Impuissance et désordre en Syrie, et l’option du piège

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Impuissance et désordre en Syrie, et l’option du piège

On peut, au travers des nouvelles venues d’horizons très différents, constater combien la crise syrienne est politiquement en cours de paralysie depuis la démission de Kofi Annan et le vote par l’Assemblée Générale de l’ONU d’une résolution non contraignante, qui n’a en rien changé la situation politique elle-même si le système de la communication babille beaucoup à son propos, et dans les deux sens, mais qui est effectivement intervenue dans une fonction paralysante. Parallèlement, la situation sur le terrain a évolué dans le sens du désordre. Cette évolution confirme la perception d’une deuxième chaîne crisique en action,. Ce qu’il faut voir essentiellement, c’est qu’aucun “parti” ne prend le dessus et que les visions des uns et des autres, lorsqu’on cite des observateurs qui n’ont pas trop leurs jugements sous l’influence du Système (qui pour le soutenir, qui pour le dénoncer), sont très pessimistes dans ce sens, très confus, très incertains…

• Seumas Milne, commentateur du Guardian, poursuit sa campagne jusqu’alors mal vue mais désormais de plus en plus substantivée sur l’absurdité catastrophique d’envisager une intervention extérieure en Syrie alors que le pays s’engage “dans les ténèbres”(dans son commentaire du 8 août 2012).

«The destruction of Syria is now in full flow. What began as a popular uprising 17 months ago is now an all-out civil war fuelled by regional and global powers that threatens to engulf the entire Middle East. As the battle for the ancient city of Aleppo grinds on and atrocities on both sides multiply, the danger of the conflict spilling over Syria's borders is growing… […]

»There is every chance the war could now spread outside Syria. Turkey, with a large Alawite population of its own as well as a long repressed Kurdish minority, claimed the right to intervene against Kurdish rebels in Syria after Damascus pulled its troops out of Kurdish towns. Clashes triggered by the Syrian war have intensified in Lebanon. If Syria were to fragment, the entire system of post-Ottoman Middle East states and borders could be thrown into question with it. That could now happen regardless of how long Assad and his regime survive. But intervention in Syria is prolonging the conflict, rather than delivering a knockout blow. Only pressure for a negotiated settlement, which the west and its friends have so strenuously blocked, can now give Syrians the chance to determine their own future – and halt the country's descent into darkness.»

• Milne envisage notamment, pour la condamner comme une “folie”, l’intervention de la Turquie en Syrie. C’est de cela qu’il est question dans l’analyse de Russia Today du 8 août 2012. Une part importante de cette analyse est consacrée à une interview du professeur de relations internationales Mark Almont, qui enseigne actuellement à l’université de Bilkent, en Turquie. Almont met en évidence la contradiction inhérente à la politique turque dans la crise syrienne, avec le dilemme à la clef et à mesure, qui est de vouloir avec force la chute d’Assad signifiant la déstabilisation, voire la dissolution de l’État syrien avec la fragmentation du pays qui s’ensuit, et de craindre avec au moins autant de force le rassemblement d’une “nation kurde” qui trouverait à cette occasion, et qui trouve déjà, une voie vers l’autonomisation de la partie kurde de la Syrie, en connexion avec les Kurdes autonomes d’Irak et les Kurdes de Turquie.

«Mark Almond […] told RT that Ankara’s position was riddled with contradictions. “It [Ankara] wants to see the overthrow of Assad’s government, it is supporting the destabilization of that regime, but it seems to expect that the mosaic of Syrian society, its ethnic make-up, will remain stable. When you shake the kaleidoscope, you cannot be certain where the pieces will fall down.”

»Almond says that despite Turkey’s antagonistic relationship with Syria, Ankara cannot have its cake and eat it too when it comes to toppling the Assad government and maintaining regional stability. “We’ve seen television pictures of places in northern Syria where people are waving pictures of Ocalan, the leader of the PKK, the Kurdistan Workers’ Party, who of course is held in regard as the arch anti-Turkish terrorist. And so the Turkish government does face the problem that so long as it had good relations with Bashar al-Assad’s regime, he kept the border closed and kept the PKK forces out of operation in Turkey. With the growing hostility between Ankara and Damascus and the fact that the Turkish and Syrian authorities have lost control of large parts of the border with Turkey, then of course the PKK can operate in Turkey and of course Assad’s regime can say we have ‘other things on our mind’ instead of trying to stop them.”

»Almond says that threatening Syria with reprisals will only fuel the Kurdish rebellion, just as cracking down on Kurdish resistance does not change the fact that “now you have two quasi-autonomous areas on the Turkish border, in northern Iraq and increasingly in Syria.” As the potential ‘Lebanonization’ of Syria will only lead to further chaos, Almond says Turkey has to make a choice. “The Turkish government seems to want to have it both ways. It wants to see the implosion of the Syrian regime, but it doesn’t want to see the collapse of public order and control of the borders. That to me seems to be a logical contradiction. And unfortunately for many Turkish soldiers, police and civilians, this contradiction is coming home to haunt them.”»

(Certains y songent déjà, à peine sans rire, comme Moon of Alabama ce 8 août 2012 : «Could The War On Syria Create Regime Change in Ankara?»… Effectivement, on pourrait arriver à une certaine compétition, puisque l’Arabie pourrait être, elle aussi, présente pour une place sur le podium du regime change.)

• Les commentateurs russes sont en général assez pessimistes sur la position actuelle de la Russie dans la crise syrienne, après la démission d’Annan. Effectivement, la Russie reste pour l’instant silencieuse, alors qu’elle fut très active jusqu’au départ d’Annan, mais pour la simple raison que le départ d’Annan a impliqué l’arrêt quasi instantané de toute activité diplomatique à potentialité constructive autour de la crise syrienne. La vision pessimiste des commentateurs russes est justifiée d’une façon générale parce qu’il y a effectivement un arrêt complet de ce qu’il restait de la voie diplomatique où la Russie avait un rôle majeur ; elle ne vaut pas pour la seule Russie mais pour tous les acteurs extérieurs de la crise. Ces commentateurs n’ont pas raison de traiter de la position russe d'une façon spécifique, souvent en termes de concurrences de puissances et d’influence. Ce stade-là est dépassé, et le pessimisme vaut pour tout et pour tous puisqu’il vaut pour la situation elle-même, où les évènements sont livrés à eux-mêmes et imposent leur rythme. Nous sommes désormais très loin de la question de l’influence ou de l’hégémonie, nous sommes dans un tourbillon en fusion qui est, paradoxalement d'un point de vue dynamique mais logiquement d'un point de vue politique, un facteur de paralysie… Sur cette position russe appréciée d’un œil critique et trop alarmé par Alexey Eremenko, voir Novosti, le 4 août 2012.

«After the resignation of the UN Envoy to Syria Kofi Annan, Moscow’s options are limited to buying time and waiting to see how the situation pans out in Syria, Russian analysts and lawmakers said. Annan’s decision to step down, voiced on Thursday, spells a diplomatic loss for Russia, which never managed to implement a proactive policy on Syria, experts said on Friday. “We were chronically late on Syria,” said Vladimir Akhmedov of the Institute of Oriental Studies at the Russian Academy of Sciences. “Now we’ve backed ourselves into a corner.”»

DEBKAFiles ne s’embarrasse guère d’une ligne d’appréciation et ses publications peuvent montrer un changement de 180° d’un jour à l’autre. Ainsi DEBKAFiles a-t-il beaucoup varié quant à la position de la Syrie d’Assad : aux abois ? Encore solide comme un roc ? Ainsi DEBKAFiles a-t-il suivi la visite rapide mais importante de l’Iranien Saeed Jalil, conseiller de l’ayatollah Khameini pour les questions de sécurité nationale, au Liban puis à Damas. Au Liban, Jalil allait rencontrer Nasrallah, le chef du Hezbollah et, dans son analyse du 6 août 2012, DEBKAFiles annonçait que les deux hommes enterraient Assad, qui ne valait plus grand’chose, pour préparer les grandes batailles de l’après-Assad : «It must therefore be taken fore granted that Jalili and Nasrallah, both shrewd operators, will have realized their ally in Damascus is going down. Instead of lamenting his impending undoing, they will have got down to brass tacks for asserting their command and control after his departure – before it is too late. Military plans for Israel are no doubt part of their schemes.» Hier, le même Jalili était à Damas et là, ce n’était pas pour enterrer Assad, mais au contraire pour constater (le 7 août 2012) que l’Iran et Assad étaient plus alliés que jamais : «Saeed Saeed Jalili and Bashar Assad – closer than ever Tehran gave Bashar Assad its strongest avowal of support Tuesday, Aug. 7, while heaping threats on the heads of his enemies.» Qu’importent les variations de DEBKAFiles, l’essentiel est bien de noter cette visite de Jalili, de ses entretiens qui ont clairement une nature stratégique et opérationnelle, qui marquent un engagement opérationnel de l’Iran (et du Hezbollah) en Syrie, quelle que soit l’évolution de la situation pour la période présente. De ce point de vue également, la situation force la main de l’Iran, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose si l’on considère objectivement cette évolution.

…Imagine-t-on cela ? Était-il pensable, il y a seulement un mois, de s’interroger comme on le fait désormais d’une façon régulière, sur la stabilité et l’éventuelle déstabilisation du régime turc à cause des évènements de Syrie ? Quand nous disons et répétons que les évènements prennent le pas sur les acteurs divers, nous parlons bien de tous les acteurs, y compris, comme on le voit, les Russes et les Iraniens. La crise syrienne est désormais dans une phase incontrôlable à cause de la diversité des partis qui s’affrontent, la diversité des terrains impliqués, y compris désormais en débordement du territoire syrien, et qu’aucune situation décisive ne semble se dessiner. Certains (voir WSWS.org, ce 8 août 2012) jugent que cette situation, souvent décrite comme celle d’affrontements politico-religieux, ethniques voire claniques, constitue un argument qui serait utilisé pour une intervention du bloc BAO (USA), au nom du sacro-saint contrôle des matières premières, – stratégie toujours prête à servir. D’une certaine façon, l’“avertissement” de Clinton devant le développement des troubles ethniques et autres pourraient être interprétées comme une tactique de communication menant à l’intervention. La partie “activiste” de l’establishment washingtonien chargée de pousser aux feux de la guerre, – emmenée par le trio de sénateurs McCain-Lieberman-Graham, – est prête à jouer son rôle à cet égard.

En général saluée par avance comme un triomphe de plus pour le machiavélisme US, cette orientation interventionniste pourrait être une occasion remarquable pour que se déploie, dans toute sa grandeur, la stupidité-Système de la diplomatie armée des USA. Il est certes possible que ce désordre agisse comme un aimant et pousse les USA à intervenir, selon la subtile justification tactique détaillée par le Senior Fellow du CFR (voir le 8 août 2012). Ce serait alors une intervention pour contenir l’expansion des islamistes type-al Qaïda et le résultat serait le “plan Brzezinski” de 1979 à l’envers : cette fois, les USA se mettraient eux-mêmes dans un piège, comme l’URSS y avait été attirée en décembre 1979 en Afghanistan. L’activisme forcé de l’Iran, dénoncé par les USA, y contribuerait également. Il s’agirait alors de l’ouverture d’une partition majeure vers un enlisement des USA (du bloc BAO). Dans ce cas, également, les “méditations de Poutine” devraient laisser place au choix d’une politique beaucoup plus active, de pression interventionniste mais caractérisée essentiellement par une orientation de mobilisation en Russie. Le seul frein à ce scénario remarquable qui serait une ouverture pour l’effondrement du Système, c’est la prudence et l’indécision de BHO. Par contre, la partition de communication extrémiste de Romney pourrait porter ses fruits et vaincre la réserve de l’actuel président au nom de la concurrence électorale. Dans ce cloaque possible, Turcs et Saoudiens auraient également leur part, avec des options catastrophiques à leur disposition. On verra, – tout en gardant à l’esprit que ce sont les évènements qui, aujourd’hui, montent les meilleures machinations et mettent en place les meilleurs pièges, car ce sont bien les évènements eux-mêmes qui mènent la danse.


Mis en ligne le 9 août 2012 à 05H04