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119922 juin 2011 — Le désordre entourant la tragédie grecque a au moins un avantage, qui est celui de permettre à ceux qui se jugent rétifs à la chose économique de continuer à l’être sans trop risquer leur réputation. Serait-ce notre cas ? Effectivement, la tragédie grecque présente tous les symptômes du désordre, – celui-là, qui n’a rien d’exclusivement grec, mais plutôt globalisé… Ce que nous nommions le “modèle” grec l’est bien plus encore que nous le pensions.
Lisez d’abord cette chronique nostalgique et pleine d’angoisse à peine dissimulée de Steve Clemons, ce 20 juin 2011. Il se trouve à Easton, Maryland, où il fait bon vivre semble-t-il. Personne n’a l’air de se préoccuper de rien… «But my mind this morning is on American complacency about its own economic situation – and the wobbliness of the global economy…» Easton est un lieu si agréable que l’on pourrait le nommer Pleasantville, et aussitôt lui vient cette pensée :
«But what would it take for Pleasantville to become modern day Greece – where people are losing all that they have built and the social stress is undermining the solvency of the state?»
Clemons observe qu’après tout les USA ne sont pas en si meilleures conditions que la Grèce, et qu’il en faudrait fort peu pour que les USA soient véritablement une tragédie grecque, c’est-à-dire un lieu sur cette planète où les gens réalisent l’état véritable où ils se trouvent. Mais les Américains n’ont pas encore perdu cette inaltérable complaisance pour eux-mêmes, pour leurs institutions, pour leurs certitudes. Cette confiance distordue et contrainte est-elle bien avisée ? Il se pourrait bien que non, bien entendu.
«That trust no longer exists in Athens. The shock of the September 2008 financial crisis did shake trust in America but not fundamentally – anger is at the edges, among the members of MoveOn and in the Republican-hugging Tea Party movement – but the broad midsection of America is OK, complacent, trusting, and I'm not sure they should be.»
Le texte de Clemons, plein de nostalgie pour des temps plus assurés et plein d’angoisse pour l’immédiat présent et l’avenir de tout à l’heure, porte le titre de «Riding White Water Economics Without Paddles and Rudder» (à peu près “Dévaler les rapides de l’économie sans pagaies ni gouvernail”). Tout de même, il est dans une Amérique où un homme de 59 ans, James Richard Verone, “vole” un dollar dans une banque pour pouvoir être envoyé en prison puis, espère-t-il, à l’infirmerie où on le soignera des diverses affections qu’il ne peut faire traiter à cause de son complet dénuement et de son absence complète de protection sociale.
• Effectivement, l’agitation est grande, en Europe, à propos de la Grèce et à propos de l’euro. Toutes les thèses s’affrontent, les positions les plus extrêmes sont affirmées avec force et fracas. On peut voir se côtoyer, dans le Guardian, un avertissement furieux du FMI face à ce que cette organisation juge être la catastrophique inaction européenne face à la catastrophe grecque ; et une condamnation furieuse du FMI, cette organisation qui a su si parfaitement ne pas prévoir la catastrophe de 2008 et qui donne aujourd’hui ses consignes pressantes sur le ton professoral des experts confirmés par des événements majestueux qui n’eurent jamais lieu. Le 21 juin 2011, effectivement, «[t]he International Monetary Fund warned European leaders that their hesitant response to Greece's debt crisis risked triggering the world's second global financial meltdown in three years… […] “Policymakers are yet again facing uncomfortable dilemmas, raising uncertainty about the final outcome,” the fund said in its annual assessment of the eurozone. “With deeply intertwined fiscal and financial problems, failure to undertake decisive action could rapidly spread the tensions to the core of the euro area and result in large global spillovers … a disorderly outcome cannot be excluded.”»
Saisissant une plume trempée dans la fureur, l’invective et l’indignation, le co-directeur du Centre for Economic and Policy Research de Londres, Dean Baker, répond au FMI, ce même 21 juin 2011 :
«When did the IMF learn about the economy?
»That's what people around the world should be asking as the IMF presents its latest assessment of the fiscal and economic prospects for nations around the world last week. Much of the world remains mired in the worst downturn since the Great Depression; a downturn that the IMF totally failed to predict, as noted by the IMF's own Independent Evaluation Office.
»This was not a minor mistake; this was a horrendous failing. It's comparable to the surgeon amputating the wrong leg or leaving his operating tools inside the patient. This is the sort of incredible mess-up that most people lose their jobs over and likely never find work again in the same field.
»Yet, as far as the world knows, not one person at the IMF lost their job. In fact, it's not even clear that anyone missed a scheduled promotion. As far as anyone can tell, an economic downturn that ruined the lives of tens of millions of people around the world has had no impact whatsoever on the people who actually have the responsibility for preventing such calamities, at the IMF and in other major governmental and international financial institutions.
»This makes the IMF's stance behind the continued drive for austerity in much of world especially infuriating. How can Greek workers feel about being told that they will have to work longer for smaller pensions by IMF economists who can retire with six-figure pensions in their early fifties? The vast majority of Greek workers do their jobs. The IMF economists failed at their job.»
• Le 20 juin 2011, à 19H00, sur BFM-TV, Ruth Elkrief recevait les économistes Philippe Chalmin et Alain Cotta, sur le thème “Faut-il sauver la Grèce ?”. Cotta fit beaucoup dans l’ironie, qualifiant le peuple grec d’“extraordinairement intelligent” à bien des égards, aussi bien dans les manœuvres habiles de son gouvernement, qui ne paiera jamais sa dette et qui s’appuie sur les attentes de ses créditeurs (France et Allemagne) et sur ses garanties (assurances) prises dans les banques US ; aussi bien, dans les développements populaires qui font penser que rien ne pourra vraiment soumettre le courant populaire qui refuse les mesures de contrainte qu’on voudrait lui impose. (“Il faut mettre la Grèce sous tutelle !” s’écrie Chalmin ; “Les Allemands ont essayé en 1940, et ça n’a pas marché. Vous ne pourrez pas mettre le peuple grec sous tutelle.”)
Prenant un ton plus intime et parlant d’un certain devoir de réserve, Cotta laisse entendre qu’on réfléchit beaucoup, en haut lieu, au niveau des individus comme au niveau des banques françaises, et lui-même impliqué dans ces réflexions, sur l’une ou l’autre façon de “sortir de l’euro” ou de revenir, à partir de l’euro actuel qui ne survivra plus très longtemps, à “une espèce de serpent monétaire européens aménagé”, – «et je ne suis pas sûr que cela soit possible…» Le malheureux Chalmin lève les bras au ciel en songeant à la trahison de tant de rêves, de tant de générations, que serait l’abandon de l’euro ! Cotta revient, plus grave, sur le peuple grec, constatant que le “modèle grec” de résistance populaire ajoutée à la débâcle économique et politique pourrait bien se répandre à travers l’Europe. Cette fois, Chalmin était préventivement d’accord puisqu’il avait déclaré, lors de sa première intervention : «Si j’étais Grec, je serais dans la rue, à protester…»
• … Ce qui nous ramène, certes, au “peuple grec”. On ne cesse de documenter la capacité des grecs à “organiser spontanément”, selon l’oxymore général qui caractérise l’époque des “réseaux sociaux”, leur résistance populaire. Chaque journal y va de son historique de la chose, finalement assez surprenante puisqu’il a fallu attendre le 25 mai dernier, après les chocs du premier train d’austérité de l’année dernière, pour que la population installe sa “place al Tahrir” (Le Caire, février 2011…), – avec le Parc Suntagma, devant le Parlement. (Dirions-nous “Parc de la Constitution”, si l’on veut et dans une traduction large, ou bien en nous référant au mot grec et latin qui débouche notamment sur le mot français “syntagme”, qui désigne «un ensemble de mots formant une seule unité catégorielle et fonctionnelle, constituant une unité sémantique, mais dont chaque constituant, parce que dissociable (contrairement au mot composé), conserve sa signification et sa syntaxe propres», – définition qui irait fort bien, symboliquement, aux circonstances qui nous conduisent à nous intéresser au mot.). Restons avec le Guardian, avec son reportage “sur le vif” du 19 juin 2011.
«Athenians used to stop off at Syntagma Square for the shopping, the shiny rows of upmarket boutiques. Now they arrive in their tens of thousands to protest. Swarming out of the metro station, they emerge into a village of tents, pamphleteers and a booming public address system.
»Since 25 May, when demonstrators first converged here, this has become an open-air concert – only one where bands have been supplanted by speakers and music swapped for an angry politics. On this square just below the Greek parliament and ringed by flashy hotels, thousands sit through speech after speech. Old-time socialists, American economists just passing through, members of the crowd: they each get three minutes with the mic, and most of them use the time alternatively to slag off the politicians and to egg on their fellow protesters. […]
»The banner wavers here know this. In the age of TV satellite vans and YouTube, they paint signs and coin slogans with half an eye on the export market. Papandreou's face is plastered over placards that congratulate him in English for being “Goldman Sachs' employee of the year”. Flags jibe at the rive gauche: “The French are sleeping – they're dreaming of '68.” Most of the time, the anger is expressed sardonically. A friend shows me an app on her phone that gives updates on the latest political and industrial actions – its name translates as iStrike. But it's not hard to see how this situation might boil over.
»“Are you an indignado?” I ask Nikkos Kokkalis, using the term coined by young Spanish protesters to express outrage at José Luis Rodríguez Zapatero's austerity plans, now swiped by the Greeks. “I'm a super-indignado,” he almost shouts. A 29-year-old graduate who lives with his parents, Nikkos has never done a proper job – just menial tasks for a website and an internship for a TV station. “There are 300 people over there,” he waves at the MPs' offices. “Most of them make decisions without asking the people.”»
“Super-Indignado” après “Indagnado” ? Il faut mesurer de tout son poids, de toute sa force, le chemin accompli, la diffusion insaisissable mais d’une puissance inouïe, la “communication” hors des cohérences et des intentions, qui nous fait partir de l’essai de Stéphane Hessel (Indignez-vous !, succès de librairie de 2010), sans véritable prétention ni profondeur trop difficile à explorer pour l’esprit, – pour parvenir au mot d’ordre quasiment universel, devenu symbole sous-tendant et objectivisant littéralement l’essence même de la révolte courant d'un pays à l'autre. Il faut retenir ce mot d’un des “super-indignés” du Parc Suntagma, tel qu’un journaliste britannique le rapporte : «Il est possible que nous perdions mais l’important est dans la façon dont vous perdez».
Le débat entre économistes, ou commentateurs qui se piquent d’économisme ou qui sont obligés d’y sacrifier, entre experts et journalistes, ce débat paraît sans fin au point qu’il semble entrer dans une sorte d’éther cotonneux et furieux, effectivement un débat sur l’apocalypse qui resterait dans une étrange posture de paralysie. Les images sont à la fois simplistes, grandioses, menaçantes et effroyablement compliquées dans ce qu’elles recouvrent de “technicité économique”, – que ce soit l’image du “Lehman Moment”, celle de l’effondrement de la Grèce, celle de la sortie de l’euro accouplée à la fin de l’euro, celle de la révolte populaire courant des “Indignés” aux “Super-Indignés”. Il s’agit de perspectives nécessairement apocalyptiques, dont le langage de l’économisme est friand et comme nous en sommes nous-mêmes friands.
Il faut donc penser en termes d’apocalypse, même si paralysée… Voilà une bien grande ingénuité et une complète naïveté de croire qu’il y a un grand événement dans ce fait que le gouvernement grec obtient à l’arraché une majorité de quelques voix pour assurer qu’il est bien en place. Comment ne pas voir qu’en se trouvant ainsi en position de lancer un nouveau programme d’austérité, il rencontre le sentiment général qu’un tel développement, voire sa seule annonce elle-même, accéléreront encore la puissante pression de la colère populaire qui a aisément trouvé ses points de ralliement ? D’autre part, que peut-il faire d’autre que solliciter ces votes de soutien qui resserrent le noeud de la corde qui soutient le pendu qu'il est, contraint comme il est, avec sa pensée réduite aux strictes bornes que lui assigne le Système, selon une culture et une éducation qui sont le reflet de ce Système ? Le point essentiel est plutôt que la “place al Tahrir” de la colère des Grecs s’est installée dans le Parc Suntagma d’Athènes, qui figure dans la géographie de la ville comme le point central du “front de la contestation européenne des mesures d’austérité” («Athens protests: Syntagma Square on frontline of European austerity protests», écrit le Guardian).
Cette formidable apparence d’agitation, ce terrifiant potentiel d’explosions, semblent effectivement se fixer autour du “front”, qui a toutes les apparences d’un front de la Grande Guerre, qui est ce front fixé dans les tranchées et qui semble ne jamais devoir bouger. Certes, le Parc Suntagma est plus agréable que la boue d’une tranchée de l’Argonne ou de la Somme, et les heurts avec la police font bien moins couler de sang que les bombardements sans fin des tranchées ou les folles offensives sorties des tranchées. Ce que nous voulons dire est que la paralysie derrière l’apparence du mouvement terrifiant de l’apocalypse est assez similaire dans les deux cas. La similitude n’est pas fortuite : de même que l’apocalypse de la boue des tranchées est, pour nous, le premier stade de l’explosion catastrophique de la dynamique née du “déchaînement de la matière” (1), de même les événements populaires en Grèce, après ceux d’Egypte, d’Espagne et d’ailleurs, les événements de la chaîne crisique, constituent évidemment un autre stade lié au même phénomène, – cette fois une révolte contre les effets dans notre civilisation devenue “contre-civilisation” du “déchaînement de la matière”.
Nous dirions que, “d’instinct”, parce qu’ils se trouvent au cœur de la crise du “déchaînement de la matière” et qu’ils sont inspirés à cet égard sur les méthodes d’y opposer une résistance, les regroupements populaires ont trouvé la tactique qu’il faut. Il s’agit de fixer la catastrophe sur un point géographique, lui-même avec un sens symbolique très affirmé par rapport au Système, un point symbolique qui devient une référence du rassemblement populaire, l’ensemble substantivant la colère dans cette référence qui devient ainsi complètement symbolique, – le symbole de la colère, de la révolte, de la résistance au “déchaînement de la matière”. Si c’est bien cela, et il nous semble que c’est le cas, le témoin a raison : «Il est possible que nous perdions mais l’important est dans la façon dont vous perdez» ; effectivement, s’“ils” perdaient la semaine prochaine parce que les mesures d’austérité étaient votées, ou dans deux mois parce que leur riposte aux mesures d’austérité s’étiolerait, ou plus tard, – ou même s’ils ne perdaient pas sans pourtant ne rien gagner de décisif puisque rien ne peut être encore décisif aujourd’hui, – qu’importe en vérité puisque le Parc Suntagma est devenu symbole et a pris sa place dans la chaîne symbolique qui se construit ainsi, en un double de la chaîne crisique et pour la caractériser, puisqu’il est devenu à son tour l’expression du mouvement populaire suscité en résistance de la catastrophe générale ?
On verra jusqu’où et où nous conduira le Parc Suntagma… Dans cette chaîne crisique, l’un remplace l’autre, l’un prend le relais de l’autre, sans que chaque symbole ainsi tracé ne perde sa signification, devenant ainsi un foyer où l’incendie, après avoir éclaté une première fois, continue à couver sous la cendre avant de gronder à nouveau, à son heure nouvelle. Al Tahrir au Caire se prolonge dans le Capitole de Madison, Wisconsin, dans la Puerta del Sol à Madrid, dans le Parc Suntagma et ainsi de suite. Peu importe qu’il y ait ou non des résultats, des effets concrets (économiques, politiques), du moment que s’établit cette chaîne d’expressions d’une colère similaire devenues autant d’événements symboliques. Nous dirions même qu’il importe qu’il n’y ait pas de résultats en apparence décisifs et qui ne le serait pas pour le cas précis impliqué, parce qu’aucun de ces faux “résultats décisifs” ne le serait évidemment assez pour embrasser toute la grandeur de la crise, permettant au contraire toutes sortes de manœuvres de récupération, et par conséquent de division et d’affaiblissement du mouvement général. Ce qui importe, c’est la dynamique mise en route, et son extension, sa généralisation, – son universalité ou sa “globalisation”, certes ! – ce qui implique qu’aucune issue décisive n’intervienne à telle ou telle étape, qui pourrait contrecarrer cette extension.
Nous sommes à un moment où, à ce niveau et à cette intensité d’activité des mouvements populaires dans un cadre de crises successives et d’amoncellement de crises, – structure crisique et chaîne crisique, – l’Histoire se dresse décisivement pour dépasser l’histoire courante à laquelle sont habitués les sapiens et les groupes humains. Nous voudrions des actes décisifs en telle ou telle occasion, mais nous serions bien incapables d’étendre la décision ainsi acquise dans cette occasion à la mesure de l’universalité de la crise. Pour cet instant où nous sommes en train de sortir de notre histoire courante, où nous sommes confrontés à l’Histoire générale, à la métahistoire qui tonitrue au rythme de cette crise, il nous faut comprendre que les actes décisifs se nouent et se rassemblent dans leur signification générale, qui pour l’instant nous échappe, au delà de nous et au dessus de nous. Comment voudrions-nous qu’un seul de nos actes terrestres ait assez de puissance en lui-même pour se mettre à mesure, en termes de résistance, de cette crise immense qui secoue notre “contre-civilisation” et le Système qui s’en est emparée après l’avoir formée à son image ? Il faut que notre résistance et notre révolte parviennent à la mesure de la crise qu’elles affrontent, du Système contre lequel elles s’élèvent ; cela demande une accumulation d’actes, de dynamiques, de tensions, qui impliquent effectivement une capacité d’intégration dépassant la seule dynamique réduite à nos événements courants, mais une dynamique résultant de leur extension, de leur multiplication et de l’addition de ces choses multipliées, de leur assimilation et de leur intégration, de leur transmutation et de l’expansion irrésistible du bloc dynamique ainsi formé… La grande métahistoire se chargera de cette alchimie.
De paralysie en paralysie, de tranchée en tranchée, de révolte en révolte où se concentrent les tensions explosives, nous entrons dans l’Histoire symbolique et métaphysique, dans cette Histoire formidable qui, seule, peut acquérir la puissance mettant en place les conditions qui conduiront le Système à son effondrement total et à l’achèvement de sa propre autodestruction. Nous y contribuons à notre mesure, ce qui n’est déjà pas si mal puisqu’il s’agit de notre “destin historique”. Nous aurons le mode d’emploi et l’explication plus tard.
(1) Voir cette analyse de la Grande Guerre dans divers textes, notamment à propos de la bataille de Verdun