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13 avril 2005 — Observée d’un point de vue extérieur et sans connaissance particulière de ses caractères, mais avec un regard candide, l’Amérique apparaîtrait comme une puissance complètement paradoxale. Sa doctrine de puissance a toujours été, et certainement de façon explicite depuis 15 ans, d’empêcher l’émergence de puissances concurrentes, du document National Policy Guidance de 1992, rédigé par Paul Wolfowitz sous l’inspiration de son secrétaire à la défense Dick Cheney, au document de base de la QDR 2005, récemment publié.
Sa doctrine de puissance a également toujours conduit, dans le même esprit, à réfuter la simple possibilité d’un monde multipolaire, au bénéfice de la formule sacrée de l’unipolarité de fer de la puissance américaine triomphante. Et voilà que cette même Amérique vient de déclencher un processus qui conduit à une situation inverse, au moins pour la zone asiatique: la mise en avant de l’Inde comme “grande puissance du XXIè siècle” avec une tentative (peu adroite) de rapprochement de ce pays et, par effet immédiat, une tentative beaucoup plus convaincante de rapprochement entre la Chine et de l’Inde. L’Amérique vient de créer, de fabriquer sous nos yeux le potentiel d’une énorme puissance, — que ce soit l’Inde ou l’“axe indo-chinois” — négation par conséquent de l’unipolarité.
Les Américains, au moment de la visite de Condi Rice dans le sous-continent indien (fin mars), ont dit cette chose incroyable: « US unveils plans to make India “major world power” »
La première et immédiate conséquence de l’intrusion américaine dans le domaine indien a été de transformer la visite de quatre jours (8-12 avril) du Premier ministre chinois en Inde. Déjà attendue comme importante, elle s’est transformée en une proposition implicite mais historique d’alliance entre l’Inde et la Chine. Les ambitions chinoises ont été précipitamment revues après les déclarations américaines et avant la visite chinoise, sans pourtant que rien de sensationnel n’ait été ajouté, — il y avait suffisamment dans le programme de cette rencontre sino-indienne.
Diverses appréciations fixent l’importance de cette visite, notamment un court rapport du Christian Science Monitor du 12 avril: « India and China forge new relationship, — Former rivals make diplomatic and economic progress as both seek wider global roles. » La formule est simple, l’on dirait qu’elle va de soi : « The world's two most populous countries each recognized the right of the other to seek a larger role on the world stage. They publicly promised to make their relations that of partners, not rivals. » Voici un commentaire interne (parlement européen) sur cette visite chinoise. Il date du 11 avril mais apparaît complètement justifié pour faire mesurer l’atmosphère nouvelle régnant entre les deux pays, — y compris avec les réserves qui naissent devant cette évolution, signe que nous sommes devant une évaluation réaliste et nullement dans une situation virtualiste. Ce commentaire est chapeauté du titre « Towards a strategic leadership to lead the world »…
« Wen and his 150-strong delegation [...] discuss how to expand trade between two of the world's largest economies, with the eventual establishment of a free trade zone on the agenda. The Chinese leader's first stop in India was the southern high-tech capital of Bangalore, home to such world-leading information technology firms as Infosys Technologies and Wipro and the flagship of India's technology aspirations. “If India and China cooperate in the IT industry, we will be able to lead the world ... and it will signify the coming of the Asian century of the IT industry,” Wen said on Sunday. India also wants to discuss how the energy-hungry nations can cooperate in the race for stakes in foreign oil and gas projects. Narayanan said Prime Minister Singh may also take up India's concerns over Chinese missile technology help for rival Pakistan. Wen's visit is being welcomed as a chance to forge a new era in relations by some analysts, although some sections of industry remain wary of a flood of cheap Chinese imports, which have captured a significant share of low-end consumer sales in India. “Over the past few years, many significant sections of Indian business and industry have shed traditional fears and suspicions, with some leading companies setting up operations in China,” The Hindu said in an editorial. “Increased trade and economic cooperation and people-to-people contacts between the two 'Asian giants' hold the key to regional peace, stability, development and prosperity. All this will pave the way for a strategic partnership which China has proposed and India should grasp with both hands.” Held back by years of suspicion, bilateral trade between two of Asia's biggest economies was less than $3 billion in 2000, but is expected to reach $30 billion by 2010. »
Voilà donc une étrange situation, mais somme toute exemplaire de la politique américaine. Celle-ci est fondée sur un aveuglement qui n’est pas celui du jugement mais de la psychologie. Les Américains américanistes (ce n’est pas un pléonasme, c’est une précision nécessaire car ils ne le sont pas tous) sont incapables de percevoir le monde tel qu’il est; ils perçoivent le monde à partir du principe que l’Amérique est au-dessus et en-dehors du monde et a le pouvoir d’arranger ce monde selon ses conceptions. Son intervention vers l’Inde pour “en faire une grande puissance du XXIe siècle” n’est pas la reconnaissance d’une réalité que l’américanisme est incapable de percevoir, mais une habileté (?) de plus pour ordonner le monde selon la vision biaisée de ce même américanisme. L’Inde sera ordonnée “grande puissance” pour faire contrepoids à la Chine (entre autres), point final.
[Ce “cadeau” fait à l’Inde, dont on attend qu’elle se précipite dessus et déborde de reconnaissance, est d’ailleurs assorti de conditions implicites. Il faut relire l’article de Pramit Mitra, dans The International Herald Tribune du 7 avril, où il est recommandé à l’Inde de rompre ses liens avec l’Iran et le Venezuela. Pramit Mitra est un Indien intégré dans le système de l’américanisme, au Center for Strategic & International Studies de Washington : l’américanisme est donc un “courant” d’idées dans une psychologie particulière, qui ne touche pas que les Américains de Washington et du système. Ce type de remarques est complètement inspiré par les centres de puissance de l’américaine, le département d’État dans ce cas.]
Tout cela est évidemment un peu court pour l’Inde et pour la Chine, qui ne sont pas tombées de la dernière pluie. Par contre, l’effet obtenu est radical. Les Américains ont obtenu, par réaction, la réalisation par les acteurs impliqués, d’abord que l’intrusion de Washington impliquait pour eux une analyse rapide et sérieuse du problème des rapports de puissance; ensuite que les tensions régionales indo-chinoises devaient être re-examinées à la lumière de ce nouveau facteur de la possible accession à la puissance globale (de l’Inde, mais aussi de la Chine), donc éventuellement réduites et même éliminées si des intérêts supérieurs nouveaux y poussaient. Par conséquent, la proclamation de Washington (“Inde, puissance globale”) pourrait s’avérer fondée, mais à contre-sens de ce que Washington voulait, en allant jusqu’à cette possible alliance indo-chinoise.
Conséquence : là où Washington pense avoir astucieusement réarrangé des rapports régionaux à son avantage, il facilite l’émergence de nouvelles puissances globales et accélère la marche vers la multipolarité. Ce n’est pas (encore) un fait politique mais c’est déjà une libération psychologique pour les deux acteurs indiens et chinois. Dans un monde fait de perceptions et de communications, c’est l’essentiel.