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1763Le diplomate indien devenu commentateur M K Bhadrakumar est un esprit plein de sagesse. Bien que l’on puisse se trouver en désaccord avec certaines de ses analyses (c’est notre cas, pour ce qui concerne son analyse de la stratégie US et de l’état des USA, et des relations des USA avec la Russie), il existe des thèmes fondamentaux où sa sagesse rencontre son expérience pour nous éclairer de son brio. C’est le cas des relations entre pays du BRICS, de la stratégie du BRICS, de l’Inde, etc. C’est aussi le cas, et c’est là notre propos, de la Turquie, où M K Bhadrakumar fut ambassadeur de l’Inde.
Il est actuellement en séjour en Turquie, où il retrouve beaucoup d’amis, et d’où il peut nous livrer des analyses du plus haut intérêt sur la Turquie, – à l’heure où l’on peut se demander avec insistance : mais quelle mouche a donc piqué la Turquie ? – lorsqu’on songe à la position actuelle de ce pays dans sa politique internationale, par rapport à ce qu’elle était, par exemple, l’été dernier… C’est effectivement, nous semble-t-il, la question que le diplomate-commentateur se posait avant d’arriver dans ce pays. D’où l’intérêt de ses réponses, brèves mais très denses, sur la situation en Turquie, dans deux textes qu’il met en ligne sur son blog personnel, Indian Punchline.
• Dans le premier texte, le 27 avril 2012, il nous décrit, assis à une de ses terrasses favorites d’Istanboul, face au Bosphore, l’exceptionnelle réussite actuelle de la Turquie, du point de vue intérieur, économique, social et culturel, ce qui constitue un triomphe pour Erdogan et son parti. Puis, soudain, vient la réserve majeure que nous attendons tous, bien entendu, – et quelle réserve… (Nous nous permettons de souligner de gras une remarque qui nous paraît de la plus haute sagacité, que nous utiliserons pour notre commentaire.)
«…But Turkey is getting things horribly wrong in its foreign policy. The curious thing is that Erdogan’s foreign policy lacks a national consensus and yet this politician who is an ardent democrat is nonchalantly pressing ahead. The intellectuals I met are aghast that Turkey is reclaiming its Ottoman legacy and is needlessly getting entangled in the Muslim Middle East.
»Yesterday, there was a passionate debate in the Turkish parliament over Erdogan’s Syria policy. I am told that not only the Kemalists but also the ultra-nationalists and even the Kurdish party from the eastern region of Turkey were critical that Turkey is interfering in Syria and it is going to provoke a vicious backlash. But FM Ahmet Davitoglu came up with a spirited defence. He said something like, ‘Turkey owns, leads, serves the new Middle East’.
»Haven’t I heard this bravado before? Yes, I used to hear this in the cocktail circuit in Ankara during the tragic Bosnian war. Turkey used to fancy that it was going to ‘own, lead and serve’ the new Balkans. Pray, what happened? Funnily, the Balkans and Central Europe aren’t Turkey’s backyards by any reckoning. They are not even America’s. If newspaper reports are to be believed, they are probably going to be China’s backyard. Not 6 or 10, but sixteen heads of governments travelled to Warsaw from far and wide in the Balkans and Central Europe to greet Premier Wen Jiabao. Yes, these were ‘New Europeans’ who were supposed to be America’s vassals.
»Isn’t Turkey following the footsteps of the US — getting bogged down in quagmires some place else where angels fear to tread, and somewhere along the line losing the plot? I feel sorry for this country and its gifted people. When things have been going so brilliantly well, Erdogan has lost his way.»
• Deux jours plus tard, le 29 avril 2012, M K Bhadrakumar nous fait un rapport succinct d’une conférence du principal parti d’opposition, le Parti Républicain du Peuple (CHP), et de sa verte et superbe critique de la politique extérieure d’Erdogan, essentiellement de sa catastrophique politique syrienne, confirmant les impressions rapportées plus haut… «The deputy head of CHP, Faruk Logoglu (who used to be the head of the foreign ministry during my tenure as ambassador in Ankara) made some exceptionally sharp criticism against the Recep Erdogan government’s Middle East policies. He called them ‘dangerous fantasy’. Turkish discourses have acquired great transparency — ironically, a legacy of the Erdogan era. Logoglu was blunt about Turkey’s covert help to Syrian fighters opposing the regime in Damascus.»
Puis il poursuit en approuvant («There is merit in the criticism that Turkey is in a fantasyland, regarding itself as a role model for the Middle East…»), puis en rapportant l’un ou l’autre débat en cours. M K Bhadrakumar n’hésite pas à montrer la dérision de la chose, puisqu’il s’agit d’un débat sur le port du foulard par les femmes, et quand, et où, – voilà qui nous rappelle nos activités à nous, dans le bloc BAO, – et cela au milieu de la tempête qui secoue le monde… Dérision, dérision…
«I believe, the women’s wing of the ruling party Justice and Development Party demanded yesterday that Turkish women should be allowed to wear headscarves in all public places and that the state should “stop imposing secularism”. But it made a distinction: while women members of parliament should be allowed to wear headscarves, women serving in the judiciary, security establishment and schools and colleges should continue to be barred from wearing headscarves. Again, while teachers shouldn’t wear headscarves, students should be free to wear them.
»I am foxed at such hair-splititng. So are my stylish Turkish friends who of course like to defiantly flaunt their lovely blond hair. Why is Turkey wasting its time over archaic issues in the second decade of the 21st century?»
Alors, la Turquie est-elle encore une énigme ? Catastrophique dans sa politique étrangère, sans aucun doute, mais énigme, finalement, certes pas… Il y a neuf mois, tout semblait promis à la Turquie et à son triomphant Premier ministre. En septembre 2011, il fit une tournée qui, à son escale égyptienne, sembla concrétiser un rôle nouveau, fondamental, pour la Turquie dans la région (voir notamment le 14 septembre 2011). Aujourd’hui, elle est embourbée dans une politique maximaliste absurde en Syrie ; une politique sans la moindre substance, appuyée sur des contre-vérités, produisant des effets contradictoires dévastateurs ; une politique déstructurante, dissolvante, embrassant les pires vanités idéologiques du bloc BAO inféodé au parti des salonards, politique trompeuse, fabriquée, imitant la stupide lourdeur des poussières de monarchies du Golfe, croulant sous le poids de la corruption, de l’argent et de la sclérose du plus trompeur et du plus faux des conservatismes, le conservatisme faussaire de la corruption qui conduit à la dissolution des structures et des principes. Le pire est que cette politique syrienne se répand comme une métastase et infecte tout le reste de la politique extérieure turque.
Le tournant profond effectué par la Turquie, après une préparation d’une décennie, eut lieu en 2009-2010. Il fut essentiellement appuyé sur une attitude brusquement critique d’Israël, et une nette prise de distance des USA (l’un ne va pas sans l’autre) et du bloc BAO. C’est cette évolution qui valut à Erdogan son triomphe du Caire, et la position évidente de dirigeant musulman le plus populaire dans le Moyen-Orient, auprès des masses arabes, une sorte de successeur de Nasser dans cet art difficile de l’influence et du charisme. Puis vint l’affaire syrienne. Nous avancerions l’hypothèse que la direction turque, Erdogan et son ministre des affaires étrangères principalement, s’engagèrent dans ce guêpier selon deux conceptions d’analyse ; celle qu’avec une telle popularité, une telle influence, la Turquie était désormais le pays dominant par excellence de la région, celui par qui passent toutes les formules et les démarches de règlement, et cela valant aussi bien, naturellement, pour la Syrie ; celle qu’avec les relations (excellentes alors) existantes avec la Syrie, il s’agirait d’une partie facile, qui devrait s’accompagner de réformes significatives de la direction syrienne. La démarche se heurta à la résistance d’Assad, et notre appréciation est que l’attitude impérative de la Turquie vis-à-vis de la Syrie tint une bonne part de l’échec d’un arrangement éventuel. Erdogan réagit avec intransigeance, à partir d’une position personnelle marquée par cette faiblesse terrible des puissances trop vite affirmées, et manquant de la retenue que donne la sagesse ; en fait de sagesse, Erdogan montra cet hubris caractéristique, qui le conduisit à la rupture puis au maximalisme à l’encontre d’Assad, jusqu’à l’absurde situation présente. C’est ce que M K Bhadrakumar définit par ce jugement : «Erdogan has lost his way…»
Aujourd’hui, la Turquie, qui prétendait régenter le Moyen-Orient dans l’ordre nouveau du “printemps arabe”, se retrouve du côté des perturbateurs et des déstabilisateurs, effectivement embourbée dans la dangereuse proximité d’une guerre civile rampante, et continuellement poussé à une surenchère stérile… C’est ce que M K Bhadrakumar définit par cet autre jugement : «Turkey [is] following the footsteps of the US.» Pire encore, puisque la Turquie n’a pas la position de force des USA ; la voici réintégrant la dynamique des pays du bloc BAO, allant jusqu’à menacer (?) de faire jouer l’Article 5 de l’OTAN pour “protéger” sa frontière syrienne… Le grand pays rénovateur et émancipateur du Moyen-Orient d’il y a un an qui serait l’instrument direct de l’intervention de l’OTAN au Moyen-Orient ! Le comble du gâchis, au-delà de la maladresse, pour un avantage net dont on cherche en vain les premiers signes ; Erdogan n’a peut-être plus intérêt à aller tester sa popularité au Caire, aujourd’hui. Le reste va à l’avenant : des relations beaucoup plus tièdes avec la Russie et l’Iran, sans aucun avantage réel par ailleurs (les relations avec les monarchies du Golfe ne représentent aucune assurance, ces pays entretenant une politique extérieure de fortune, eux-mêmes assiégés par leur propre instabilité et leur illégitimité).
On dirait que la Turquie d’Erdogan, qui s’était superbement échappée du Système, est retombée dans ses rets, jusqu’à ses dérisoires débats type “droitdel’hommisme” des société “modernes” dignes de nos pauvres pays européens, – comme si elle avait été piquée, quelque part depuis la fin de l’été 2011, par la tarentule de la modernité. Même si son côté l’emportait en Syrie, – et nous en sommes loin, – Erdogan n’aurait fait alors qu’installer une instabilité dangereuse sur ses frontières, au-delà de tous les calculs savants des géopoliticiens et des connaisseurs des nuances diverses du monde musulman. Ici comme ailleurs dans toutes les crises qui touchent le monde arabo-musulman, ce n’est pas un de ces conflits pleins de nuances et d’intérêts régionaux autant que d'attirance pour des ressources diverses qui est en cours en Syrie, mais d’abord une pression de la déstructuration propre au Système où la communication joue un rôle fondamental, et la Turquie se trouve en son cœur. S’il poursuit dans cette voie, qui est si contraire au sentiment général turc, Erdogan finirait bien par voir sa position intérieure menacée par des oppositions qui en viendraient à se réclamer de la politique initiale qu’il avait si magnifiquement mise en place. (Ce jugement de M K Bhadrakumar sonne comme un avertissement : «The curious thing is that Erdogan’s foreign policy lacks a national consensus and yet this politician who is an ardent democrat is nonchalantly pressing ahead.») Une victime de plus de la dynamique surpuissance-autodestruction du Système, qui emporte dans sa logique autodestructrice ceux qui s’y rallient involontairement en croyant pouvoir la dompter…
En post scriptum, on notera l'ultime et sympathique paradoxe de cette affaire, illustré par le jugement de M K Bhadrakumar et notre hypothèse sur la baisse de popularité éventuelle d'Erdogan. En abandonnant, voire en trahissant sa propre et brillante politique, Erdogan mettrait en évidence qu'elle a pénétré et conquis la classe politique et le pays ; il aurait donc eu raison malgré tout, et contre lui-même ensuite.
Mis en ligne le 30 avril 2012 à 06H31