Incantation postmoderne

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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 1911

Incantation postmoderne

27 mars 2016 – Je me rappelle les commentaires, enfin quelques-uns dans tous les cas, qui avaient accompagné les premières réactions US à la suite de l’attaque 9/11 contre les tours du World Trade Center, et contre le Pentagone. La direction US éructait d’imprécations terribles, où dominait un mot d’ordre furieux : “guerre à la Terreur !” Nous héritâmes même de l’un ou l’autre acronyme dont le plus fameux fut certainement GWOT (Great War On Terror). L’on commenta donc, pour les gens de bonne raison, qu’il était étrange de déclarer une guerre à un sentiment, une réaction psychologique provoquée par un adversaire. Même l’idée d’une “guerre contre le terrorisme”, qui avance un peu dans la concrétude, reste assez bancale car l’adversaire reste une forme d’activité générale, c’est-à-dire un adversaire non identifié, abstrait, par  conséquent insaisissable et d’une nature sémantique et opérationnelle différente de celle que réclame le besoin de sécurité.

(L’une des rares attitudes intellectuelles qui me satisfasse à cet égard est celle d’un William S. Lind, qui définit une nouvelle “sorte de guerre” en parlant de la “guerre de quatrième génération” [G4G], confrontant des entités données, en général des États, à des activités hostiles ou antagonistes, asymétriques et en général transnationales, etc. L’intérêt de la G4G, dont la définition technique est en constant changement en raison de nouveaux moyens et de nouvelles tactiques constamment ajoutés, est de dégager des enseignements enrichissants pour définir la forme de la lutte en faisant entrer dans l’arsenal de cette sorte de conflit des notions principielles, comme la souveraineté, la légitimité, etc., comme instruments de cette lutte. Ainsi, l’idée de G4G ramène aux grandes idées qui nourrissent principalement les conceptions qu’on trouve sur ce site entre les formes structurées, ou principielles effectivement, contre les formes déstructurantes et dissolvantes. A suivre cette logique, on découvre d’ailleurs rapidement que le terrorisme, qui est un des moyens de la G4G, est souvent une réponse, ou bien au contraire un moyen indirect lorsqu’il y a manipulation comme c’est souvent le cas, d’une autre forme de guerre déstructurante et dissolvante que sont les forces globalisantes de l’hyperlibéralisme, qui peuvent alors apparaître comme les alliés sinon les géniteurs, directes ou indirects c’est selon, du terrorisme... Avec de tels raisonnements, – et c’est la richesse dont je parle, – on n’est pas au bout de ses surprises... Mais non d’ailleurs, quelques années après 9/11, ce ne sont plus des surprises mais une documentation abondante qui doit nourrir l’expérience. C’est bien ainsi que marchent les affaires.)

Mais cette introduction est surtout destinée à une autre forme de raisonnement. Cela concerne le projet, pour ce dimanche, d’une “marche contre la peur” à Bruxelles, à la suite des attentats, eavec la décision finalement de repousser cette marche à plus tard, ... de peur d’incidents, c’est-à-dire d’autres attentats. L’intitulé de la chose, c’est vrai, a arrêté mon attention : “marche contre la peur”...

Bien, on comprend l’intention des citoyens qui ont organisé la chose, – car il s’agit, comme on dit, d’une “initiative citoyenne”. Il s’agit d’affirmer que nous n’avons pas peur, mieux encore, que nous n’avons pas “peur de la peur”, de cette peur qu’on éprouve devant les attentats, et même plus encore devant la possibilité d’attentats. (Dans son discours d’inauguration comme président des USA, en mars 1933, au plus profond de la Grande Dépression, Franklin Delano Roosevelt, déclara fameusement que “ce dont nous devons avoir le plus peur, c’est de la peur elle-même”.) Ma façon de voir implique ma compréhension du phénomène, mais en montrant suffisamment, je crois, qu’il s’agit d’acquérir une psychologie. Il s’agit de reconnaître la peur, de la dominer, de la dompter. Il s’agit d’un combat individuel qui, s’il prend une dimension collective, s’affirmera dans des actes qui montreront que les psychologies ont changé, par l’attitude, le comportement, – c’est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, par l’héroïsme, l’abnégation, la fermeté de caractère. Mais une “marche contre la peur”... ?

Cela produit un curieux effet, cette idée de “manifester” “contre la peur”, comme si “la peur” était quelque chose qu’on détachait de soi-même pour la présenter à la vindicte de soi-même. Déjà, le fait de “manifester” n’a jamais précisément soulevé chez moi quelque enthousiasme que ce soit ; mais “manifester” “contre la peur” ? Je serais plutôt conduit à observer, en théorie dans tous les cas puisqu’on nous n’en sommes pas encore à une situation demandant une telle mobilisation, qu’au lieu de “manifester contre” quelque chose qui par le fait semblerait hors de soi, chacun devrait manifester le moment venu, par son comportement, cette fermeté de caractère qui permet de dépasser la peur qui est naturellement en soi face à cette sorte d’évènements, et qu’il serait à la fois sot, irresponsable, absurde et totalement imprudent d’espérer voir s’évanouir devant ce qui mérite une telle réaction. Cette idée de “manifester contre la peur”, outre j’imagine d’exprimer une indignation contre personne ne sait trop bien quoi (qui sait précisément la cause de ce terrorisme-là, même s’il en saisit toute l’horreur que déclenche sa pratique ?), cette idée d’une “marche contre la peur” ressemble à une sorte de visite gigantesque, – des patients par dizaines de milliers d’un coup, – chez un psychanalyste féru des façons sociologiques et sociétales, dont on attend qu’il nous soulage de cet encombrant attribut de la psychologie qu’est la peur (ou l’angoisse, ou que sais-je encore dans le domaine de l’insécurité de soi).

Les réactions des populations de nos riches contrées si avancées, si civilisées, me frappent à la fois par leur naïveté, par leur irresponsabilité presque exercée comme une thérapie, enfin par leur tendance étrangement peu laïque à une sorte d’exercice d’incantation ressemblant presque à l’exorcisme : si j’arrive à faire reculer la peur, peut-être à la faire disparaître grâce à mon psychiatre, peut-être, – non certainement ! – la cause de cette peur disparaîtra... Ainsi y a-t-il une sorte de démarche de déni du terrorisme, car, en fait et au fond, comment de telles populations, si policées, si avancées, avec une si belle conscience civilisée et une si juste conscience des “valeurs”, comment une telle population pourrait-elle être l’objet d’un acte tel que le terrorisme si nécessairement caractérisée par sa violence aveugle, sa cruauté barbare... Alors, la peur est injustifiée du fait de la vertu même du civilisé ; allons, “marchons contre la peur” !

Ainsi n’apprenons-nous rien, finalement, sur ce terrorisme, sur ses causes profondes, sur ses racines, sur ses justifications. Là aussi, il y a déni, mais sans doute Freud dirait que nous entrons plus profond encore dans l’inconscient. Allez dire à l’un ou l’autre la responsabilité que nous avons dans le développement de ce phénomène, que ce soit directement depuis l’attaque et la destruction de l’Irak, les manœuvres  pour fabriquer ici et là des mouvements de “résistance” contre les situations de violence que nous avions nous-mêmes suscitées, nos interventions contre la Syrie, l’effort de destruction de deux grands gouvernements arabes laïques de la région, nos efforts concertés pour constituer ces groupes qui, aujourd’hui, appliquent dans nos villes, avec zèle et leurs propres trouvailles, les méthodes que nous leur avons suggérées, avec les armes que nous leur avons fournies ; ou bien, si l’on veut remonter plus loin, notre responsabilité depuis 1979 et l’initiative de Brzezinski d’aider les islamistes en Afghanistan pour y attirer les Soviétiques, mettant ainsi en place et en action la lignée innombrable de la famille ben Laden et de ses nombreuses émules. Allez dire à l’un ou à l’autre ce que les armées occidentales, qui ne sont pas armées que des seules “valeurs”, font subir à tant de ces pays, sur le rythme du “barbare jubilant”, et auprès de quoi les attentats que nous subissons font figure d’amateurisme dans la dimension de la destruction. Personne ne semble savoir cela, personne ne semble vouloir le savoir, personne ne semble capable de le savoir.

Par conséquent, il est préférable de “marcher contre la peur”, qui est une peur dont la cause est si peu compréhensible et si injustifiée à la lumière de ces immenses pans de dissimulation et d’ignorances historiques. Le plus remarquable est qu’il n’y a bien entendu nulle duplicité dans tout cela, aucune intention mauvaise de dissimuler quoi que ce soit ou de tromper qui que ce soit. Il y a même, d’une évidence éclatante et effrayante, la cruauté de l’acte, l’horreur devant les victimes innocentes, et dans ce cas cette volonté de “marcher contre la peur” à laquelle certains pourraient succomber a tous les traits, dirait-on presque du courage. Il est très difficile d’imaginer pire imposture que celle où nous vivons aujourd’hui, où même les coupables à l’origine de l’imposture sont en vérité impossibles à déterminer précisément, et cela malgré les précisions que l’on a données, parce qu’il y a nécessairement d’autres causes antérieures qui ont existé, voire même et surtout des causes différentes de celles qu’on est accoutumé à rechercher. Ainsi n’a-t-on pas le droit d’interdire à la pensée des spéculations qui dépassent les simples manigances humaines, dont on connaît la constance et la malveillance, mais dont on sait également les limites, les maladresses innombrables, – comme celles de la “CIA-bouffe”, hein... Ainsi a-t-on le devoir de chercher des causes supérieures et qui, nécessairement, nous dépassent, nous les sapiens, même pour ceux qui ne refusent pas de savoir ce que l’on peut savoir.

Voilà pourquoi je comprends cette idée d’organiser une “marche contre la peur”, et combien le sentiment qui l’anime a de justification dans des esprits aussi complètement nourris des bons sentiments et des “valeurs” qu’on leur a appris à aimer et à respecter ; voilà pourquoi je trouve cette idée pathétique, dérisoire, absolument irresponsable, presque surréaliste à force d’évitement de toutes les vérités-de-situation du monde sans lesquelles rien ne peut être saisi pleinement. Toutes les contradictions pathologiques, toute l’écrasante responsabilité de ce qu’on jugerait être une innocence aussi pure qu’un diamant, toutes les ignorances aveugles d’une connaissance qui semble sans limite, toutes les tromperies incroyables d’une sincérité sans faille de notre contre-civilisation s’y trouvent rassemblées. Comment voudrait-on que tout cela ne cédât pas un jour, comme le ferait un barrage immense et puissant construit sur les deux flancs de granit de deux puissantes montagnes dont on était assuré de la solidité millénaire, et qui craquent sourdement, et qui commencent à trembler et à se défaire sous la poussée de terribles secousses telluriques animées par des forces mystérieuses et irrésistibles ?