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100435 août 2020 – Je ne suis pas du genre à m’exclamer devant les catastrophes qui nous frappent. Je ne vois rien à écrire qui soit d’une grande originalité ni d’une grande aide. Ma compassion est d’une sorte banale, qui va à tous les événements de cette nature, par simple réflexe de solidarité.
Mais voilà que je déroge à cette règle, et que je ne l’ai décrite que pour dire avec plus de force que je ne l’ai pas respectée.
J’ai été frappé par Beyrouth jusqu’à ressentir presqu’avec angoisse le fracas extraordinaire des explosions, et couronné, bien entendu, par les images de la chose. Pourquoi cela s’est-il passé de cette façon inhabituelle pour mon compte ?
La première chose qui m’a frappé, c’est l’exclamation qui vient d’un officiel, d’un expert ou peut-être d’un ministre je ne sais et qu’importe, disant que la catastrophe avait semblé comme si Beyrouth avait subi le sort d’Hiroshima : la calamité d’une explosion atomique et nucléaire. Pourquoi cette analogie ? A cause de l’ampleur du feu qui a frappé cette ville ? A cause de la forme même de la deuxième explosion, qui par la forme justement, par l’effet de choc comme visualisée dans une sorte d’ouragan de l’enfer, d’une forme étrange presque d’un champignon en accéléré, par le bruit, le grondement qui roule et qui éclate, – tout cela qui rappelle effectivement une explosion atomique, autant par l’imagination que par les documents filmés lors d’essais de l’engin catastrophique ?
Peut-être, surtout, parce qu’on a ressenti aussitôt, avec cette catastrophe, l’espèce de terreur métaphysique devant la destruction qui caractérise le sentiment existant devant la fureur nucléaire, et qu’éprouvèrent les créateurs de la Bombe eux-mêmes, lors de la première explosion d’essai, en juillet 1945... « Plus clair que mille soleils »... Moi-même, me dis-je, – pauvre Liban, pauvre Beyrouth, comme si j’en étais moi-même, à l’image et dans l’esprit déchiré d’un habitant de ce pays et de cette ville....
La seconde chose que je relève et qui s’inscrit d’ailleurs dans la logique symbolique de la première, c’est le tableau général que donne la profusion de films, de séquences, de témoignages, la profusion d’images et du bruit des images ; et ce tableau général, effectivement, comme une illustration du sentiment éprouvé, de l’espèce de « Plus clair que mille soleils » qui serait ici pure création d’un “accident industriel”, soudain haussé au niveau des catastrophes métaphysiques engendrées par la modernité.
(Mais les amoncellements de nitrate d’ammonium par milliers de tonnes, c’est la modernité n’est-ce pas, c’est « Le choix du feu », c’est la catastrophe du pillage et de la destruction du monde. Le symbole exprime une profonde vérité-de-situation.)
L’impression qu’on en ressent alors, encore pour mon compte, c’est effectivement une sorte d’intégration de la catastrophe, effectivement comme dans une attaque nucléaire, et donc intégration très rapidement faite comme presque dans l’instantané, effectivement comme devant l’inéluctable. Ce n’est pas un point d’une cité, d’un lieu habité, etc., qui est touché, comme un accident dans le cours normal de la vie de la cité, même si l’accident est dramatique et quelle qu’en soit la cause ; c’est toute la cité qui soudain, en quelques terribles secondes, se retrouve sinistrée et plongée dans un affreux désordre et dans une souffrance collective que nul dans la cité ne peut ignorer.
Cette extraordinaire mouvement d’intégration de la catastrophe dans la vie courante, c’est bien le signe que le feu a frappé tout un monde, toute une vulnérabilité collective, toute une souffrance déjà à fleur de peau et exacerbée... Et nous-mêmes aussi, ces yeux et ces oreilles qui observent et écoutent le monde.
Enfin, et je dirais d’une façon plus élaborée, avec la forte dimension symbolique dans un monde tourmenté par une Grande Crise qui est comme la catastrophe suprême, et alors le sort de Beyrouth étant conduit comme si la ville était frappée par les entrailles de la crise... Le Liban, ce petit pays, où le cliché de l’esprit nous disait qu’il faisait bon vivre, qui ne cesse d’être déchiré, qui vit une crise terriblement hypermoderne depuis des mois, qui est le réceptacle de toutes les terreurs qui parcourent cette région où la Grande Crise du Système bouillonne également.
On ne peut échapper à l’image et à la parabole du symbole, et à se dire que la catastrophe de Beyrouth est de la même nature symbolique que, par exemple, la catastrophe de Lisbonne du XVIIIème siècle, qui marqua tant l’esprit du temps, et notamment celui de Voltaire. Notre Système, lui aussi, est un enfant monstrueux du XVIIIème siècle, dit “des Lumières”.
Pour une fois Israël, par la voix du Mossad, et le Hezbollah, ont fait quelque chose de concert, presque en commun, comme frappés d’un même sentiment de l’énormité sacrilège de la catastrophe ; chacun disant, “Ne croyez pas un instant que j’en sois instigateur, je n’ai rien à voir avec ça”... Jusqu’au ministre des affaires étrangères israélien proposant aussitôt l’aide de son pays, s’adressant à un pays avec lequel son propre pays est en guerre.
Ainsi n’échappe-t-on pas, – je parle encore pour mon compte, mais je suis sûr que je parle au nom de quelque chose qui me dépasse, – à l’impression diffuse mais d’une force considérable, à cette dernière “image” selon laquelle cette catastrophe est, par tous les canaux qu’on veut et selon toutes les interprétations possibles, une enfant affreusement malheureuse de la Grande Crise qui secoue le monde, en même temps qu’une illustration de ce malheur qui nous concerne tous.
Souffrez que je ne m’en explique pas plus que cela et acceptez cette image d’un instant, venue d’un autre monde, qui est aussi notre monde.
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