Incontinences pentagonesques

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Incontinences pentagonesques


7 mars 2007 — Depuis que la Russie s’est rebellée à propos des projets US de déploiement du système BDM anti-missiles, les Américains n’ont cessé de proclamé qu’ils avaient tenu informés les Russes de l’évolution de leur projet, et qu’ils en avaient longuement débattu avec eux. Le département d’Etat a précisé le nombre, la date et les modalités des rencontres américano-russes qui avaient eu lieu sur cette question.

Les Russes ont confirmé ces rencontres mais ils ont précisé la façon dont elles se déroulaient : en général, les Américains arrivent, donnent les informations qu’ils ont décidé de donner ; les Russes posent des questions, aucune réponse ne leur est donnée. (Selon le ministre russe des affaires étrangères, Sergei Lavrov : «Meetings devoted to this are being held, briefings are being organized for us, quite useful ones, but we haven't received intelligible answers to the majority of our questions.»)

La chose a été évoquée hier par Lavrov, selon l’agence Novosti en date du 6 mars :

«Russia, which has long been anxious about the opening of NATO bases in former Communist-bloc countries and ex-Soviet republics, has strongly criticized recently announced U.S. plans to deploy an anti-ballistic missile system in Central Europe as a national security threat and a destabilizing factor for Europe.

«“We are discussing the issue with our American colleagues and are asking them for answers to our questions and concerns, which are completely justified. Although meetings and briefings are being held on the issue, most of our questions have not received any clear answers,” Sergei Lavrov said following his talks with Song Min-soon, the South Korean Minister of foreign affairs and trade.»

Ce mauvais climat a tout de même alerté les Américains qui ont conclu, avec une évidente subtilité, qu’il leur fallait faire plus. C’est ce que nous expose le New York Times, dans ses éditions d’hier.

Voici quelques précisions :

«The Bush administration has decided to reach out more often and more intensively to Russia at a time when the leadership in Moscow is harshly criticizing American policy and some scholars say the United States has not sufficiently tended to an important relationship.

»Plans by the United States to base elements of a missile defense system in Eastern Europe, as well as Washington’s support for expanding NATO, have compounded a sense of resentment within a Russian leadership emboldened by a flood of petrodollars.

»In the wake of criticism from President Vladimir V. Putin and his inner circle of political advisers and generals, there is a growing acknowledgment among officials in Washington that the United States has not responded as rapidly or eloquently as it might have to a widespread sense of grievance in Russia.

»This frustration grows from a view, broadly held in the Kremlin and among the Russian people, that the Russian leadership has accommodated many of Washington’s interests in the years since the Soviet Union fell but that Washington has not reciprocated.

»Senior administration officials said their initiative called for engaging Russian leaders in private discussions to illustrate that the United States was putting extra effort into nurturing the relationship and that Russia deserved a more thorough dialogue on American foreign policy and national security plans.

»A senior administration official involved in developing the strategy said that under the program, “we’ll have more consultation and we’ll do it more extensively and more intensively, so that there is a good understanding of each other’s views.”

»“That is not to say that every objection and concern has to be accommodated or that they have some kind of veto over our program,” the official said. “What it does say is that we should be willing to sit down, both Russia and the United States, in a real dialogue, and have a real dialogue where we try and address the interests and concerns of both sides.”»

Ces assurances US ont été analysées par un expert soviétique d’un institut moscovite, interrogé par Novosti, le 7 mars. Cela donne ceci (en retenant la formule qui qualifie la nouvelle “stratégie” de communication de “sorte de tranquillisant universel à usage externe”) : «Serguei Kazennov, expert de l'Institut de sécurité nationale et d'études stratégiques, considère l'intention de l'administration américaine d'informer davantage Moscou de ses plans stratégiques comme une réponse au discours du président russe à Munich, dans lequel il a accusé l'administration Bush de créer un monde unipolaire en recourant à la force. “Ce n'est qu'une démarche diplomatique destinée à tranquilliser moins la Russie que l'Europe occidentale qui manifeste de plus en plus son inquiétude, car l'Amérique l'entraîne dans une confrontation avec la Russie, affirme l'expert. La nouvelle approche américaine des rapports avec la Russie n'influera nullement sur les plans de Washington de déploiement d'un système de défense antimissile en Europe de l'Est et sur la politique des Etats-Unis au Proche-Orient. C'est une sorte de tranquillisant universel à usage externe”.»

Revenons au même Lavrov, déjà cité, pour reprendre une autre partie de la dépêche de Novosti rapportant ses déclarations. Lavrov s’inquiète des démarches US en cours pour trouver de nouveaux sites de déploiement des BDM, qui se poursuivent sans que la nouvelle stratégie mise au point par le département d’Etat semble les influencer. Au reste, les Russes ne sont pas les seuls à ne pas être informés : les pays éventuellement choisis pour abriter de tels sites ne sont pas eux-mêmes avertis qu’ils ont été choisis.

«Lavrov called for transparency and trust in order to dispel any uncertainty related to strategic stability.

Russia constantly monitors strategic developments and notices when new ideas and proposals appear, which, as it eventually turns out, have not been discussed with the countries where the U.S. plans to deploy its missiles, he said.

»The U.S. aroused further security concerns in Russia last Thursday when a senior Pentagon official said Washington “would like to station a radar base in the Caucasus.” The announcement evoked suspicions in Moscow that Georgia could be a possible site. Georgian officials have denied the possibility.

»“Along with the Caucasus, Ukraine was also mentioned, which later provoked questions with Ukrainian politicians,” Lavrov said.»

Le Pentagone n’est pas au courant

Que devons-nous retenir de tout cela ? Deux choses à notre sens.

• La seule façon sérieuse de désamorcer la crise, c’est une concession significative, voire fondamentale des USA. Une telle concession commence par une information “interactive”, selon le terme chéri aujourd’hui. Cette information “interactive” devrait être suivie de mesures sérieuses, rapportant l’un ou l’autre plan de déploiement en Europe, ou instituant une sorte de droit de regard des Russes sur les stations.

• Il nous paraît hors de question que le Pentagone rencontre ces préoccupations et envisage une “concession significative”, voire une “information ‘interactive’”. Le Pentagone a son plan qu’il développe dans le mode autiste qui caractérise le comportement américaniste. Le multilatéralisme consiste dans ce cas à choisir les pays jugés dignes d’accueillir une base, à annoncer ce choix et à consulter ces pays après (en fait, à les informer du choix). Ce goût de la consultation après la décision marque la concession majeure à laquelle est prête la bureaucratie du Pentagone.

Dans le cas de cette crise du réseau BDM à installer en Europe, les “fondamentaux” du régime US jouent à plein. Le premier d'entre eux est la réalité de l’éclatement du pouvoir US, aux dépens d’une autorité centrale. Dans cette situation d’éclatement, la bureaucratie du Pentagone est l’un des pôles de puissance essentiels. C’est sa dynamique expansionniste qui mène la danse. Les autres centres de pouvoir suivent d’autant plus aisément qu’ils ont le plus souvent perdu leur spécificité au profit d’une militarisation de fait ou d’un acquiescement à la dynamique militariste. Dans ce cas, le département d’Etat trouve sa mission naturelle dans la mise en place d’un habillage de communication jugé assez raisonnable, voire attractif, pour faire passer la pilule chez les autres.

La seule occurrence où cette règle fondamentale pourrait être tournée implique un véritable “coup d’Etat” d’un dirigeant politique US exigeant un changement fondamental de politique. Le président, le secrétaire d’Etat, voire le secrétaire à la défense dans certains cas, ont l’autorité potentielle pour le faire ; encore faut-il que les circonstances s’y prêtent, ainsi que les personnalités en place ; l’on comprend aisément, sans que de longues explications soient nécessaires, notre immense scepticisme à cet égard.

Dans le cas ainsi décrit, l’essentiel dépendrait du Pentagone. Comme on l’a vu, notre appréciation est que le Pentagone ne cédera pas. Ici, nous essayons rapidement de nous expliquer de ce jugement.

D’abord, par principe bureaucratique le Pentagone tente par tous les moyens de ne céder sur rien, pas plus sur ses initiatives extérieures que sur ses programmes ou sur son budget. C’est assez aisé lorsque aucune autorité civile n’est assez forte, et assez imaginative, pour lui imposer une pression conséquente. (On retrouve le cas évoqué plus haut de la crise de la légitimité et de la faiblesse des autorités en place.)

Sur le cas lui-même, ensuite : pour le Pentagone, la Russie est, depuis la fin de la Guerre froide et la période Eltsine, qui a beaucoup influencé le jugement de Washington à cause des liens de Washington avec Eltsine, programmée à la rubrique “empire déchu devenu impuissant” et “oligarchie mafieuse de mauvaise réputation”. Il faudra plusieurs années, voire plus, pour que le renouveau de la puissance russe soit acté par le Pentagone et pris en compte de façon à ce que les USA envisagent de traiter la Russie comme ils firent du temps de l’URSS. La capacité d’adaptation du Pentagone au monde réel, de même que la considération qu’il a pour ce monde réel, sont les mesures de cette durée. (De même, le Pentagone mettrait des décennies, si le temps lui est laissé, pour acter ses propres déboires de puissance depuis 9/11.) C’en est au point, nous semble-t-il, où le Pentagone continuerait à croire à cette évaluation de la faiblesse russe même s’il était obligé de céder, pour une raison ou l’autre, à la pression directe ou indirecte de la Russie.

L’évaluation que le Pentagone fait de la servilité des pays d’Europe de l’Est et de la passivité des pays d’Europe de l’Ouest est du même tonneau et de la même solidité, — et, par conséquent, allant dans le même sens d’une piètre considération pour une option sérieuse de repli ou de concession. Dans ce cas également, l’évaluation est celle de l’autisme sans réelle référence à la réalité, et nullement d’un réalisme quelconque.

Servilité et passivité existent sans aucun doute dans les deux cas mais la crise qui est en train de se développer en Europe est d’une autre dimension pour l’Europe que tout ce qu’on a connu depuis la chute du Mur. La possibilité d’une déstabilisation stratégique sur le théâtre européen (c’est-à-dire, une déstabilisation des rapports avec la Russie) est une dimension complètement nouvelle dans le débat européen. Les comportements enregistrés depuis la chute du Mur, s’ils sont une indication importante, ne peuvent plus être tenus comme des références impératives.