“In America” ?

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In America” ?


4 septembre 2005 — Correspondance des sentiments et des réflexions, voilà qui marque de plus en plus les commentaires autour de “Katrina” et ses suites. Un seul mot, une seule question sous des formulations différentes, qu’on retrouve ici dans deux textes : en Amérique? Cela se passe en Amérique? Nous sommes tous, — non pas Américains mais ébahis…

Jusqu’ici, depuis le 11 septembre 2001 et les effets extérieurs de la politique extérieure de GW, le constat était la dégradation de l’image de l’Amérique dans le monde. Aujourd’hui, voici un phénomène extraordinaire, dont on aurait bien du mal à mesurer les conséquences : la dégradation extraordinaire de l’image de l’Amérique chez les Américains.

Pouvait-on prévoir “Katrina” ? Pouvait-on prévenir les effets de sa puissance de dévastation ? Pouvait-on intervenir plus vite ? La polémique fait rage et nous serions tentés d’être du côté des accusateurs, connaissant l’inorganisation et l’incapacité prévisionnelle chroniques derrière l’apparence arrogante de la puissance américaniste (du système). Mais cela n’importe pas. Ce qui importe est un constat extraordinaire, existant peu ou prou, quelque part dans l’inconscient américain et aussi bien sûr dans l’inconscient du reste du monde. Distillée par une si féroce et agressive récriture de la réalité qu’il en résulte un monde re-créé auquel tout le monde croit, et que nous nommons “virtualisme”, il existait en nous comme une certitude qu’une telle chose ne pouvait pas arriver à l’Amérique ; et le “constat extraordinaire” auquel nous nous référons est que cette certitude s’est brisée dans la catharsis apocalyptique de “Katrina”.

Il y avait une croyance extraordinaire, fabriquée ce dernier quart de siècle et finalement imposée aux inconscients les plus rétifs, — même les nôtres, sans aucun doute, —, selon laquelle l’Amérique est hors des lois communes du monde. Cette croyance était posée sur une réalité peu à peu arrangée en une grande cause qui s’était imposée à nous durant la Guerre froide, à partir de 1945: l’Amérique posée sur un piédestal comme principal adversaire du communisme international dont nous craignions le soi-disant caractère subversif absolu; l’Amérique devenue ainsi, dans la représentation qui en était faite, avec notre complicité et notre acquiescement, et sans doute notre satisfaction délicieuse, la défenderesse principale et bientôt unique de la liberté du monde, — donc, à elle seule, l’Amérique comme vertu absolue du monde. C’est cela, cette réalité politique transformée en image mythique, qui fut “virtualisée” à partir de 1980 dans une nouvelle réalité nous disant que l’Amérique estla nation en-dehors du monde et comptable en aucune façon des lois de ce monde. En un sens, il ne s’agit pas d’une “idée” nouvelle, mais ce n’était jusqu’alors qu’une “idée” (une idéologie) ; le processus décrit nous indique qu’il y a eu une force extraordinaire de persuasion, une mécanique sans frein d’une puissance inimaginable (la communication), pour nous imposer, non pas une “idée” (une idéologie) mais une nouvelle “réalité”.

[Dans cette perspective, le « comportement bovin » (« the bovine behavior », selon Carolyn Baker, sur Online Journal) de l’administration GW Bush dans ses réactions (son absence de réactions) face à “Katrina” s’explique, se comprend, s’éclaire comme une révélation jusqu’à apparaître inévitable. Il faut penser qu’ils n’y ont pas cru, puis qu’ils ont cru qu’il y avait erreur, puis qu’ils ont cru que tout s’arrangerait de soi-même… On connaît, à côté de sa corruption ontologique, la dévotion de l’administration GW pour la perception quasi-religieuse de l’Amérique, qu’on a si souvent définie comme “faith-based”.]

En acceptant cette hypothèse fondamentalement appuyée sur la psychologie d’une Amérique perçue, consciemment et inconsciemment c’est selon la sottise et la géographie, comme en-dehors de notre Histoire et des contraintes de la nature de l’univers, on dirait évidemment qu’avec “Katrina” le voile se déchire. (Ou “achève de se déchirer” ? Dans ce cas, l’attaque du 11 septembre 2001 aurait commencé à déchirer le voile en nous assénant la révélation que l’Amérique n’est pas “en-dehors de l’Histoire”. Mais le choc est bien plus grand lorsque la déchirure est complète, avec la révélation que l’Amérique n’est pas en-dehors “des contraintes de la nature de l’univers”. Le voile tombe complètement, avec un bruit sourd qui, très logiquement, assourdit. L’Amérique est nue comme on n’imagine pas.)

Certains commentaires semblent alimenter cette thèse tant ils nous restituent cette incrédulité des certitudes inconscientes confrontées à la cruauté de la réalité.

• « Is This Happening in America? », demande Jim Litke, de Associated Press. Il écrit par exemple:

« Usually, we shudder, change the channel or turn the page, awaiting better news. But there is something too compelling about these pictures. The distance between us and the people in them has been narrowed, rendered uncomfortably close, and not just for those who are family, friends or neighbors. We recognize them. We all see people like them.

» Here. »

• « Image after image of unrelenting sorrow », écrit encore Litke, et l’on trouve ce mot d’“image” qui indique bien, peut-être de façon inconsciente, la symbolique du propos, — d’une Amérique “re-créée” comme une image in illo tempore, qui est brisée à son tour par d’autres images qu’on ne peut plus écarter. Dans l’autre texte que nous indiquons comme exemple, il est aussi question d’images incroyables. Il s’agit de « In America », tout simplement, de Joy-Ann Reid, publié sur CommonDreams.org le 2 septembre, qui commence par ces mots : « It's hard to look at the images coming out of New Orleans and believe that you are looking at scenes from America. »

Entendons-nous bien au risque de nous répéter: il n’est nullement dans nos intentions, dans ce cas, de juger hautement, d’ironiser, voire de condamner, y compris tel ou tel texte. (Quoi qu’on puisse en dire par ailleurs, en bien ou mal, mais là n’est pas le propos.) ... Nous aussi, non-Américains, et surtout non-Américains revenus de loin avant les autres, nous avons subi le même sort. Si nous sommes ou paraissons un peu plus avancés sur la voie de la guérison, la maladie n’en fut pas moins sévère. C’est vrai, de ce point de vue, comme disait l’autre pisse-copies « Nous sommes tous Américains » ; ou, comme disait bien mieux le bon vieux Johnny dans les années 60, avec sa philosophie à la Harley Davidson, « On a tous en nous quelque chose de Tennessee… » Il s’agit de rêve, vous savez, — l’American Dream, pardi, qui n’est nullement américain mais universel.

C’est dit, c’est écrit : nous pensons de plus en plus que l’hypothèse “De Atlanta-1996 à New Orleans-2005” doit être considérée. Il a fallu quelques mois avec Atlanta (les JO de juillet 1996) et après Atlanta pour que l’Amérique entre dans son Extazy et réélise Clinton. (A propos, GW, en bon commandant en chef, serait donc le premier, ou le dernier, à y sacrifier? — Voir notre “Forum”, de “swisswatch”, 2 septembre 2005. )

Si l’hypothèse est bonne, nous verrons bientôt l’Amérique sombrer dans la dépression psychologique et ne plus croire en son système, et le virtualisme voler au rayon des accessoires obsolètes. (Jusqu’ici, des affaires comme l’Irak n’étaient qu’affaires d’opinion ; nous parlons ici du subconscient du sujet. Mais, certes, l’Irak jouera son rôle en ajoutant à la dépression.) Tous les psychiatres du monde vous diront que cette pénible épreuve (la dépression) est propice, si l’on en triomphe, à la reconstruction d’une identité dont la dépression fut justement le signe de son fracassement, — et ce fracassement, bien souvent, qui avait été la conséquence d’une identité faussée, trafiquée, magouillée, dissimulant tous les complexes et les frustrations d’une vie ou du monde.

Néanmoins, il faut se l’avouer: si cela se fait, cela ne sera pas sans fracas ni tonitruance.