive. C’est donc un mélange fascinant de corruption institutionnalisée et proclamée, et d’observation effectivement indépendante, tout cela marié à un sens aigu de défense des intérêts généraux du système de l’américanisme dont il fait absolument partie. (Mais nous nommons “corruption” ce qu’ils nomment “consultance”, “lobbying” et business as usual. Ce n’est pas seulement une différence de rhétorique; dans ce cas, la rhétorique témoigne de la psychologie, et de la pensée formée à partir de cette psychologie, donc de la différence absolument évidente et fondamentale de la psychologie américaniste.)

Sur ce domaine de l’Afghanistan et de la crise washingtonienne qui se développe à ce propos, et à propos de la conduite de Karzaï plus précisément, nous pouvons donc accepter le commentaire de Loren B. pour excellent parce que très significatif, et très révélateur d’un état d’esprit washingtonien. Ainsi nous développerons notre “commentaire de son commentaire” selon deux axes. Le premier est l’appréciation de la situation en Afghanistan, le second concerne l’évolution des républicains en fonction de cette évolution.

Les appréciations de Thompson sur l’Afghanistan sont stupéfiantes d’ingénuité méprisante ou de mépris ingénu c’est selon. L’Afghanistan «is simply too backward – too illiterate, too superstitious, too divided», les Afghans “ne sont pas comme nous” («the Afghans aren't like us»). Ou bien encore, dans un autre passage: «We will have to put up with the antics of people like Karzai because the Afghan political culture isn't capable of sustaining anything better…» Le tableau est celui d’un peuple rétrograde, corrompu, incapable du moindre acte de civilisation, barbare, détestable, impuissant à comprendre les bienfaits de la démocratie et de la civilisation américaniste, etc. Le mépris est complet et sans retour. Venu d’un personnage si complètement corrompu sur certaines matières bien identifiées où il prétend faire du commentaire objectif, ces appréciations sont joliment surréalistes. (Et nous sommes prêts à jurer, de conviction déjà renforcée par nombre d’expériences, que tout cela est dit et fait par Loren B., de la meilleure bonne foi du monde.) Elles nous font mesurer le fossé qui existe entre les créatures du système et la simple réalité de l’humanité. En fait, la critique foudroyante de Loren B. pourrait revenir à ceci: ces pauvres Afghans sont des barbares incapables d’évoluer parce qu’ils n’ont pas appris à habiller l’acte de la corruption de mots tels que “consultance” ou “lobbying”.

Si l’on ajoute ces constats à la poursuite sans désemparer de la conduite catastrophique des forces armées américanistes (et occidentalistes) en Afghanistan, on comprend qu’il n’y ait aucun espoir que l’“Occident”, si cette chose devenue si infâme peut encore être désignée sous ce vocable, arrive à quelque résultat acceptable que ce soit en Afghanistan. Derrière les aménagements d’un langage que son métier de “consultant-lobbyiste” lui a appris à châtier, Loren B. Thompson recommande fondamentalement ceci: tirons-nous vite d’Afghanistan, le plus vite possible! (Et laissons-les croupir dans leur barbarie…) Cela est assorti des recommandations conformistes d’usage, sans le moindre intérêt ni la plus petite chance de succès (mise en place d’une armée afghane pour assurer un semblant de stabilité, les US cantonnés le plus vite possible à des interventions extérieures, aériennes, évidemment de bombardements et d’attaques très précises, ciblées on sait comment, etc.), – avec le conseil implicite final, effectivement, de partir, très vite, le plus vite possible.

Car, n’est-ce pas, Obama had the good sense to insist on a limit to the time America would spend trying to turn Afghanistan into a halfway peaceful place». Cela nous conduit au deuxième aspect de notre commentaire, plus politique celui-là.

La répudiation du “turbo-wilsonisme”

Sans l’afficher, Loren B. Thompson est évidemment de tendance conservatrice et républicaine, en ligne avec ses “parrains” de l’industrie de défense. Il est pour l’emploi des armes, la gloire des systèmes d’arme, et les politiques qui vont avec… Pourtant, le voilà qui se tourne vers les républicains, pour les admonester. Il va même jusqu’à laisser entendre qu’il est bien dommage qu’Al Gore ne l’ait pas emporté en novembre-décembre 2000 (qu'il est bien dommage que les républicains aient trop bien fraudé en novembre-décembre 2000), parce que cela aurait empêché le parti républicain de se lancer dans ces aventures insensées, – qu’il applaudissait in illo tempore, Loren B., et qu’il maudit aujourd’hui. (La phrase: “If Al Gore had been elected president in 2000, most Republicans would have come to this realization many years ago…») C’est une remarque absolument révolutionnaire, complètement impensable chez un commentateur de cette tendance il y a seulement deux ou trois ans.

De même, Loren B. est-il implicitement fort louangeur pour Obama, dans ce qu’il croit distinguer chez le président d’hésitations à propos de ce conflit, de sa volonté d’en faire sortir les USA le plus vite possible. Voilà donc qu’il applaudit au BHO Prix Nobel de la Paix, au BHO tel que le rêvent les libéraux-progressistes et les antiwars qui ont voté pour lui. Nous ne sommes pas sûrs qu’en ce cas Loren B. Thompson ait raison, qu’Obama soit effectivement un homme de paix derrière les habits de chef de guerre qu’il aurait endossés pour l’occasion. (Quelle “paix” d’ailleurs, sinon celle d’abandonner à son sort un pays où l’on a introduit la déstructuration, l’intrusion catastrophique, la destruction aveugle, en le déclarant indigne de la démocratie américaniste?) Nous ne sommes pas sûrs du tout qu’Obama n’ait pas succombé au vertige du système, à la fascination de la politique de l’“idéal de la puissance”…

Quoi qu’il en soit, l’intérêt est que l’argument iconoclaste de Thompson sous-tend principalement le constat qu’il fait de l’évolution des républicains, – et là est l’intérêt central du commentaire politique. Ce que Thompson est en train de nous dire, c’est que les républicains évoluent très, très vite, en ce moment, à l’occasion de la “crise Karzaï” qui leur semble devenir insupportable. Il est vrai qu’encaisser les insultes et les anathèmes de la “marionnette” qu’on a installée aux commandes, cela a de quoi plonger plus d’un républicain dans une humeur dépressive.

Cette évolution est du type très classique, – ou, si l’on veut, une sorte de “retour au clacissisme”. Elle implique que les républicains abandonneraient de plus en plus la rhétorique et la pensée de l’époque Bush, avec l’influence des neocons, pour en revenir à une attitude plus conforme à leur tradition, moins interventionniste, plus proche de l’isolationnisme. (Cette attitude qui existait en partie, par exemple, lors du conflit du Kosovo, où les républicains se montraient assez hostiles à l’interventionnisme des démocrates néo-wilsoniens à-la-Clinton.) On retrouve effectivement le commentaire que nous faisions hier, en observant que la logique de l’effet de la “crise Karzaï” sur la situation intérieure US conduisait à épouser, par des voies diverses et détournées, les conceptions de Ron Paul exposées lors de son discours au CPAC, et commentées par nous le 23 février 2010.

Quoi qu’on pense en termes absolus de la valeur et de la qualité de tous ces groupes, – mis à part quelques exceptions comme Ron Paul, homme de belle valeur, – il n’en reste pas moins que cette évolution répond à des grandes tendances historiques aux USA, qui ont leur valeur intrinsèque. L’aventure bushiste, à partir de 9/11, n’est pas, fondamentalement, conforme aux normes et aux conceptions de la tradition républicaine. Elle répond plutôt aux normes “néo-wilsoniennes” des démocrates, ou, si l’on veut, une sorte de “turbo-wilsonisme” machiné par les néo-conservateurs, eux-mêmes venus du wilsonisme interventionniste des démocrates, voire des franges du trotskisme. (Le ton de Thompson, assez méprisant, marque bien le discrédit de cette politique, désormais, dans le camp conservateur, mépris pour l’idéalisme wilsonien autant que pour l’Afghanistan, bien entendu : «…the Bush Administration's fantastic rhetoric about bringing western-style democracy and free-market economics to a country where many people still doubt the desirability of letting girls go to school.»)

La question est moins de savoir si une telle tendance peut se transformer en politique. (Quelle politique? A supposer qu’Obama soit ce “guerrier contraint” que décrit Thompson, l’évolution des républicains conduisant à la constitution d’une majorité washingtonienne pour un retrait, camouflé ou non, d’Afghanistan.) On voit mal comment, dans l’état de paralysie et de désordre de confrontation existant à Washington, une résolution politique puisse prendre forme, pour une politique aussi délicate, aussi bien en termes de communication qu’en termes opérationnels, qu’un retrait d’Afghanistan. Par contre, le malaise actuel, à cause de la “crise Karzaï”, et l’évolution des républicains constituent bel et bien une réalité politique. Cela conduit à envisager une situation, à Washington, où une majorité politique serait contre la poursuite de l’engagement en Afghanistan, alors que le système se trouverait dans l’impossibilité de décider et d’effectuer un retrait. Ce serait la pire des situations, avec, à Washington, une guérilla politicienne permanente née de cette impuissance, à propos des budgets de la guerre, des péripéties du conflit, des relations avec les alliés engagés dans le conflit, des crises avec l’“allié Karzaï”, etc. Tout cela serait couronné par les pressions intérieures grandissantes, autant de la part du public que des marginaux du système, des antiwars de toujours (type Ron Paul).

Le schéma continue donc à se préciser avec régularité. C’est celui du système prisonnier des outrances de sa politique de puissance, avec le paroxysme de sa puissance entraînant le paroxysme de sa crise.