Ils ont tous peur, moi aussi

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Ils ont tous peur, moi aussi

28 mai 2016 – Oui, je crois qu’ils ont tous peur, monsieur Bibi Fricotin, Mélenchon, Trump et tous les autres, et moi aussi comme je l’écris. Dommage qu’on ne puisse écrire “ils ont tous angoisse, et moi aussi”, car c’est de l’inconnu terrible qui nous enveloppe impitoyablement que nous avons peur, et pour moi la peur de l’inconnu se nomme angoisse. (Seuls n’ont pas peur les hallucinés comme Hillary et les gastéropodes comme le président-poire, mais ils n’importent en rien ici et nous leur disons, comme disait Montherlant qui a droit de cité et de re-cité : « Va jouer avec cette poussière. » Notre dérision est un instant de détente et de grâce que nous nous accordons dans le cours de ce compte-rendu assez sombre.)

Cette page contrastera notablement sinon radicalement avec la précédente, sur “le Système”, où je développais une démarche construite, faite d’une réelle fermeté sur laquelle j’appuie mon antidote divin à la peur/angoisse, fait d’un élan et d’une ardeur qui sont comme une respiration qui est le souffle de la vie qui ne craint rien, même pas la mort, – pas du tout la mort, avec laquelle je ne craindrais même pas, s’il le fallait, d’avoir un rendez-vous fixé précisément et que, “fidèle à la parole donnée” comme dit Seeger, je ne manquerais pas... Mais il y a des moments où l’on s’essouffle, et ils ne sont pas rares dans ces temps maudits, et alors la peur, cette vieille compagne que je nomme angoisse comme pour me rassurer, réapparaît, toujours aussi sûre d’elle et presque méprisante... Tremble, carcasse, tu n’est que le jouet d’un destin dont je sais des choses que tu n’imagines pas ; l’inconnu qui habite ces menaces, voilà qui me glace ; et je m’insurge, en mesurant la vanité de l’insurrection, ce qui redouble l’angoisse.

Moi aussi, j’ai vu Mélenchon lors de l’émission (A2, jeudi soir, mais en enregistrement hier) qu’évoque monsieur Bibi Fricotin et, en vérité, je l’ai perçu plus comme angoissé que fatigué, c’est-à-dire habité par la peur. Mais l’on dira justement que la fatigue est une forme subtile et indirecte de la peur, alors il n’y a pas de véritable désaccord de perception. De même, j’estime que Trump a cédé à une certaine forme de peur, celle que lui ont instillée ses conseillers lorsqu’ils l’ont convaincu d’abandonner le face-à-face qu’il avait proposé à Sanders, et qui était un bel acte antiSystème d’une complicité nécessaire entre les deux. Cette peur qui est nôtre également, c’est celle du Système, et dans ce cas du Système et de ses convenances puisque c’est pour des motifs de convenance-Système qu’il (Trump) justifie son retrait d’un événement qu’il avait lui-même lancé en le justifiant par les manigances du parti démocrate contre Sanders, alors qu’il donne désormais quitus au parti adverse de ses manigances (“Maintenant que je suis le candidat quasi-officiel du parti républicaine, il me semble inapproprié de débattre avec le second [de l’autre camp]”). Deux heures avant ce communiqué, il proclamait devant une foule rassemblée à Fresno : « I’d love to debate Bernie ! » Sanders a beau jeu, et il a bien raison, de ridiculiser Trump en la circonstance, et Trump le mérite bien, qui devrait songer à ne pas trop écouter ni ses conseillers, ni la voix de sa pauvre raison de milliardaire soudain placé devant ce mystère non côté en Bourse qu’on nomme destin :

« In recent days, Donald Trump has said he wants to debate, he doesn't want to debate, he wants to debate and, now, he doesn't want to debatet. Given that there are several television networks prepared to carry this debate and donate funds to charity, I hope that he changes his mind once again and comes on board. »

Or, cela nous ramène paradoxalement à Mélenchon, avec sa peur-fatigue ou sa peur-angoisse selon qui le perçoit. Contrairement à monsieur Bibi Fricotin, j’ai été assez entraîné par son échange avec monsieur Gérald Darmanin. Je ne m’arrêterai nullement aux diverses observations sur l’identité et la personnalité de l’un et de l’autre, qui me semblent vraiment de très peu d’intérêt, mais bien sur à leur échange. Peut-être cet échange-il parut-il un peu pompeux, un peu léché, et l’on peut soupçonner l’un ou l’autre (l’interlocuteur de Mélenchon) de l’avoir préparé, et alors je serais un peu naïf de lui apporter de l'importance. Qu'importe puisque ce qui est dit est dit. Il me paraît toujours salutaire et bienvenu d’entendre parler des Capétiens, dont il est fait d’un commun accord très grand cas pour la grandeur de la France, d’expliquer le gallicanisme qui est une trouvaille bien française de composer avec la religion sans s’y soumettre, d’entendre Mélenchon expédier Robespierre d’un revers de phrase pour ce qui est de sa pensée (“Il n’y a rien à retenir de lui, c’était un homme d’action...”). Quoi qu’il en soit et quoi qu’ils en veuillent, il y avait de l’antiSystème dans cette façon de se rappeler ainsi au passé dans le sens d’une tradition d’où est née la France. Cela fait d’autant plus regretter le reste.

Mélenchon évoque ces temps terribles que nous vivons, et cette années 2017 que nous allons vivre, encore plus terrible que 2016 si c’est possible : “Il y aura TAFTA qui va arriver”, nous dit-il ; et pourquoi ne pas dire, pour que les Français le réalisent tout de même : “Il va y avoir TAFTA, mais aussi un nouveau président US qui pourrait bien être anti-TAFTA et qui pourrait amener avec lui des bouleversements”, histoire de fixer les vrais repères ? Il y a toujours de la retenue dans le discours de ceux que tout désigne pourtant pour être antiSystème, alors qu’eux-mêmes ils reconnaissent la nécessité d’une rupture. Mélenchon propose un programme, des grandes lignes certes exemplaires, des projections sur l’avenir où il espère de grands changements, etc. ; en même temps, l’on sent bien qu’il sait que nous vivons des temps où les évènements déferlent de semaine en semaine et que ce qui importe est le court-terme car c’est dans ce court-terme que s’empilent les évènements catastrophiques qui changeront les perspectives où il inscrit ses grands programmes, et donc les grands programmes également.

A un moment de son échange avec le journaliste François Lenglet, cela leur a échappé à tous les deux : Lenglet disant que la politique appliquée à Athènes par Tsipras, l’ami de Mélenchon dont Mélenchon fit si grand cas, cette politique “est tellement idiote que la Grèce aurait mieux fait de quitter l’euro” (dit-il “l’euro” ou “l’Europe” ? Cette charmante incertitude vaut d’être prolongée) ; et Mélenchon aussitôt : “Pour une fois, nous sommes d’accord”. Ainsi, Mélenchon qui n’a jamais été jusqu’à prendre position pour le Grexit tout au long de la crise grecque (Sapir le lui a bien assez reproché) laisse glisser aujourd’hui qu’il aurait fallu y venir. Tout le monde a passé là-dessus, car décidément cela ne semblait pas être le plat du jour ; pourtant, c’était une bonne occasion d’en venir à ce que devrait faire la France à cet égard, très vite et sans tarder, dès l’élection de 2017 si le résultat le permet. Mais c’était se rapprocher des terres de Marine Le Pen, et cela ne peut se concevoir, les “valeurs”-Système l’interdisent. C’est ainsi que, même autour de tous ces antiSystème, le Système continue à déployer sa grande ombre et ils ont peur.

Pourtant, il faut une rupture, et pour la France il n’y en a pas trente-six possibles dans son état de délabrement où l’a réduit l’Europe. Ce dernier mot, justement, indique que la seule rupture possible, c’est de proposer une rupture avec l’Europe, mais Mélenchon n’en a pas dit un mot qui vaille vraiment rupture, malgré ses nombreuses et justifiées vociférations anti-EU.

(Je fais un aparté qui m’est inhabituel dans la politique-fiction, sans la moindre assurance légaliste ou institutionnelle de mon propos, puisque tout cela venu au fil de la plume... Le schéma idéal à cet égard, c’est le référendum, – malheureusement l’idée est déjà prise par Le Pen, par conséquent quasiment mise à l’index. C’est pourtant la seule chose à faire, mais vite, très très vite, et dans des conditions de crise créées pour l'occasion : un nouveau président antiSystème, quel qu’il soit et s’il y en avait un, ou s’il y avait un nouveau président qui fût forcé d’être antiSystème par la situation de dissolution de la France, doit proposer le jour de son élection un référendum sur la sortie de la France de l’euro sinon de l’UE [Frexit], et surtout mettre dans la balance sa démission immédiate si cette proposition est repoussée par le peuple, dans la tradition gaulliste. Ainsi, même s'il n'obtient pas satisfaction, il ouvrirait-il une crise, installant un climat de pression tragique qui seul peut conduire à une rupture, tout en pouvant lui-même revenir dans le circuit lors de nouvelles élections présidentielles pour assumer cette rupture en la mettant complètement à son programme, faisant de cette deuxième élection provoquée un second référendum de facto. Tout cela bouscule les traditions, risque de mettre la démocratie en contradiction avec elle-même, mais qu’importe puisque c’est pour la bonne cause et nullement pour complaire à Bruxelles comme cela fut fait déjà un nombre respectable de fois, – puisque c’est la rupture qu’il nous faut, donc le désordre provoqué pour éteindre l’incendie du désordre larvé qui nous dévore, selon ma tactique favorite du contre-feu. [*])

On était loin de tout cela, jeudi soir. D’ailleurs, me dira-t-on, on est loin de l’élection 2017, c’est-à-dire qu’on a le temps... Sauf que le Temps se contracte et que l’Histoire ne cesse d’accélérer. Il est vrai que nous avons tous peur, sans aucun doute, devant ces folies, ces audaces qui viennent à nos esprits toujours paralysés, face à la masse terrifiante qui nous tient prisonnier et nous écrase, et nous étouffe, et nous rapetisse, et nous dissout. Moi-même, écrivant ces mots et ces phrases, admonestant les uns et les autres d’avoir peur et d’avoir cédé à l’angoisse, ma peur-angoisse me saisit à une occasion ou l’autre, et à la moindre occasion, et notamment à celle de l’écriture de ces mots.

Tout cela n’est pas rompre dans le sens de l’abandon, comme l’on rompt devant l’ennemi, mais rendre compte du terrible poids dont nous sommes chargés, non seulement l’ombre affreuse du Système qui clôt notre univers, mais l’obligation où nous met notre sens du destin de devoir soi-même s’encombrer d’un charge supplémentaire dans le chef de ces tentatives sans cesse renouvelées de tenter de frapper et frapper encore ce Système jusqu’à ce qu’un jour il en vienne à offrir son flanc le plus vulnérable où nous pourrons le percer. Ce que je vous offre est une sorte de souffrance, d’amertume, d’épuisement de la peur-angoisse, ce n’est pas la voie du bonheur. Pourtant, il reste une voix si lointaine qu’on la distingue à peine, et qui chuchote dans le vent, comme l’eau qui chuinte le long de la coque d’un bateau-fantôme porté par les alizés mystérieux venues du ciel étoilé, – cette voix si lointaine et qui se laisse entendre pourtant : “ce n’est pas la voie du bonheur mais c’est la voie de l’honneur”.

... Ma fatalité est que je ne parviens pas à terminer un texte en cédant complètement à une fatalité du malheur.

 

 

Note

(*) Voir le 24 octobre 2011, par exemple : « Nommerions-nous cela la “doctrine du contre-feu” opposée à la “doctrine du choc”, toujours selon l’image souvent citée dans nos colonnes de la technique du contre-feu utilisée contre les grands incendies ? Allumer un incendie secondaire, contrôlable, devant la marche de l’incendie principal incontrôlé, lequel rencontrera ainsi à un moment donné une bande de terre brûlée qui le privera de toute alimentation et le réduira décisivement. »