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896Un petit mois après la destruction du Su-24 russe par la Turquie, il reste à trouver une explication politique à cet acte manifestement délibéré. Cette explication tourne principalement autour d’une question d'orientation générale de l'analyse : les Turcs ont-ils agi seuls ou bien ont-ils agi comme porte-flingue des USA, s’inscrivant dans une “grande stratégie” US à l’encontre de la Russie, en suscitant des provocations antirusses chez leurs “vassaux” manipulés sans s’impliquer eux-mêmes ?
Il y a eu un autre événement depuis, qui n’a pas été officiellement l’objet de longues explications : le retrait de la base de l’USAF en Turquie d’Incirlik, le 16 décembre, de douze avions de combat F-15 Eagle/Strike Eagle. (Incirlik a une affectation courante de F-16, beaucoup moins puissants que les F-15, et de divers détachements d’avions de support [ravitaillement en vol, avions de surveillance et de guerre électronique, etc.].) Les douze F-15, venus de leur base permanente de Lakenheath au Royaume-Uni et dépendant de l’US European Command (USAFE, ou USAF in Europe) avaient été déployés en deux tranches, d’abord le 6novembre six F-15C de contrôle de l’espace aérien (défense aérienne, combat air-air, etc.) , puis le 12 novembre six F-15E d’attaque et d’appui aérien au sol à très grande pénétration (le F-15E porte le nom de baptême de Strike Eagle). Le plus intéressant dans ce renforcement, jugé exceptionnel, était la présence des F-15C, impliquant que l’USAF renforçait la défense de l’espace aérien turc contre des incursions, ou toute autre action aérienne, et la cause ne pouvait en être que la présence nouvelle depuis fin septembre d’un important contingent aérien russe en Syrie. (Les F15E, eux, pouvaient avoir été déployés pour effectuer des frappes à longue distance, certainement pas contre les Russes bien sûr, mais probablement sinon évidemment en soutien des Kurdes soit en Syrie soit au Nord de l’Irak.)
Puis la destruction du Su-24 a lieu le 24 novembre, parce que cet avion violait l’espace aérien turc selon la narrative turque. En toute logique, le contingent de l’USAF avait alors encore bien plus de raison après cet incident pour se trouver à Incirlik, voire même d’être renforcé ; voilà qu’au contraire il est retiré. (Le motif donné par le Pentagone dans un très court communiqué, est volontairement vague et anodin, sinon très peu crédible, parlant d’une “rotation de routine”, ce qui est vraiment très léger dans un environnement géographique de grande tension, où les guerres se poursuivent dans tous les sens et où le paroxysme semble être permanent.) Dès lors, la thèse d’une action turque et seulement turque contre le Su-24 reprend tout son crédit, et même une version où la Turquie aurait agi sans avertir les USA, contre le gré des USA et au mécontentement des USA ; le retrait des F-15 pourrait être la marque concrète de ce mécontentement, ou bien au contraire la suite de l’exigence turque du départ au moins des F-15E à cause de l’appui qu’ils fournissent aux Kurdes ; ou bien, et plus probablement, les deux attitudes à la fois, se combinant et se renforçant en donnant une idée précise de l’état extrêmement médiocre et tendu des relations entre la Turquie et les USA.
(Le fait souvent avancé selon lequel les F-16 turcs ont ou auraient reçu une aide de localisation du Su-24 de la part d’avions de reconnaissance et de contrôle électroniques des USA ne prouve en lui-même rien d'assuré de la thèse de la connivence Turquie-USA. Cette aide US, dans les circonstances d’alors [du mois de novembre, avant la destruction du Su-24] constitue une pratique normale, voire nécessaire plutôt pour éviter des incidents qu’en provoquer, pour des pays nominalement d’une même coalition, d’une même alliance [l’OTAN], etc., et sans doute liés par des accords techniques ; c’est-à-dire qu’il s’agit d’une occurrence technique et non politique. Il est tout à fait possible que les Turcs soient, ou aient été informés sur une base routinière de tous les déplacements d’avions russes qui pouvaient être “tracés”, dans tous les cas dans les zones frontalières syriennes de la Turquie.)
Dans ce cadre nouveau que crée cette rotation avec le départ des douze F-15 de l’USAF de la base d’Incirlik contredisant complètement la thèse d’une machination ou d’une complicité US dans la destruction du Su-24, RT a interviewé un ancien agent de la CIA devenu “dissident” et faisant partie du fameux groupe VIPS (Veterans Intelligence Professionals for Sanity), dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises, et qui comprend des noms de “dissidents” notoires et honorables des services de renseignement US et de la sécurité nationale, également souvent cités (notamment Daniel Ellsberg, Philip Geraldi, Karen Kwiatkowski, Ray McGovern, Valery Plame Wilson, Scott Ritter, Peter Van Buren, Lawrence Wilkerson). Cela constitue une référence du crédit qu’on peut accorder à Larry C. Johnson, ancien de la CIA et du département d’État, animateur du site NoQuarterUSA distingué par une nomination officielle comme le meilleur site politique en 2008. Dans cette interview du 17 décembre de RT, Johnson développe deux points essentiels :
• La complète autonomie d’action de la Turquie dans la destruction du Su-24, et également l’implication sans la moindre restriction de ce pays dans le soutien au terrorisme islamiste sunnite, agissant d’une façon absolument coordonnée avec l’Arabie Saoudite.
• L’absence complète d’attention de la Turquie pour les recommandations et les pressions des USA, notamment pour ce qui concerne l’action des Turcs vis-à-vis des Kurdes. Johnson développe l’appréciation selon laquelle les USA ont perdu toute influence sérieuse dans la région, à la suite de diverses actions, ou absences d’action, de leur politique complètement erratique vis-à-vis de la Syrie, marquée par une sorte d’impuissance-paralysie, d’incapacité de prendre une décision ferme, de développer une stratégie cohérente. Il faut noter que cette appréciation est largement confirmée par la première interview de l’ancien secrétaire à la défense Chuck Hagel, depuis sa démission de novembre 2014 (efffective en février 2015), dans ForeignPolicy.com le 18 décembre. Hagel, malgré toute sa retenue proverbiale, constate sans prendre de gants la perte considérable d’influence des USA au Moyen-Orient, essentiellement pour lui depuis l’épisode de l’attaque avortée contre la Syrie d’août-septembre 2013, lorsqu’Obama annonça cette attaque avec force pour décider abruptement, le 30 août, de ne pas agir sans consultation du Congrès, engageant un processus de consultation qui s’annonça désastreux, et désastre duquel il fut sauvé in extremis par l’intervention de Poutine.
« “Que cela ait été ou non une bonne décision, ce sera à l'histoire de trancher”, déclare Haget à Foreign Policy dans une interview de deux heures, la première de cette importance rendue publique depuis sa démission forcée en février dernier. “Mais il n'y a aucun doute dans mon esprit que [cette décision] a gravement endommagé la crédibilité du président quand tout cela est survenu”. Dans les jours et les mois qui suivirent, les collègues de Hagel à travers le monde lui dirent que leur confiance dans Washington avait été fortement atteinte à cause du volte-face soudaine d'Obama. L'ancien secrétaire à la défense déclare qu'il recueille encore aujourd'hui des commentaires défavorables de dirigeants étrangers. “Une déclaration du président est une chose importante et quand le président parle, ils'agit d'un enjeu très important”. »
Que dire aujourd’hui, après les multiples avatars qui ont marqué la poursuite de la non-politique de non-décision des USA, notamment vis-à-vis de la Syrie, politique qui est elle-même désordre pur et engendrant bien entendu le désordre dans ses effets d’application, –une situation affreusement complexe et nulle part maîtrisée où il faut être un funambule de la dialectique pour arriver à en sortir l’argument du paradoxe absolument sollicité qu’il s’agit d’une désordre sciemment provoqué ? L’expérience de Hagel montre bien combien le désordre du monde touche d’abord et en priorité le pouvoir US lui-même, dont il est en bonne partie la production aveugle et incontrôlée. Ce point renforce évidemment la thèse d’une action turque et seulement turque contre le Su-24, Erdogan se fichant comme de son premier Coran, avec sa faconde coutumière et ses rêves de super-Califat, des interventions du président du système de l’américanisme en pleine déroute.
Cette affaire du Su-24 détruit et de ses suites, notamment avec l’attitude de la Turquie, est une bonne illustration du débat autour de la fascination de la surpuissance qu’a effleuré notre chroniqueur du Journal dde.crisis, entre ceux qui y cèdent et y retombent en permanence, et ceux qui préfèrent y regarder à deux et même à trois fois, armé de la solide conviction que la surpuissance du Système, qui mène les USA, s’autodétruit au plus elle se développe.
Nous reproduisons ci-dessous l’interview de Larry C. Johnson par RT, le 17 décembre par RT. Il faut noter également une question sur les relations de la Turquie avec l’OTAN et observer qu’il est complètement de l’intérêt d’Erdogan, malgré ou à cause de ses multiples activités exotiques, de rester dans l’OTAN dont il se sert à l’occasion comme d’une épouvantail dans ses querelles avec d’autres pays, dont la Russie, – un peu comme il joue actuellement avec l’UE à propos des réfugiés-migrants. Ce n’est pas la première fois qu’on observe combien les soi-disant “marionnettes” des USA réunis au sein de l’OTAN, s’avèrent finalement excellentes manipulatrices de leurs soi-disant maîtres, qu’elles utilisent à leur avantage. Dans ce cas de l’affaire du Su-24, l’OTAN apparaît comme un énorme bloc caractérisé par une impuissance à mesure et une stupidité dont on ne parvient pas à distinguer les bornes dans le vide sidéral et sans bornes de la chose, et obligée, cette grosse chose si complètement stupide, de soutenir la Turquie qui la manipule avec le cynisme pétulant du “Calife à la place du Calife”, – même situation qu’avec les clowns de “Kiev-la-folle” par rapport au bloc-BAO. Des puissances de cette sorte que sont les USA-Système, y compris en pleine hystérie de surpuissance, on n’a pas fini d’en mesurer la dérision ; et il importe, à chaque occasion, de la désigner et de la ridiculiser, puisqu’il s’agit bien là de la meilleure arme qu’on puisse utiliser contre elle...
RT: « The decision comes a few weeks after a Turkish fighter jet (an F-16 in that case) shot down a Russian bomber. Does this suggest the US is growing increasingly wary over what Turkey might do next? »
Larry Johnson: « I think it has more to do with the fact that the US government called for Turkey to back off and leave the Kurds alone. And this is another example of Turkish pique. They are upset with the US meddling in Turkish affairs is quite clear from the earlier reports. The biggest bad actor in this entire affair that’s enabling ISIS is, in fact, the government of Turkey. So, by forcing US fighter planes to withdraw – which are capable of providing some close air support to forces on the ground fighting against ISIS – Turkey once again is tacitly, at least, admitting that it is supporting ISIS and it is not willing to support itself fully to its destruction. »
RT: « Earlier this month the US put on hold a long-standing request for Turkey to play a more active role in the US-led air war against Islamic State, and Washington has now sided with Iraq, in calling for Turkish troops to leave the country. Are we seeing a deterioration in the Turkey-US relationship? »
Larry Johnson: « I am not so sure to as much it’s a deterioration as it is an exposing the weak influence Barack Obama has over Turkey. The Obama administration is viewed widely in the world, largely in Turkey, as being quite impotent. And this is just another example where the Turks don’t feel that they need to pay any attention to the US. There are no sanctions to be incurred by ignoring the US. They have their own interests; they are pursuing their own interests regardless of what Washington wants. Frankly, if you look at it from the Turkish perspective, you can’t quite figure out what it is that Washington wants, what its objectives are, it is very confusing. »
RT: « Turkey has been a member of NATO since 1952 but much has changed since then. What do the latest developments mean in terms of Turkey's future in the alliance? »
Larry Johnson: « What is going on – we are seeing Erdogan’s movement of Turkey into more of a radical Sunni camp. Turkey and the Saudi Arabia elites share a goal in common of trying to contain Iran. They are very fearful of the spread of the Iranian influence because it is a Shia nation and the Shia influence is spread throughout the Middle East in part because of the US decision to take Saddam Hussein out in Iraq. So, now you see Turkey and Saudi Arabia working really hand in glove and they’ve been very much the enablers of these Islamic extremists. And….regarding the sarin gas, it was absolutely true. The sarin gas was enabled because of Turkey and that was a part of Turkish intelligence’s plan to try to pin it upon the government of Bashar Al-Assad which in fact had nothing to do with that, I know that first hand. So, in watching this unfold, what we’ve seen is Turkey is deliberately sided with the Islamists. And it is provocation against the Russian people by shooting down the Russian fighter jet without any proper warning. And it was almost a deliberate ambush. So, Turkey, in my view, is out of control and some nation is going to have to bring them to heel. »
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